Lettre à Bush

06/01/2005
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M. le président des Etats-Unis George Bush Je ne peux vous souhaiter un joyeux Noël. Ce n'est pas que je ne veuille pas, c'est que vous me l'empêchez. Ce jour-ci est un jour très spécial pour les chrétiens : nous fêtons la Noël, la naissance de la Bonne Nouvelle. Ce sont des moments pour regarder en nous, voir notre vie personnelle et réfléchir sur les voies de l'humanité. Quand nous invoquons dans nos prières le Dieu de la vie, nous ne pouvons pas oublier les événements, la douleur, la tragédie dans bien des parties du monde, aussi bien les phénomènes naturels que ceux que provoque l'homme, et comprendre combien nous sommes loin d'avoir atteint la paix et qu'il nous faut redoubler d'efforts pour y arriver. Le monde est devenu bien plus incertain et troublé. Les inégalités se sont creusées ; la faim et la pauvreté ont augmenté du fait de la concentration du pouvoir en quelques mains, et les conflits se sont multipliés dans différentes régions du monde. Je crois, monsieur le président, que vous devez regarder votre œuvre, évaluer ce que vous avez fait : la politique de dévastation et de mort que vous avez suivie à ce jour dans différentes régions du monde. J'ai senti une douleur très amère et angoissante en voyant comment les grands médias ont divulgué de par le monde les images et les messages des soldats étasuniens fêtant la Noël, cet événement renouvelé de la vie et de la paix. Ce sont précisément ces soldats qui sèment la mort et la destruction chez les peuples irakien et afghan, qui torturent et violent les prisonniers. Ce sont eux qui sont responsables de la mort de plus de cent mille personnes, femmes, enfants, jeunes et vieux, massacrées en Irak ; eux qui ont détruit et rasé Falloujah. Et nous ne savons toujours pas à combien se monte le massacre en Afghanistan : ce sont des chiffres que camouflent les grands médias de communication qui sont devenus, hélas, les grands médias d'incommunication. Et comme s'il s'agissait d'une grande fête, des artistes et des fonctionnaires publics étasuniens et anglais se rendent sur place pour passer la Noël avec les troupes et les encourager à poursuivre leur tâche de destruction et de mort. Je me demande : que sont-ils allés fêter ? Le sens profond de la Noël était absent de ces festivités, elles l'avaient vidée de son contenu et il ne restait plus que l'esbroufe de la société de consommation, à moins qu'elles n'aient fêté combien de bombes et de morts s'accumulent dans leurs conscience. L'imagination du surréalisme magique finit par pâlir devant la cruauté que vous avez déchaînée en Irak et en Afghanistan. Selon les ordres que vous avez donnés à vos troupes dans un document que vient de faire connaître le FBI, en date du 19 mai 2004,vous avez, monsieur le président, autorisé le recours à certaines techniques d'interrogation, telles que la privation de sommeil, les menaces avec des chiens entraînés par les militaires et les cagoules. Cet ordre met en évidence votre cruauté et votre mépris de l'être humain,et prouve que vous ne reculerez devant rien pour atteindre vos fins, même s'il vous faut pour cela violer systématiquement les droits de l'homme. Vos méthodes particulières semblent devoir se prolonger dans les quatre années à venir. Selon The Washington Post, votre administration pense bâtir des prisons destinées à ceux que vous accusez de terrorisme et qui y resteront indéfiniment, sans procès, au mépris de la Constitution des Etats-Unis et des droits de toute personne. Le département de la Défense maintient cinq cents prisonniers dans la baie de Guantánamo à Cuba et pense demander au Congrès une rallonge de vingt-cinq millions de dollars pour bâtir une prison où seront incarcérés ceux qui auront peu de possibilités, faute de preuves, de passer en cour martiale. L'attaque terroriste contre les Tours jumelles ne justifie en aucun cas les atrocités que vous commettez. On ne soigne pas un mal par un mal pire, comme je vous l'ai expliqué dans ma lettre précédent du 6 janvier 2003. Je voudrais vous demander, monsieur le président : comment avez-vous fêté la Noël, la naissance du Dieu de la vie ? Je me demande à quel Dieu vous avez adressé vos prières. Je doute que ce soit au Dieu de la vie, de la paix et de l'espérance. Ce Dieu-là doit se boucher les oreilles pour ne pas écouter tant de mensonges et tant de cruautés. Le 20 janvier, vous commencerez un nouveau mandat comme président de ce grand pays, les Etats-Unis d'Amérique du Nord, puisque vos concitoyens et concitoyennes vous ont réélu pour quatre ans de plus. Je le regrette pour ce peuple et pour le monde. Bien des choses ont influé sur ce résultat. Entre autres, l'incapacité de votre adversaire à présenter une autre solution valable au peuple. Un dicton populaire affirme : " Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. " Le peuple étasunien est écrasé par la peur, l'insécurité, le puritanisme de certains secteurs qui disent défendre la vie. L'individualisme ne lui permet pas de comprendre le sens profond de la solidarité. Mais le plus tragique dans le peuple étasunien, exception