Construisons le tribunal de justice climatique

10/05/2010
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Cette réunion à Cochabamba nous ouvre la possibilité d’échanger nos expériences et de trouver des chemins alternatifs et de faire des propositions politiques, technologiques et sociales sur le changement climatique, Plusieurs organisations sont en train de réaliser des recherches et font des apports à partir d’une grande diversité de pensée face à la nécessité urgente de préserver notre Pachamama, la Mère Terre et la vie planétaire aujourd’hui menacée de dévastation par les intérêts économiques et politiques.
 
Aujourd’hui, nous sommes affrontés à toute une série de graves crises mondiales : non seulement à la crise financière et à la crise économique dont tout le monde parle, mais aussi aux différentes crises : politique, sociale, alimentaire, climatique et écologique. Dans ce contexte actuel, bien que les pays du Nord soient majoritairement responsables de cette situation, la plus grande partie du coût de ces crises, ce sont les peuples et les pays du Sud qui les supportent.
 
Cependant, il n’est plus possible d’ignorer que les plus grandes difficultés pourraient être évitées si les gouvernements du Sud avaient le courage de se fixer des objectifs politiques clairs sur les concepts de développement et sur la vie de leurs peuples; ce serait possible s’ils décidaient enfin d’avoir leurs propres politiques et de ne plus être dépendants des pouvoirs économiques et politiques internationaux.
 
Il faut être clairs  et savoir qu’il ne s’agit pas d’un hasard si toutes ces crises éclatent en même temps, car elles sont toutes interconnectées et elles font partie d’une profonde crise de civilisation dont on ne pourra sortir qu”avec des changements structuraux.
 
Le développement dépend d’une exploitation équilibrée de la Mère Terre.
 
Nous ne pouvons pas en rester à des solutions partielles et sectorielles qui ne sont rien de moins que des racommodages temporaires qui cachent les véritables causes structurelles de la crise mondiale. Si nous parlons de crise de civilisation, c’est parce que les concepts centraux sur lesquels s’appuient nos sociétés à l’heure actuelle ne sont plus soutenables car ils font courir des risques à la vie des futures générations. C’est pourquoi les notions de progrès et de développement doivent être remises en question. Qu’entendons-nous par développement?
 
Le système capitaliste ne recherche que les biens qui rapportent de l’argent: l’économie de marché, l’exploitation de la Mère Terre et de ses richesses naturelles. Il ne tient aucun compte des dommages causés à la nature et aux peuples comme le changement climatique.
 
Bien des gens réduisent le développement à sa seule dimension économique et le considèrent comme synonyme d’une croissance illimitée de la production et de la consommation. Cette idée de l’accumulation sans limite des biens constitue le centre même du modèle capitaliste et néo-libéral. Il transforme le concept de développement en pure exploitation.
 
L’exploitation à laquelle nous faisons référence se situe à  plusieurs niveaux. Il s’agit de l’exploitation des pays du Sud par les pays du Nord dans un ordre économique mondial parfaitement injuste. Mais on se réfère aussi à l’exploitation des travailleurs par les grandes entreprises et aux droits sociaux, économiques et politiques des populations les plus vulnérables qui vivent dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord.. Enfin cette exploitation est aussi celle de nos biens communs naturels, que beaucoup appellent les ressources naturelles, car ils les conçoivent comme de simples richesses au service de l’homme dans son désir de production. Pourtant, cette notion de ressources naturelles renferme en elle-même une conception erronée de la nature et de la Mère Terre. Comme si elles existaient uniquement pour être exploitées par les hommes afin d’atteindre un supposé bien-être matériel. La société de consommation nous amène à extraire chaque fois davantage de biens naturels sans jamais réfléchir pour savoir si nous en avons réellement besoin et dans quelle quantité et sans fixer aucune limite aux appétits des consommateurs.
 
A cette notion déformée du dévelopement comme exploitation, nous devons opposer le concept d’équilibre. Les crises actuelles peuvent se concevoir comme l’expression d’une rupture de l’équilibre.
 
Il faut chercher l’équilibre pour lui-même entre la communauté humaine et la Mère Terre. La nature n’est pas une ressource que l’homme seul peut s’approprier; nous faisons partie de l’environnement dans lequel nous vivons. Pour cela, nous devons tous nous inspirer de la cosmovision des peuples originaires qui ont très bien interiorisé cette relation avec la Mère Terre.
 
