Déclaration de Genève sur le futur de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle
24/09/2004
- Opinión
(Traduction française de l'original anglais)
L'humanité fait face à une crise mondiale de la gouvernance du
savoir, des technologies et de la culture. Cette crise se
manifeste de plusieurs façons :
· Privées d'accès aux médicaments essentiels, des millions de
personnes souffrent et meurent ;
· L'inégalité d'accès à l'éducation, aux connaissances et aux
technologies soulève l'indignation morale et sape le
développement et la cohésion sociale ;
· Les pratiques anticoncurrentielles dans l'économie de la
connaissance forcent des coûts énormes sur les consommateurs et
retardent l'innovation ;
· Les auteurs, artistes et inventeurs font face à des obstacles
croissants pour la création et l'innovation dérivée ;
· La concentration de la propriété et le contrôle des
connaissances, des technologies, des ressources biologiques et
de la culture nuit au développement, à la diversité culturelle
et aux institutions démocratiques ;
· Les mesures techniques destinées à forcer l'exécution des
droits de propriété dans les environnements numériques menacent
les exceptions fondamentales reconnues par les législations sur
les droits d'auteur pour les handicapés, les bibliothèques, les
éducateurs, les auteurs et consommateurs, et mettent en danger
la protection des données personnelles et les libertés ;
· Les mécanismes de base supposés rémunérer et soutenir les
individus et communautés créatives sont injustes pour les
créateurs comme pour les consommateurs ;
· Des intérêts privés s'approprient et détournent les biens
publics et sociaux, et verrouillent le domaine public.
Dans le même temps, des innovations étonnamment prometteuses
apparaissent dans les techniques de l'information, la médecine
ou d'autres technologies essentielles, ainsi que dans les
mouvements sociaux et les modèles commerciaux. A la seule époque
récente, on a vu des campagnes couronnées de succès pour l'accès
aux médicaments contre le SIDA, aux publications scientifiques,
à l'information génomique et à d'autres bases de données, et des
centaines d'efforts coopératifs innovants pour la création de
biens publics, y compris ceux qui nous ont donné Internet, le
World Wide Web (la toile), Wikipedia, les Creative Commons, le
système d'exploitation GNU/Linux et d'autres logiciels libres,
ainsi que des outils d'éducation à distance et de recherche
médicale. Des technologies telles que celles de Google
fournissent à des dizaines de millions d'usagers d'incroyables
moyens pour trouver l'information. Des systèmes de rémunération
alternative ont été proposés pour étendre l'accès et l'intérêt
pour les oeuvres culturelles, tout en assurant que les
mécanismes en soient justes pour les artistes et les
consommateurs. Il y a un renouveau d'intérêt pour les règles de
rémunération compensatoire, les prix d'innovation, et les
intermédiateurs concurrentiels comme modèles d'incitation
économique pour la science et la technique qui facilitent
l'innovation dérivée et évitent les abus monopolistiques. En
2001, l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) a déclaré que
ses pays membres doivent "promouvoir l'accès de tous aux
médicaments".
L'humanité est à la croisée des chemins – une bifurcation dans
notre éthique et un test de sa capacité à s'adapter et à
grandir. Allons-nous évaluer, apprendre et profiter de ces
nouvelles idées et occasions, ou bien au contraire suivrons-nous
les appels sans imagination à supprimer tout cela en faveur de
politiques intellectuellement infondées, idéologiquement rigides
et parfois injustes et inefficaces ? Cela dépendra pour beaucoup
des orientations que se fixera l'Organisation Mondiale de la
Propriété Intellectuelle (OMPI), une agence mondiale qui définit
à travers ses traités les normes qui réglementent la production,
la distribution et l'usage des savoirs et connaissances.
Une convention de 1967 a cherché à encourager l'activité
créative en mettant en place l'OMPI pour promouvoir la
protection de la propriété intellectuelle. Cette mission fut
étendue en1974, quand l'OMPI fut rattachée aux Nations-Unies, à
travers un accord qui demandait à l'OMPI "de prendre des mesures
appropriées pour promouvoir l'activité créatrice intellectuelle
et de faciliter le transfert aux pays en voie de développement"
des techniques "en vue d'accélérer le développement économique,
social et culturel".
En tant qu'organisation intergouvernementale, l'OMPI a cependant
épousé une culture qui conduit à la mise en place et à
l'expansion des privilèges de monopoles, souvent sans
considération de leurs conséquences. L'expansion continuelle de
ces privilèges et de leurs mécanismes coercitifs a entraîné de
graves coûts sociaux et économiques, et a entravé et menacé
d'autres systèmes de créativité et d'innovation. L'OMPI doit
permettre à ses membres de prendre la mesure des véritables
conséquences économiques et sociales de l'expansion de la
propriété intellectuelle, et de l'importance d'une approche
rééquilibrée entre domaine public et propriété privée. La devise
"point de salut hors de toujours plus de propriété" est
intellectuellement malhonnête et dangereuse – et a gravement
compromis la réputation de l'OMPI, particulièrement auprès des
experts des politiques du domaine. L'OMPI doit changer.
