Savoir et pouvoir

19/08/2002
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Entre savoir et pouvoir, il a toujours existé une étroite relation, que ce soit dans le domaine de la politique, de l'économie, de la religion, de la médecine ou de la science. Il convient d'avoir présent à l'esprit ce précédent historique pour interpréter le discours promotionnel de la « société de l'information », qui prédit que, grâce à la diffusion des technologies de la communication, tous et toutes disposeront d'une égalité d'accès à l'information et au savoir. Au-delà du bien-fondé ou non du qualificatif de « société de l'information » pour rendre compte des changements sociétaux que nous sommes en train de vivre, il est incontestable que l'information et le savoir revêtent aujourd'hui une importance sans précédent dans les processus de production économique -où ils sont à la fois intrants et produits- tout comme dans presque toutes les sphères de l'activité humaine. Grâce aux nouvelles technologies, l'énorme accroissement de la capacité de gérer, à l'échelle mondiale, des flux d'information et des sommes de connaissances a rendu possible l'accélération de la globalisation. En conséquence, ces technologies se sont transformées en facteur stratégique du développement, dont les grandes corporations du secteur se disputent le contrôle - depuis l'infrastructure jusqu'aux codes, contenus bases de données, etc. Elles sont revenues à un processus de recompositions et de fusions qui tend vers une situation de quasi monopole. Ce cadre pose donc de sérieuses interrogations sur l'avenir de la société qui est en train de se construire. Jusqu'à quel point l'annonce de ce que le savoir, et par suite le pouvoir, seront distribués de façon plus équitable est-elle vraie ? Ou au contraire, les conditions d'une concentration sans précédent du contrôle du savoir ne sont-elles pas en train de se créer ? Mais si des éléments des deux tendances sont présents, il y a des indices préoccupants de ce que le second scénario, soutenu par des investissements économiques énormes et des projets de type militariste, soit en train de prendre les devants. Un discours séduisant Si ces thèmes cruciaux sont peu présents dans le débat public, cela est dû en grande partie à la séduction du discours promotionnel, qui a pris Internet comme vecteur principal pour vendre la globalisation. Selon cette version, les nouvelles technologies ouvriraient au plus grand nombre et dans le monde entier une égalité d'accès aux sources du savoir, ce qui entraînerait la solution des problèmes de développement et favoriserait la participation démocratique. Le seul obstacle majeur à résoudre serait celui du « fossé numérique » qui provient du manque d'accès à la technologie de base de l'information de plus de la moitié de la population mondiale. Combler ce fossé fait déjà partie des priorités de l'agenda officiel du développement qui, dans une version rénovée du technologisme, défend l'accès aux nouvelles technologies de l'information et de la communication comme étant le moteur qui permettra aux pays « attardés » de s'intégrer au monde de la modernité ; tendance, au demeurant, présentée comme inexorable. Bien sûr, la condition du succès serait la création d'un environnement favorable aux marchés internationaux : privatisations, dérégulation des télécommunications, législation sur les droits de propriété intellectuelle, tout cela selon des paramètres fixés par des accords multilatéraux. Dans ce schéma, on évite d'aborder les causes structurelles des déséquilibres sociaux et économiques et on s'oppose au besoin des pays en développement d'élaborer des politiques nationales qui répondent à un projet souverain de développement. Au fond, il s'agit d'une variante de la conception qui a prévalu dans les relations de dépendance Nord-Sud, c'est-à-dire que les pays du Sud n'aspirent qu'à être des marchés pour les produits informatifs et culturels du Nord. A qui appartient le savoir ? L'économie de l'information de l'ère numérique a un point faible qui lui est inhérent et qui menace sa haute rentabilité : la grande facilité de copie et de partage de l'information, dans quelque format que ce soit. Comme il est impossible d'empêcher physiquement cette reproduction, la solution, du point de vue des instances de pouvoir, passe par la réglementation, via les droits de propriété intellectuelle, y compris les brevets et les droits d'auteur. Il s'agit d'établir un cadre légal basé sur un nouveau sens de la propriété dont l'objectif central est la sauvegarde des intérêts des investisseurs, bien plus que la protection des inventeurs, des auteurs ou de l'intérêt général. D'où les fortes pressions qu'exercent les gouvernements du Nord - principalement celui des Etats-Unis- sur les gouvernements du Sud pour qu'ils appuient les clauses qui s'y rapportent dans la négociation des accords multilatéraux et pour qu'ils les respectent dans leurs pays respectifs. Une contradiction fondamentale s'établit ainsi entre le propos déclaré d'encourager le libre flux de l'information et les cadres réglementaires qui cherchent à le limiter. Si cette logique s'impose, on court le risque de ce que l'accès à une certaine information soit