Armes nucléaires : les scandaleuses hypocrisies
05/07/2012
- Opinión
Depuis le largage par les Etats-Unis de deux bombes atomiques sur le Japon en 1945, la crainte planétaire d’une apocalypse nucléaire n’est jamais retombée. Ces deux bombes, faut-il le rappeler, furent les deux seules jamais utilisées dans une guerre.
La possession de la bombe donna aux Etats-Unis, bien entendu, un énorme avantage militaire. Il en découla que l’Amérique voulut garder le monopole sur cette arme et que d’autres pays voulurent, à l’inverse, briser ce monopole. En tout premier lieu, l’Union soviétique, qui y parvint avec succès en 1949. Redouté d’abord comme une immense catastrophe, ce changement se révéla en fait être une merveilleuse aubaine. A partir de ce moment, les deux « superpuissances » se retrouvèrent coincées dans un accord non-dit mutuel de ne pas être le « premier » à utiliser la bombe. Malgré la méfiance réciproque permanente, cet accord tacite a tenu bon. Et ce, jusqu’à aujourd’hui.
D’autres pays, cependant, estimaient également qu’ils méritaient d’appartenir au club. La Grande-Bretagne y fut invitée par les Etats-Unis. Et la France comme la Chine ignorèrent toutes les demandes et pressions les invitant à rester des non nucléaires. Au final, à l’orée des années 1970, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies étaient devenus des puissances nucléaires.
C’est à cette époque que les Etats-Unis cherchèrent à fermer le club à de nouveaux membres. Ils furent les fers de lance d’un traité de non-prolifération nucléaire (TNP) qui, pour faire simple, proposait un deal : si tous les pays (moins les cinq) renonçaient à développer des armes nucléaires, ils recevraient en échange deux choses : (1) le droit de développer un usage pacifique de l’énergie atomique ; (2) la promesse des cinq pays nucléaires de négocier une réduction de leurs arsenaux nucléaires, avec un en ligne de mire une réduction à zéro.
Le monde entier signa ce traité, sauf trois pays : Israël, l’Inde et le Pakistan qui s’appliquèrent à développer des armes nucléaires. Et nonobstant les diverses réprimandes initiales, ces membres non invités au club en devinrent des membres de fait.
Le deal a présenté dès le début deux problèmes. Le premier, c’est qu’aucun des cinq nucléaires (et encore moins les trois supplémentaires) n’a jamais eu la moindre intention de réduire son arsenal nucléaire et ne l’a jamais fait. Encore très récemment, afin de faire ratifier la prorogation du TNP par le Congrès américain, alors que la période de vingt-cinq ans prévue par le traité avait expiré, Barack Obama a annoncé la modernisation des armes américaines. Toutes les autres puissances nucléaires vont sans aucun doute lui emboîter le pas.
Le second problème était d’ordre technique et il a eu d’énormes implications politiques. Afin de se permettre un « usage pacifique de l’énergie atomique », un pays a besoin d’atteindre des niveaux de compétence technique tels qu’il lui est ensuite très facile de franchir l’étape suivante et de construire des armes nucléaires. Ce droit, cependant, est la grosse carotte qui a été offerte aux puissances non nucléaires pour leur faire accepter de ne pas « proliférer ».
Ce qui nous conduit au point où nous sommes aujourd’hui. Les cinq puissances nucléaires « autorisées » oeuvrent à « l’amélioration » de leurs armes. Parallèlement, les Etats-Unis (et quelques autres) se démènent pour dénier aux puissances non-nucléaires le seul droit dont elles disposent dans le traité qu’elles ont signé. C’est ce qui est débattu avec l’Iran. Ce que les Etats-Unis et Israël vocifèrent, c’est qu’on ne peut faire confiance à l’Iran dans l’exercice du droit que lui confère le traité. Et ce, parce que l’Iran franchira, quoiqu’il en dise maintenant, une étape supplémentaire. Et, sous-entendent ils, l’Iran utilisera la bombe pour attaquer Israël.
La Corée du nord s’est retiré du TNP (quoique de façon un peu ambiguë) et est devenue la neuvième puissance nucléaire. Toute une série de pays sont en fait en train de suivre le chemin de l’Iran, c’est-à-dire d’augmenter leur niveau de maîtrise technique du nucléaire. Mais les Etats-Unis ont l’air de croire que ces pays sont plus « fiables » et qu’il n’y a donc pas lieu d’en faire tout un scandale en public.
Tout le monde ment effrontément dans cette affaire. Les Etats ne travaillent pas à éviter une catastrophe nucléaire. Ils œuvrent à maintenir et/ou améliorer leur position sur le plan géopolitique vis-à-vis de leurs antagonistes présumés. Personne ne veut une bombe pour la larguer sur quelqu’un d’autre. Tout le monde veut une bombe pour qu’aucune ne soit larguée sur lui.
L’impasse est totale et elle continuera de l’être. Il n’est dans l’intérêt d’aucun pays de faire des concessions. Le monde se dirige donc vers la prolifération générale. Est-ce dangereux ? Bien entendu. Est-ce la garantie d’une catastrophe ? La probabilité est très faible. Mais même très faible, ce risque reste trop élevé. Cependant, puisque rien ne changera, nous n’aurons d’autre choix que d’espérer que cette chance sur mille ne survienne pas avant que l’on ait tous retrouvé la raison. Un accord tacite de fait portant sur celui de ne pas utiliser la bombe avait fonctionné pour les Etats-Unis et l’Union soviétique. Il a aussi fonctionné pour l’Inde et le Pakistan. Pourquoi ne devrait-il pas continuer de fonctionner avec plus de puissances nucléaires dans le jeu, puisque ce dernier ne consiste plus seulement à rechercher un avantage géopolitique mais aussi à gagner du prestige et de la fierté ?
- Immanuel Wallerstein est sociologue, chercheur à l’université de Yale.
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