Entrevue avec Peter Niggli, directeur de la Communauté de travail des œuvres d'entraides suisses
Vers un impérialisme libéral ? « Changer la mondialisation pour qu'elle devienne humaine »
22/11/2004
- Opinión
L'échec du modèle néolibéral dominant, « dont les résultats
sont lamentables », est un fait. C'est là l'un des thèmes
essentiels du livre que vient de publier Peter Niggli,
directeur de la Communauté de travail, plate-forme qui
regroupe les œuvres d'entraides suisses les plus
importantes. L'ouvrage, paru sous le titre « La
mondialisation… et après. Quel développement au XXIème
siècle ? », est le fruit d'une longue réflexion collective.
Traduisant le malaise d'importants secteurs de la société
civile européenne, il fait l'effet d'une petite bombe dans
un panorama suisse assez conservateur, bien que le
remplacement du système n'y soit pas envisagé. Critiquant
« l'impérialisme libéral», la nouvelle proposition des
élites qui fait actuellement l'objet d'un débat important,
il propose des solutions viables pour changer de cap.L'IMPÉRIALISME LIBÉRAL
Q : L'un des points importants de votre livre est la
critique de la stratégie des élites au pouvoir dans le monde
après l'attentat contre les Tours jumelles, le 11 septembre
2001. Pouvez-vous nous en parler ?
R : Depuis le 11 septembre, on observe une attitude assez
répandue parmi les groupes au pouvoir dans les pays
industrialisés. Ils se sentent menacés, cernés par des
ennemis dont les motivations ne seraient pas rationnelles et
donc incompréhensibles. Pour eux, le chaos règne de plus en
plus dans les périphéries du monde, et le recours aux
instruments normaux comme la diplomatie, la négociation et
la coopération internationale n'est plus de mise. Ils
pensent que « remettre de l'ordre » est la tâche principale
des années à venir. Dans ce cadre, les États-Unis – et les
pays anglo-saxons en général – mènent un débat sur la
nécessité d'un impérialisme nouveau, qualifié de «libéral»,
c'est-à-dire respectueux des libertés, de la démocratie et
des droits humains. Un tel impérialisme devrait intervenir
dans des régions où les États sont menacés par l'implosion
(comme en Somalie, en Sierra Léone ou au Liberia). Ces Etats
faibles risquent, selon eux, de servir de base pour des
groupes islamistes terroristes.
Q : Rien de très différent de ce qu'ont dû supporter de
nombreux pays du *tiers monde* au cours des dernières
décennies…
R : En effet. Après le 11 septembre, le gouvernement Bush et
ses alliés en Europe ont expliqué que les terroristes
lutteraient contre la démocratie, la liberté et
l'émancipation des femmes, bref contre « notre
civilisation ». On n'a pas voulu admettre que l'action d'Al-
Qaida pourrait constituer une réaction aux interventions
politiques et militaires des Etats Unis. Mais la sympathie
dont les groupes islamistes jouissent dans les pays
islamiques reste incompréhensible sans prendre en compte les
sentiments anti-colonialistes et anti-impérialistes. Penser,
dans une telle situation, à recourir à « l'impérialisme »
est paradoxal, même si on le distingue des impérialismes
d'autres époques par son caractère libéral et
« libérateur ». La longue histoire de la conquête du monde
par des Etats européens est peut-être effacée de nos
mémoires, mais pas des mémoires des peuples des trois
continents qui l'ont subie.
LA CRISE DU DÉVELOPPEMENT
Q : Laissons la dimension planétaire et venons-en à ce qui
se passe concrètement du côté des oeuvres d'entraides
suisses (et plus généralement européennes). Dans une
certaine mesure, votre réflexion met à nu les limites du
concept même de développement. En est-il ainsi ?
R : Le livre que nous présentons aujourd'hui n'aborde pas
véritablement ce sujet. Le « développement » est un concept
élaboré vers la fin des années 40 par le gouvernement des
Etats-Unis. C'était la promesse d'aider les anciennes
colonies européennes à se libérer et à rattraper
économiquement les pays industrialisés. Naturellement, la
politique de développement devait simultanément servir à
immuniser l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine contre le
communisme – un modèle de rattrapage fortement attractif au
milieu du XXe siècle. Il y a tout un débat sur le fait que
ce type de développement a détruit les économies
traditionnelles des pays du Sud et engendré la misère qu'on
a voulu combattre. Mais même si cela s'est vraiment passé
ainsi, il n'y a guère la possibilité d'un retour en arrière.