Nous ne demandons pas à l'OMPI d'abandonner tout effort pour
promouvoir une protection appropriée de la propriété
intellectuelle. Nous ne demandons pas à l'OMPI d'abandonner tout
effort d'harmonisation ou d'amélioration des lois. Mais nous
insistons pour que l'OMPI travaille dans le cadre élargi décrit
dans l'accord de 1974 avec les Nations-Unies, et d'adopter une
vision plus équilibrée et réaliste des bénéfices et limites
sociaux de la propriété intellectuelle qui n'est qu'un des
outils, et non le seul outil pour soutenir l'activité créatrice
intellectuelle.
L'OMPI doit aussi exprimer une vue plus équilibrée des bénéfices
relatifs de l'harmonisation et de la diversité, cherchant à
imposer une uniformité mondiale seulement quand elle est
bénéfique pour l'ensemble de l'humanité. L'approche "taille
unique" qui propose l'adoption des niveaux les plus stricts de
protection de la propriété intellectuelle pour tous conduit à
des résultats injustes et pesants pour les pays qui se débattent
pour satisfaire les besoins les plus élémentaires de leurs
citoyens.
L'Assemblée Générale de l'OMPI vient de recevoir la demande de
mise en place d'un agenda en matière de développement. La
proposition initiale, émanant des gouvernements du Brésil et de
l'Argentine, refaçonnerait en profondeur l'agenda de l'OMPI en
direction du développement et de nouvelles approches du soutien
à l'innovation et à la créativité. C'est un premier pas
profondément nécessaire et qui a trop tardé vers la définition
d'une nouvelle mission et d'un nouveau programme de travail pour
l'OMPI. Cette proposition n'est pas parfaite. La Convention de
l'OMPI devrait reconnaître formellement le besoinde prendre en
compte les "besoins en matière de développement de ses états-
membres, en particulier les pays en voies de développement et
les pays les moins avancés", comme proposé, mais ceci ne va pas
assez loin. Certains ont prétendu que l'OMPI devrait seulement
promouvoir la protection de la propriété intellectuelle et
refuser de considérer toute politique qui revient sur des
revendications de propriété intellectuelle et promeut le domaine
public. Cette vision étroite soulève les critiques. De
meilleures expressions de sa mission peuvent être trouvées,
notamment le besoin affirmé dans l'accord ONU/OMPI de 1974 que
l'OMPI "promeuve l'activité intellectuelle créatrice et facilite
le transfert des techniques en rapport avec la propriété
industrielle". La fonction de l'OMPI ne devrait pas être
uniquement de promouvoir "la protection efficace" et
"l'harmonisation" des législations de propriété intellectuelle
mais devrait reconnaître explicitement les objectifs d'équilibre
et d'adéquation des mesures, et la stimulation des modèles
coopératifs comme des modèles compétitifs de l'activité
créatrice intellectuelle dans les systèmes d'innovation
nationaux, régionaux et transnationaux.
La proposition d'un agenda du développement fournit la première
occasion véritable de débattre du futur de l'OMPI. Il ne s'agit
pas seulement d'un agenda pour les pays en voie de
développement. C'est un agenda pour tous, au nord comme au sud.
Il doit être adopté. Toutes les nations et tous les peuples
doivent se réunir et élargir le débat sur le futur de l'OMPI.
Il doit y avoir un moratoire sur les nouveaux traités et les
harmonisations de normes qui étendent et renforcent les
monopoles et restreignent encore plus avant l'accès aux
connaissances. Depuis une génération, l'OMPI a répondu
principalement aux intérêts étroits de puissants éditeurs, des
industries agro-alimentaires et d'autres intérêts commerciaux.
Récemment, l'OMPI est devenue plus ouverte à la société civile
et aux groupes préoccupés d'intérêt public, et cette ouverture
est bienvenue. Mais l'OMPI doit maintenant prendre en compte la
substance des propositions de ces groupes, qu'elle porte sur la
protection des droits des consommateurs ou des droits de
l'homme. Ainsi, les intérêts négligés depuis si longtemps des
pauvres, des malades ou des déficients visuels doivent devenir
des priorités.