privatisé et que l'utilisation publique des bases de données à des fins culturelles, éducatives ou scientifiques soit restreinte. Cela signifie également une hiérarchisation du savoir qui valorise un type de savoir « universel », numérisable, comme les sciences positives, au-dessus d'autres types de savoir, moins formels ou quantifiables, mais non moins nécessaires et précieux, comme l'intuition ou la sagesse ; de la même façon, le savoir détenu par les centres de pouvoir est plus valorisé que celui de la périphérie. Les règles du marché protègent le premier type de savoir, pas le second. Il en va ainsi, par exemple, du savoir indigène sur la biodiversité auquel n'est accordé ni valeur monétaire ni protection. Mais quand ce même savoir est breveté par une entreprise transnationale, alors oui il acquiert de la valeur, peu importe l'éthique des méthodes employées pour l'obtenir. Par-dessus le marché, la communauté indigène elle-même pourrait, a posteriori, être attaquée en justice pour piratage si elle utilise ce savoir sans verser de redevances à l'entreprise. Le degré de contradiction de telles politiques avec l'intérêt général provoque déjà des réactions hostiles. Le cas retentissant des médicaments pour le traitement du VIH/SIDA a focalisé l'attention mondiale sur une injustice énorme et a créé un mouvement d'opinion qui a obligé les gouvernements du Nord et les entreprises pharmaceutiques à faire marche arrière dans leur volonté d'interdire la production de médicaments génériques dans les pays du Sud, à un coût nettement en dessous de celui du marché. L'argument d'encourager l'investissement des entreprises dans la recherche et le développement de nouvelles médications ne tient pas un quand on sait que la recherche dans ce domaine a été en bonne part financée par des organismes publics. D'un point de vue très différent, compatible avec la nouvelle tendance vers un savoir partagé et distribué, une grande variété d'expériences citoyennes sont en cours et rendent accessibles de nouvelles sources de connaissance. Une expérience remarquable à ce sujet est celle du mouvement du « logiciel libre », dont la référence la plus connue est le système d'exploitation « Linux ». Il s'agit d'un système d'exploitation dont le code-sources est ouvert (c'est-à-dire sans codes secrets), qui peut être adapté, amélioré et modifié par tous, à condition de partager les innovations. La décision de plusieurs gouvernements de l'implanter dans les organismes publics et son adoption par des entreprises comme IBM, démontrent la viabilité -y compris économique- d'un modèle de ce type et contribue à casser le monopole établi par Microsoft dans ce secteur. Surveillance électronique S'il est vrai que l'accès citoyen aux nouvelles technologies apporte, effectivement, de grands bénéfices en termes d'accès à des sources d'information et de nouvelles possibilités de partage du savoir, il comporte aussi des implications préoccupantes dans la sphère du contrôle et de la surveillance. Concernant ces implications, Kevin Robbins et Frank Webster, dans l'ouvrage Times of Technoculture (London, Routledge, 1999), signalent que « Ce qui est absent dans la plupart des écrits sur la société de l'information, c'est la compréhension de la façon par laquelle le savoir et l'information mesurent les relations de pouvoir ». Après avoir établi que, à la différence de l'ère du taylorisme, les centres de pouvoir sont maintenant « multiples et différenciés... Mais (que) chacun d'eux s'approprie des savoirs sociaux et des ressources, qui sont transformés en pouvoir et en capital », ils observent que « quand on collecte de l'information à grande échelle et de façon systématique, elle se transforme en intelligence », d'où ils concluent que : « Dans la Société de l'Information, la fonction d'intelligence est le paradigme de toute collecte d'information. » Dans la pratique, ceux qui ont la possibilité d'exploiter cette collecte massive d'intelligence sont les gouvernements et les forces de sécurité des pays riches et les grandes entreprises. Face au risque que de telles pratiques puissent entraîner des abus qui attentent aux libertés civiles, les mouvements citoyens de différents pays en sont venus à proposer des mesures législatives pour garantir le respect des droits humains dans ce domaine. Cependant, ces propositions ont perdu du terrain après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis qui ont servi de prétexte pour « légaliser » les activités de surveillance électronique. En somme, les slogans officiels de « l'Internet pour tous » ou de « l'information pour tous », suscitent de nombreuses interrogations : quelle information ? de qui ? contrôlée par qui ? au bénéfice de qui ? La recherche de réponses à ces questions et à d'autres similaires, se dessine comme un axe clé de la lutte sociale des décennies à venir, en faveur d'une société où le savoir et, plus généralement, les biens symboliques, soient répartis d'une façon plus équitable et où le pouvoir soit exercé plus démocratiquement. * Sally Burch, journaliste britannique, est directrice d'ALAI. Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/en/node/108209?language=en
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