Après 40 ans de « développement », l'économie
traditionnelle, notamment dans l'agriculture, est partout
détruite ou en voie de destruction. Et les villes
grandissent de jour en jour mais n'offrent que peu de
chances à ceux qui y habitent. Sortir de cette situation
demande d'une part de renforcer ce qui reste de l'économie
de subsistance, ce qui implique une « modernisation ». Et
d'autre part de poursuivre l'industrialisation du pays.
Or, nous constatons que les stratégies de développement
économique mises en oeuvre dans les années 60 et 70 en
Amérique latine et, dans une moindre mesure, en Afrique, ont
eu de meilleurs résultats que les politiques imposées par la
Banque mondiale et le Fonds monétaire international après la
grande crise de la dette de 1982. Ces stratégies étaient
centrées sur le développement d'un marché intérieur. Après
1982, les pays endettés ont été obligés par les institutions
financières internationales à ouvrir leur marché et à suivre
une nouvelle stratégie d'intégration forcée au marché
mondial. Les résultats : une stagnation en Amérique latine
et une nette dégradation de l'économie en Afrique. Ont gagné
dans les 20 dernières années seulement les pays en
développement qui, après 1982, ont pu poursuivre une
stratégie économique hétérodoxe avec une forte intervention
de l'Etat. Il s'agit de la Corée du Sud et Taiwan, qui sont
aujourd'hui des pays industrialisés, d'autres Etats en Asie
du Sud-Est, de la Chine et de l'Inde.
Paradoxalement, lorsque la Banque mondiale signale
aujourd'hui des pays en développement comme exemples d'un
développement réussi, elle cite ces États, qui n'ont jamais
suivi les politiques néolibérales. Elle a beaucoup de peine
à trouver des exemples de réussite parmi ceux qui sont ses
clients et qui ont suivi ses recommandations à la lettre.
UNE COHÉRENCE NÉCESSAIRE
Q:Quelle est la genèse de la réflexion critique qui fait
l'objet de votre ouvrage ?
R : Nos oeuvres d'entraides coopèrent avec des partenaires
du Sud de types très divers : des organisations de base, des
mouvements de masse, de petites communautés, etc. Quand
elles abordent avec eux les questions de politique
internationale, elles ont souvent fait l'expérience d'une
vision au Sud très différente de la leur. Il est donc devenu
nécessaire d'examiner ces points de vue et de les
comprendre. La crise financière en Asie en 1997/1998, la
débâcle de la conférence ministérielle de l'Organisation
mondiale du commerce (OMC) à Seattle et la naissance du
mouvement alter-mondialiste ont intensifié le débat au sein
de nos organisations. Il a alors été nécessaire de mener une
réflexion globale sur les directions que doit prendre la
politique de développement. Quel type de changement voulons-
nous? Dans quel sens aller ?
Nos propositions ne sont pas très radicales. Derrière nous,
il y a 25 ans de néolibéralisme mondial avec des résultats
décevants: mauvais pour la majorité des gens au Sud,
excellents pour une petite minorité globale, peu prometteurs
pour les populations des pays industrialisés… C'est pourquoi
nous sommes convaincus qu'il faut changer le mode de
régulation de l'économie capitaliste et en finir avec
l'intégration forcée au marché mondial qui est au centre des
politiques néolibérales. Nous plaidons pour une re-
régulation des marchés financiers globaux. Nous proposons de
changer les règles du commerce international et de re-donner
aux États nationaux davantage de compétences en politique
économique. Nous soutenons les demandes des pays en
développement, soulevées au sein des organisations de l'ONU,
de leur laisser une marge de manœuvre plus grande dans leur
politique économique. D'ailleurs, sans une certaine « re-
nationalisation » et « dé-globalisation » de la politique
économique, des questions fondamentales vont se soustraire
de plus en plus aux procédures démocratiques, qui, pour
longtemps encore, ne fonctionnent que dans le cadre des
Etats nationaux.
Certains vont dire que nous n'allons pas assez loin dans
notre réflexion. En proposant de changer le mode de
régulation de l'économie mondiale, nous n'envisageons pas un
remplacement du « système capitaliste». Pourtant, les
propositions concrètes et les campagnes internationales du
mouvement alter-mondialiste vont dans une même direction.
Q : Considérez-vous que vous appartenez au mouvement alter-
mondialiste ?
R : Nos institutions sont, en raison de notre mission,
proches du mouvement. Nous participons au Forum social
mondial et à beaucoup de campagnes internationales qui sont
liées au mouvement.
Q : Comment pensez-vous que cette réflexion sur l'état du
monde et les relations Nord-Sud peut être accueillie par le
monde politique suisse, par les décideurs, en particulier
par le Secrétariat d'État à l'économie (SECO) ? Ne risque-t-
elle pas d'être perçue par l'extrême-droite comme une sorte
de « déclaration de guerre » de la part des ONG ?
