Pérez Esquivel au Président Duhalde

20/11/2002
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Monsieur le Président de la Nation
Dr. Eduardo Duhalde Daignez agréer les hommages de la Paix et du Bien. Nous sommes sur le point de fêter le 1er anniversaire de deux dates qui ont changé la situation du pays et qui méritent l'attention de tous les Argentins. La première, le 20 décembre 2001, correspond au soulèvement populaire et aux concerts de casseroles (cacerolazos) qui ont provoqué la chute du gouvernement de Fernando de la Rua et se sont soldés par la mort tragique de 34 personnes, victimes de la répression. C'est à cette date que le peuple a cessé d'être spectateur et est devenu acteur disant : « Ça suffit ! » en référence à l'incurie de la classe politique au pouvoir, mais aussi au pillage et à la corruption auxquels elle se livre. Le désordre politique et les hésitations présidentielles qui ont suivi ces événements ainsi que les intérêts partisans ont mené à ce que vous soyez nommé Président provisoire de la Nation. Dans une lettre datée du 8 février 2002, en plus de vous faire quelques propositions (dont vous n'avez tenu aucun compte) pour résoudre la crise, je vous disais : « [...] vous avez accepté la responsabilité de conduire la Nation alors qu'elle se trouve dans une situation conflictuelle et qu'elle doit résoudre de graves problèmes. Nous devons reconnaître qu'accepter et relever les défis de l'heure, préparer le terrain sur lequel reposera la normalisation du pays constituent un grand geste de courage et de patriotisme [...] ». Nous nous souvenons que, dans une de vos premières déclarations, vous avez annoncé que vous privilégieriez le capital productif sur le capital financier et que, par la suite, vous avez déclaré vous être trompé. Finalement, tout a continué avec plus de la même chose. Il y a quelque temps, j'ai écrit un article intitulé : « Nous sommes meilleurs quand nous sommes pires » qui, je crois, illustrait parfaitement la situation actuelle. On a toujours le temps d'être pire. Ultérieurement, vous avez invité les groupes sociaux représentatifs, religieux, culturels et politiques à se réunir au sein d'institutions comme « Dialogue national » qui, en définitive, aurait dû s'appeler « Dialogue de sourds » puisque la classe politique au pouvoir a fait passer ses intérêts personnels et politiques avant ceux de la population. Personne, à de rares exceptions près, n'a conservé une attitude digne. Vous avez aussi convoqué le FRENAPO (Front national contre la pauvreté) et, en vous emparant du discours, l'avez vidé de sa substance. Le gouvernement a poursuivi ses politiques d'assistance et n'a pas réussi à mettre sur pied les projets de développement qui auraient dû permettre à la population d'accéder à la vie décente qu'elle mérite et réclame. Le gel des comptes bancaires (corralito), la spéculation financière, l'appropriation des ressources des petits épargnants et l'incapacité juridique dans laquelle se trouve la population ont continué. Il est lamentable de voir votre gouvernement courir derrière le FMI et la Banque Mondiale alors que ce sont des organismes qui appliquent les politiques du gouvernement des États-Unis, gouvernement dont l'objectif est d'annexer l'Argentine et tout le continent latino-américain afin de favoriser ses intérêts hégémoniques sur les plans politique, économique et militaire. Les pressions qui veulent nous faire entrer dans la ZLEA et auxquelles nous cédons, la dette extérieure qui est en passe de devenir une dette éternelle en sont des exemples criants. Le gouvernement s'est livré à un jeu pervers avec le FMI, semblable à celui du « conte de la bonne pipe » (cuento de la buena pipa), n'ayant ni début ni fin, qu'on ne raconte jamais et que l'on fait durer à coup de « oui, non, peut-être ». Vous n'êtes pas sans savoir, Monsieur le Président, que le pays et toute l'Amérique latine traversent une crise grave et, malgré cela, vous continuez d'appliquer une politique suicidaire aux conséquences imprévisibles pour le présent et l'avenir du pays. Arrêtez-vous pour penser, ne serait-ce que les quelques minutes que vous prendra la lecture de cette lettre, et observez concrètement les visages des milliers d'enfants, des personnes âgées et des jeunes qui souffrent de la faim, de malnutrition et de la pauvreté. Les rapports décrivant les conditions de vie de la population montrent que 19 millions de personnes vivent dans la pauvreté, que près de 8 millions vivent sous le seuil de pauvreté et que près de 100 enfants sont morts de faim ou de maladies évitables. L'Argentine est revenue 40 ans en arrière. Est-ce le pays que vous souhaitez pour le peuple argentin ? Est-ce le pays que vous souhaitez pour vos enfants et les enfants de vos enfants ? Retenir ce qui se passe dans la province de Tucumán serait suffisant, mais la situation des autres provinces n'est pas meilleure. Il n'existe aucune politique adéquate qui satisfasse les besoins élémentaires de la population et, en particulier, des couches les plus touchées et les plus vulnérables. Bon nombre des provinces argentines se sont transformées en provinces féodales sur lesquelles règnent des seigneurs qui se sont appropriés toutes les ressources, manipulent les moyens de communication et contrôlent l'économie à leur guise, où la démocratie n'existe pas et le fédéralisme est devenu une chimère nationale. L'état n'assume plus la responsabilité sociale qu'il a envers la population. Il ne gouverne plus, mais tente de supporter la crise, applique des politiques d'assistance et ne