La politique, le public et le privé

08/04/2002
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Ce n'est pas un hasard si les mots « politique » et « public » ont les mêmes racines. De ce fait, parler de « politiques publiques » serait une tautologie, n'était le caractère fortement privatisant que la politique a pris ces derniers temps. Privatisant, premièrement, par les politiques gouvernementales qui affaiblissent le rôle régulateur de l'Etat, opposé à la puissance effrénée des lois du marché. Deuxièmement, par la réduction de la dimension et de la fonction des entreprises publiques, privatisées en grande partie ou réduites à de simples fonctions de subsidiarité de l'accumulation privée. Troisièmement, par l'idéologie qui érige l'entreprise privée non seulement comme sujet central du processus économique, mais aussi comme référence idéologique de dynamisme, de possibilités, de développement technologique. Quatrièmement, par la bipolarité que le nouveau libéralisme a imposée, entre l'Etat et le privé, en disqualifiant le premier et en exaltant, par opposition, le second, et en délogeant le public. La politique a été directement affectée, avant tout parce qu'elle s'est soumise en cessant de défendre l'intérêt du plus grand nombre, de la nation, du pays, du peuple. Tous les sujets collectifs ont été disqualifiés par le libéralisme, pour qui n'existe que des individus reliés par le marché. La politique a été assimilée au marché. Le méga-spéculateur George Soros est allé jusqu'à affirmer que le marché est plus démocratique que la politique, au motif que dans cette dernière on vote une fois toutes les x années, alors que dans le marché on vote tous les jours en achetant ou en vendant n'importe quoi, jusqu'à nous-mêmes, transformés en marchandises par le capitalisme. Plus encore, dans le marché nous serions pénalisés quotidiennement et directement pour un mauvais achat, alors qu'en politique les effets paraissent plus lointains et moins directs. Ainsi, dans cette vision, le consommateur serait le personnage central de la vie « démocratique », prenant la place du citoyen. Une vision cohérente puisque, le citoyen étant un sujet de droits, le marché et le libéralisme, ne reconnaissant pas ces droits, préfèrent le pouvoir d'achat comme affirmation des individus. La pratique politique elle-même s'est privatisée par sa mercantilisation. Les campagnes électorales mobilisent des moyens énormes, leur financement est assuré par des grandes entreprises privées, la forme du discours revêt de plus en plus celle de la vente d'un produit dont le succès dépend du savoir-faire des experts en marketing. Les présidents, élus avec un financement substantiel des grandes banques, gouvernent pour les grandes banques. Les lobbies formés par des groupes parlementaires -grands propriétaires terriens, banquiers, régimes de santé privés, écoles privées, clubs sportifs, églises, entre autres- font directement pression pour leurs intérêts. Les principales victimes sont l'intérêt général et l'esprit public. Le désengagement de l'Etat finit par être jugé selon des critères de gestion des entreprises de coût et de bénéfice, ce qui renforce l'image de ce que le bon Etat est celui qui fonctionne comme une entreprise ; celui qui, au lieu de s'occuper des intérêts du plus grand nombre que sont les pauvres, se tourne vers ceux qui le finance -les minorités privilégiées et riches. De là à considérer qu'un chef d'entreprise à succès serait le meilleur dirigeant d'un pays il n'y a qu'un pas -pas franchi, entre autres, par les italiens qui ont élu Silvio Berlusconi premier ministre-. Le gouvernement Bush a été réparti entre les grandes entreprises qui ont financé sa campagne, notamment les grandes entreprises pétrolières et d'armement ainsi que Monsanto et les fabriquants de cigarettes, en contrepartie de l'argent qu'elles ont placé dans la plus millionaire des campagnes que le monde ait connu jusqu'à présent. Les partis populaires eux-mêmes, lorsqu'ils participent à des campagnes électorales, se laissent bien souvent entraîner par ce mécanisme mercantile que les autres partis tentent d'imposer. Ils recrutent des experts en marketing et des publicistes qui n'ont rien à voir avec l'idéologie du parti et qui considèrent que les candidatures de ces partis sont des objets sans contenu précis, qui peuvent se vendre comme des marchandises. Ils considèrent, par exemple, que les préjugés d'une partie de la population -de la classe moyenne, mais aussi des classes populaires- vis-à-vis de la gauche peuvent être combattus par des procédés de marketing électoral et avec des techniques de manipulation de l'opinion publique, sans se rendre compte qu'il s'agit d'un problème idéologique qui doit être traité comme tel, par qui le comprend de cette façon, et non comme un problème technique de marketing. Une force de gauche, représentant des forces populaires, avec un programme de rupture avec le néolibéralisme, doit proposer de nouvelles façons de faire de la politique. Premièrement, il doit situer la pratique politique dans son cadre général - celui du capitalisme et de la lutte anti-capitaliste, celui de la nature de l'Etat et du type de pouvoir qu'on veut construire-.Sans cette perspective, les pratiques institutionnelles finiront par coopter les partis qui s'insèrent dans la dynamique institutionnelle existante, en mettant les pieds dans une machine de pouvoir conçue pour reproduire les intérêts puissants et où il n'y a pas de place pour une transformation radicale. Créer cet espace est une des tâches essentielles de ceux qui luttent pour un autre monde, en rupture avec le monde mercantil actuel. Les luttes sociales, l'intégration grandissante de secteurs toujours plus larges dans les luttes sociales et politiques, leur organisation constante, un travail permanent et solide de formation politique et idéologique, la démocratisation toujours plus grande de la prise de décision, tout cela tend à l'accumulation de forces pour la construction d'un autre type de société et d'une force sociale, politique et idéologique capable de diriger démocratiquement sa construction. La construction des espaces de cette nouvelle pratique requiert la redéfinition du public comme la sphère autour de laquelle nous devons réorganiser profondément l'Etat et ses relations avec les forces sociales et les citoyens. Le résultat des politiques de budget participatif et de la construction de logements pour les travailleurs sans terre viennent en partie de là : d'une nouvelle conception de l'espace public, en rupture avec la polarisation Etat/privé. * Emir Sader, sociologue brésilien, est professeur à l'Université Fédérale de Rio de Janeiro et à l'Université de Sao Paulo, et auteur de nombreuses publications. Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/es/node/108194
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