R : Nous n'avons pas déclaré une guerre. Nous contribuons au
débat politique qui se déroule internationalement et au sein
des différents pays. Personne ne peut nier la crise de
légitimation qui a frappé les institutions économiques
mondiales comme la Banque mondiale, le FMI ou l'OMC après la
crise financière en Asie et la fin de la « nouvelle
économie », qui n'a jamais été vraiment nouvelle.
En Suisse, des couches sociales conservatrices comme les
paysans ou des partis politiques bourgeois comme par exemple
les démocrates-chrétiens expriment également un malaise vis-
à-vis des politiques néolibérales. Pour ce qui est de
« l'impérialisme libéral », je ne vois aucune force en
Suisse qui serait prête à s'exprimer en sa faveur. Le
consensus national continue de soutenir le renforcement du
droit international et de rejeter les aventures d'une
politique de grande puissance. Le débat est donc ouvert.
Q : Pour terminer, que pensez-vous du slogan « une
mondialisation à visage humain » ?
Tout dépend de la définition que l'on donne à cette
expression. Je crois que si l'on change le mode de
régulation capitaliste, si l'on met fin à l'intégration
forcée au marché mondial, si l'on accorde une marge de
manœuvre plus importante aux États dans leur politique
économique, alors on pourrait parler d'une mondialisation à
« visage humain ».
*** Encadré ***
ONG suisses : de nouvelles propositions
Deux grandes plate-formes rassemblent nombreuses et
importantes ONG suisses qui travaillent dans le domaine du
développement. UNITÉ est composée d'une trentaine
d'organisations dont la spécificité est l'échange de
personnes avec les pays du Sud – le volontariat – et qui ont
près de 200 coopérants dans le monde, notamment en Amérique
latine et en Afrique. Quant à la Communauté de travail (CT),
elle regroupe six des plus grandes ONG qui se consacrent
essentiellement à la mise en œuvre de projets.
Ces plate-formes ont un point commun : un effort croissant
pour parvenir à une plus grande cohérence avec leurs
partenaires du Sud. Ce souci a motivé la réalisation d'une
étude spécifique menée par UNITÉ il y a un an et à la base
de la publication aujourd'hui du livre de Peter Niggli « La
mondialisation… et après. Quel developpement au XXIème
siècle ? ».
La première partie de cet ouvrage est consacrée à l'exposé
de la réflexion de l'auteur sur la situation mondiale et les
nouveaux défis que doit relever la coopération au
développement. La deuxième présente les nouvelles lignes
directrices de la politique de la Communauté de travail en
matière de développement. Ce plan d'action ainsi qu'un autre
document fondateur, « La stratégie de la Communauté de
travail », ont été approuvés en juin dernier par la
direction de la plate-forme.
Les grands axes de l'action future de la CT, présentés en
seize points, visent à promouvoir, dans le processus de
mondialisation, de nouvelles règles du jeu qui
« correspondent aux besoins économiques et sociaux des pays
en développement» Cela implique entre autres d'en revenir à
la régulation des marchés financiers internationaux, de
lutter pour l'application de la taxe Tobin sur les
transactions financières, d'encourager un changement
d'orientation dans les politiques commerciales mondiales.
« La Communauté de travail s'engage en faveur d'un ordre
mondial fondé sur la négociation, les traités et les
solutions qui respectent le droit international public » (et
non sur l'imposition par la force militaire). Rappelant que
« tous les États sont égaux en droit », elle préconise la
consolidation de l'ONU en tant qu'institution « qui se
rapproche le plus de cette égalité » et la démocratisation
des institutions financières internationales.
Ces lignes directrices abordent également le grave problème
écologique : la CT demande l'application de l'Agenda 21 des
Nations Unies, souligne l'importance des énergies
renouvelables, se prononce en faveur de la convention sur la
biodiversité et défend l'idée que l'eau est un bien public
vital.
Quant au développement, la plate-forme propose de mettre en
œuvre de nouvelles stratégies qui, loin de donner priorité
aux exportations et à l'intégration forcée au marché
international, prennent en compte la souveraineté des États
dans le domaine économique et renforcent leur fonction
sociale.
Enfin, la CT, qui considère le développement comme « un
processus de confrontation sociale qui permet aux peuples de
se libérer progressivement de l'oppression et de la misère
», soutient les pays en développement les plus faibles et «
donne préférence aux constellations sociales et politiques
qui défendent les intérêts des plus démunis ».
Sergio Ferrari
Service de presse UNITE/ E-CHANGER
*Traduction Michèle Faure
https://www.alainet.org/es/node/110914
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