promeut pas le développement solidaire. De tels agissements ne respectent absolument pas la vie et constituent un manquement à la responsabilité de l'état envers la population. Monsieur le Président, dans la vie, il est nécessaire de faire une halte et de se livrer à une introspection pour comprendre les voies qu'empruntent l'esprit et la conscience afin d'explorer de nouveaux sentiers et éviter les dérives. Vous avez déclenché des élections présidentielles pour que rien ne change et que tout continue de servir les intérêts partisans de certains plutôt que de satisfaire les besoins de la population. Ces personnes croient avoir le pouvoir, mais il leur glisse entre les doigts... Le plus triste, c'est de les voir manquer à leurs obligations, se soumettre et perdre leur dignité parce que le FMI demande toujours plus sans jamais rien donner en échange. Je vous rappelle, Monsieur le Président, que personne n'entre chez quelqu'un sans qu'on l'y ait invité, sauf les voleurs qui entrent par effraction ou avec l'aide de complices qui leur ouvrent la porte. Ce qui se passe en Argentine correspond tout à fait à cette description. Le pays ne pourrait être la proie des pillards sans que la classe politique argentine ne soit leur complice. Les paroles du représentant du FMI, lors de la réunion qui s'est tenue à la Banque centrale de la République Argentine, résonnent encore dans mon esprit. Après avoir défendu notre position, en présentant et condamnant le coût social élevé qu'engendrent, pour le pays, les politiques imposées par cet organisme, nous nous sommes fait dire : « Le FMI a reçu la mission d'appliquer les politiques et de mettre sur pied les programmes qui ont été négociés et je vous rappelle que c'est votre gouvernement qui choisit ses négociateurs » ... et évidemment le gouvernement dont vous êtes le chef manque sans cesse à ses obligations, vend notre souveraineté et les ressources nationales et accepte la voracité de cet organisme. Votre gouvernement a la responsabilité d'appliquer ces politiques. Quel est le prix de cette reddition ? Combien perdons-nous en matière de souveraineté nationale ? Vous savez bien, Monsieur le Président, que l'asservissement d'un pays ne naît pas de la domination économique, mais de la domination culturelle. Il naît du fait qu'on impose un mode de « pensée unique » qui mène à la perte de l'identité et à la disparition des valeurs spirituelles et sociales. Ainsi, ceux qui subissent le joug de la pensée unique croient qu'il n'existe d'autre solution que cet état de fait ou le chaos et qu'il faut améliorer et « humaniser le modèle néolibéral ». Or, il s'agit d'un modèle qui ne peut être humanisé puisqu'il n'a pas de cœur, pas d'esprit et aucun sentiment. Il nous faut exercer notre aptitude à réfléchir par nous-mêmes, à prendre des décisions et retrouver le courage qui nous permettront d'aiguiser l'esprit critique dont nous avons besoin pour recouvrer notre liberté et le droit à l'autodétermination, afin qu'une autre Argentine, une autre Amérique latine soit possible. Observez ce qui se passe sur les plans national et international (Seattle, le forum social mondial, Gêne, Florence, Davos). Ce sont des mouvements sociaux et historiques en plein essor dont il faut tenir compte. Nombre d'entre eux ont été violemment réprimés, mais cela ne les a pas soumis. Existent les piquets de grève, les assemblées de quartier, les usines que les travailleurs ont remis en marche, les organismes de défense des droits de l'Homme, etc. Vous avez devant vous un peuple qui ne sait rien de manquer à ses obligations, mais qui a enduré les coups, la douleur et la mort, et a prouvé sa force morale et son courage malgré l'oppression et l'attitude de son gouvernement. Il faut aussi reconnaître que beaucoup d'Argentins ne croient plus en le pays, que beaucoup, tentés par le désespoir, ont émigré par manque de perspectives d'avenir. Certains ont sorti leurs avoirs du pays, d'autres ont sombré dans le désespoir. Malgré tout, la majeure partie de la population continue de lutter pour construire une autre Argentine et je suis persuadé que nous y arriverons si nous unissons nos forces et nos volontés pour former un projet de pays différent. Écoutez les clameurs du peuple : « Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ». Maintenant que vous avez gouverné le pays pendant un an, il est nécessaire de réfléchir en profondeur au chemin parcouru et d'avoir le courage d'effectuer les corrections de cap qui s'imposent. Vous devez choisir Monsieur le Président. Vous ne pouvez continuer de livrer le pays à ceux qui veulent faire passer leurs intérêts personnels avant la vie de notre peuple. Vous récolterez ce que vous aurez semé, il n'y a pas d'autre alternative. Rappelez-vous la chanson d'un de nos grands artistes militants, León Gieco, qui disait : « Je demande simplement à Dieu que l'injustice ne me laisse pas indifférent. Si un traître a plus de pouvoir que plusieurs personnes loyales, que celles-ci ne l'oublient pas facilement. Je demande simplement à Dieu que la guerre ne me laisse pas indifférent. C'est un monstre gigantesque qui fait perdre aux gens leur innocence [...] ». Il faut penser par soi-même et non pas se laisser imposer un mode de pensée. Daignez agréer les hommages de la Paix et du Bien dont notre peuple et l'Humanité entière a tant besoin. Adolfo Pérez Esquivel, Prix Nobel de la paix
Buenos Aires, le 20 novembre 2002 Traduit de l'espagnol (Argentine) par Arnaud Bréart
https://www.alainet.org/es/node/106688
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