faite de quelques secteurs qui ont une conscience critique et à eux, c'est que ceux qui ont voté pour vous, monsieur le président, ont renoncé par peur à la liberté et à leurs droits de citoyens, sont soumis à la suspension de la conscience, aux mécanismes d'action psychologique qui conditionnent les comportements collectifs. Ces méthodes ont déjà été utilisées par des régimes totalitaires comme le nazisme, le fascisme, les dictatures militaires qui ont été imposées en Amérique latin et qui ont créé des instruments pour manipuler les peuples et à les soumettre par la crainte et la terreur. Le pouvoir est la pire des drogues : elle aveugle le regard et la pensée, et, pis encore, endurcit le cœur et les sentiments. La pensée sans sentiment est la grande tragédie de l'humanité. Les empires les plus puissants se sont effondrés et les USA ne sont pas une exception. Vous devez savoir que le monopole de la force ne garantit pas la sécurité. Aucune terrorisme, d'où qu'il vienne, ne justifie le terrorisme d'Etat que vous imposez à la population civile en envahissant des pays comme l'Irak et l'Afghanistan, ou en appliquant depuis maintenant quarante-cinq ans un blocus à Cuba, ou en intervenant militairement en Haïti, au mépris de tous les traités et de la souveraineté des peuples, au mépris des Nations Unies transformées en une carapace vidée de contenu. Jusqu'à quand, monsieur le président, allez-vous poursuivre votre folie de destruction et de mort ? Combien de crimes de plus pensez-vous faire peser sur votre conscience ? N'oubliez pas que qui sème le vent récolte la tempête. Selon différents rapports, plus de mille soldats étasuniens sont morts à ce jour en Irak. On ignore combien d'autres en Afghanistan. Que dites-vous à leurs familles ? Leur remettrez-vous un médaille, une pension et un drapeau bien plié pour leur rappeler que cet être cher n'est plus ? Continuerez- vous de leur mentir et de leur parler de la liberté, de leur dire qu'ils sont morts afin de défendre la démocratie et la patrie, et ce pour justifier vos crimes ? Leur cacherez-vous la vraie raison de votre décision de provoquer les guerres, autrement dit votre intérêt de vous emparer du pétrole irakien et de contrôler le Moyen- Orient ? Je me suis souvenu ces jours-ci, monsieur le président, d'un ancien combattant de la guerre du Viet Nam qui souffrit une profonde conversion face aux atrocités commises par les troupes étasuniennes dans ce pays et qui risqua la sienne pour sauver des vies, y perdant ses deux jambes. Je veux parle de Brian Wilson. En pleine guerre, il croyait être en train de lutter pour la liberté et la démocratie, cette " manière d'être étasunienne ", jusqu'au jour où il découvrit la vérité et comprit les atrocités commises par les troupes étasuniennes : le jour où, envoyé en patrouille dans un village vietnamien, il découvrit les effets de " bombes à fragmentation " (les mêmes que vous utilisez en Irak et en Afghanistan) et vit des femmes, des enfants, des animaux, des arbres sciés en deux, rien ni personne n'en réchappant. Je me souviens bien souvent de Brian. Nous nous sommes rencontrés durant l'agression de la CIA contre le Nicaragua. Je l'ai accompagné durant une grève de la faim sur les escaliers du Capitole, en vue de mettre fin à l'agression des USA contre le Nicaragua et El Salvador, aux côtés d'autres vétérans de la guerre du Viet Nam. Ce fut une action de non-violence active, pour défendre la vie et le droit des peuples à l'autodétermination. La nuit, nous dormions dans l'église luthérienne où Brian et ses compagnons vétérans de la guerre racontaient leurs expériences au Viet Nam. Les horreurs qu'ils peuvent toujours voir et sentir les ont marqués pour toute la vie. Ce sont les témoins de la tragédie humaine. Monsieur le président, écoutez le cri des peuples : ASSEZ DE GUERRE ! Rappelez-vous les mots d'Abraham Lincoln, voilà plus de cent ans : " Si les Etats-Unis ne sont pas capables de nouer des relations avec d'autres peuples, ils seront victimes de leur propre autodestruction. " Lisez le discours de Kennedy, qui a repris cette phrase, aux Nations Unies en 1960. Il serait bon que vous vous en souveniez. Le 20 janvier, vous reprendrez les rênes des Etats-Unis pour quatre ans de plus, ce qui peut déboucher sur des faits imprévisibles si vous suivez le cap que vous avez pris à ce jour. Mais n'oubliez pas que les peuples peuvent changer le cours de l'Histoire. Il ne me reste plus qu'à vous dire que d'autres cultures, d'autres religions, d'autres peuples ont les mêmes droits à la vie et à la dignité. Aux yeux du Dieu de la vie, ils sont nos frères et nos sœurs, et nous vous réclamons donc, monsieur le président : ASSEZ DE MASSACRES ! Le monde ne peut être à votre merci. La justice arrivera, même si elle arrive tard, et vous ne serez pas une exception, car vous êtes coupable de crimes contre l'humanité. Tout en vous saluant au nom de la paix et du bien, j'espère avoir touché votre esprit et votre cœur. Le 25 décembre 2004
Le 6 janvier 2005 Adolfo Pérez Esquivel
Prix Nobel de la paix
https://www.alainet.org/es/node/111273
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