L'agenda pour le développement proposé pointe dans la bonne
direction. En abandonnant ses efforts pour l'adoption de
nouveaux traités sur le droit matériel des brevets, les droits
des télédiffuseurs ou la propriété des bases de données, l'OMPI
se donnera un espace pour traiter des besoins bien plus urgents.
Les propositions des comités permanents et des groupes de
travail sur le transfert de technologie et le développement sont
bienvenues. L'OMPI devrait aussi envisager la création d'un ou
plusieurs groupes se consacrant au contrôle des pratiques
anticoncurrentielles et à la protection des droits des
consommateurs.
Nous soutenons l'appel à un Traité sur l'accès aux connaissances
et aux techniques. Le comité permanent sur les droits d'auteur
et droits voisins devrait solliciter les vues des états-membres
et du public sur un tel traité.
Les programmes d'assistance technique doivent être
fondamentalement réformés. Les pays en voie de développement
doivent avoir les outils pour mettre en oeuvre la déclaration de
de Doha de l'OMC sur l'accord ADPIC et la santé publique, et
"utilisent dans toute sa mesure" la souplesse autorisée par
l'ADPIC de "promouvoir l'accès aux médicaments pour tous". En ce
qui concerne les législations sur les brevets et les droits
d'auteur, l'OMPI doit aider les pays en voie de développement à
mettre en oeuvre les limitations et exceptions qui sont
essentielles pour la justice, le développement et l'innovation.
Si le secrétariat de l'OMPI ne peut pas comprendre les besoins
et représenter les intérêts des pauvres, l'ensemble du programme
d'assistance technique doit être transféré à un organisme
indépendant et responsable devant les pays en voie de
développement.
Les énormes différences de pouvoir de négociation entre les
individus et les communautés créatrices (qu'elles soient
modernes ou traditionnelles) et les entités commerciales qui
vendent des biens culturels ou de connaissances conduisent à des
résultats injustes. L'OMPI doit honorer et soutenir les
individus et communautés créatrices en enquêtant sur les
pratiques commerciales injustes les concernant et promouvoir des
modèles de meilleure pratique et des réformes qui protègent
individus et commautés créatrices dans ces situation, et qui
soient cohérentes avec les normes et valeurs des communautés
concernées.
Les délégations représentent les états membres de l'OMPI et le
secrétariat de l'OMPI se voient demander de choisir un futur.
Nous voulons un changement d'orientation, de nouvelles priorités
et de meilleurs résultats pour l'humanité. Nous ne pouvons pas
attendre la prochaine génération. C'est le moment de saisir
l'occasion et d'avancer.
Documents de référence
PROPOSITION DE L ARGENTINE ET DU BRESIL EN VUE DE L
ETABLISSEMENT D UN PLAN D ACTION DE L OMPI POUR LE DEVELOPPEMENT
English:
http://www.wipo.int/documents/en/document/govbody/wo_gb_ga/pdf/
wo_ga_31_11.pdf
French:
http://www.wipo.int/documents/fr/document/govbody/wo_gb_ga/pdf/
wo_ga_31_11.pdf
Spanish:
http://www.wipo.int/documents/es/document/govbody/wo_gb_ga/pdf/w
o_ga_31_11.pdf
Convention insituant l'OMPI
http://www.wipo.int/treaties/fr/convention/ (voir articles 3 et
4 en particulier)
Accord entre l'Organisation des Nations Unies et l'Organisation
Mondiale de la Propriété
Intellectuelle
http://www.wipo.int/treaties/fr/agreement/index.html
A lire
James Boyle, Manifesto on WIPO and the Future of Intellectual
Property 2004 Duke L. & Tech. Rev. 0009
http://www.law.duke.edu/journals/dltr/articles/2004dltr0009.html
Sisule Musungu & Graham Dutfield, Multilateral agreements and a
TRIPS-plus world:
The World Intellectual Property Organisation (WIPO)
http://www.geneva.quno.info/pdf/WIPO(A4)final0304.pdf
Letter to the WIPO Director General on Open Collaborative
Development Models for Public Goods (signed by 69 economists,
scientists, legal scholars and development specialists)
www.cptech.org/ip/wipo/kamil-idris-7july2003.pdf
Jerome Reichman and Keith Maskus, The Globalization of Private
Knowledge Goods and the Privatization of Global Public Goods.
Journal of International Economic Law Volume 7, Issue 2, 279-320
(June 2004)
http://www3.oup.co.uk/jielaw/hdb/Volume_07/Issue_02/jqh018.sgm.a
bs.html
South Centre, A Development Agenda for Intellectual Property
Negotiations in 2004 and Beyond
http://www.southcentre.org/tadp_webpage/research_papers/ipr_proj
ect/ipnego_devtagenda_mar04.doc
https://www.alainet.org/es/node/110611
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