Non seulement il existe des droits humains que nous devons respecter et protéger, mais les droits de la nature existent aussi.  Ces droits ont été reconnus par exemple dans la Constitution équatorienne approuvée en 2008: “La Nature que nous appelons Pachamama, où la vie se reproduit et s’épanouit, a le droit d’exister, de perdurer et de se maintenir en régénérant ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs”. De la même façon, nous devons soutenir l’initiative du président de la Bolivie, Evo Morales, de créer une Déclaration Universelle des Droits de la Mère Terre, et de rechercher à parvenir au “Bien Vivre”, c’est à dire à vivre en harmonie avec la Pachamama qui doit rester le centre du modèle pour la Vie.
 
L’accélération du temps.
 
La technologie a apporté avec elle l’accélération du temps. C’est là un problème dont d’ordinaire on ne tient pas compte alors qu’il amène avec lui des changements culturels de la pensée et aussi des changements sociaux et politiques dans le rythme même de la vie.
 
Ramon Panikkar signale que tout être possède son temps et ses rythmes propres et qu’il se produit une asymétrie et une inégalité entre les rythmes de chacun. La technique a séparé lentement l’être humain des plantes, des animaux et du cosmos avec l’accélération du temps. Déjà ce n’est plus la machine qui s’adapte à l’homme, mais c’est l’homme qui doit s’adapter au rythme de la machine.
 
La technologie impose son rythme et elle comporte des avancées qui approfondissent les différences entre les pays du Nord et ceux du Sud, entre la nature et l’être humain, entre l’exploitation et le développement.
 
Le protocole de Kyoto et ses fausses solutions.
 
Une des conséquences de ce culte de la production et de la consommation, c’est le changement climatique. Il convient de faire remarquer que ce sont les pays du Nord qui ont à ce sujet une responsabilité historique particuière; bien qu’ils ne représentent que 20% de la population mondiale, ils sont historiquement responsables de 70% des émissions de dioxide de carbone. Même aujourd’hui, leurs émissions par personne sont quatre fois supérieure à celles des pays du Sud. Pour cette raison, nous pouvons considérer que les pays du Nord ont une dette climatique envers les peuples et les pays du Sud.
 
Pourtant, le Nord n’est toujours pas disposé à rétablir l’égalité avec le Sud. C’est bien ce qui a été mis en évidence à Copenhague, à Rio et à Kyoto. Son objectif reste d’exploiter toutes les ressources de la planète pour maintenir le niveau de vie et de consommation de ses sociétés qui sont en crise et qui cependant restent disposées à maintenir cette situation sans tenir compte de ses conséquences pour la vie planétaire.
 
D’une part, aucun de ces pays du Nord ne respecte les objectifs fixés par le protocole de Kyoto en ce qui concerne la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le modèle extrême est celui des Etats-Unis qui prétendent continuer à exercer une pression soutenue sur les négociations climatiques intergouvernementales, alors qu’ils n’ont même pas ratifié les accords qu’ils avaient signés. De même, ils ne signent jamais les traîtés internationaux car ils pensent qu’ils peuvent se maintenir en dehors du droit international. 
 
D’autre part, les pays du Nord font aussi la promotion de fausses solutions comme par exemple celle du Mécanisme du Développement Limpide et des marchés du carbone, qui font partie du protocole de Kyoto.Ces mécanismes établissent en réalité un droit à polluer. On continue avec les mêmes niveaux de production et de pollution dans le Nord en prétendant les compenser par le financement de projets dans le Sud qui réduit ainsi théoriquement ses émissions de carbone. Non seulement ces mécanismes n’obligent pas les pays du Nord à repenser leur modèle de développement économique pour diminuer leur impact sur la Planète et sur l’atmosphère mais en plus, les projets ainsi financés créent de nouveaux problèmes sociaux et des désastres dans l’environnement des pays du Sud. Par exemple, les plantations d’eucalyptus et  d’agro-combustibles se sont multipliées en Uruguay et en Argentine. Ces plantations provoquent une pollution de l’eau et une grande perte de la biodiversité car la terre occupée par ces agrocombustibles réduit la superficie des autres cultures, ce qui produit une forte augmentation du prix des aliments et une violation de la souveraineté alimentaire de ces deux pays.  Ces cultures sont responsables de l’expulsion des petits producteurs et des communautés indigènes qui perdent ainsi leurs moyens de subsistance et, condamnées à subir davantage la faim, ils doivent s’en aller grossir les ceintures de pauvreté des grandes villes. De plus, les agro-combustibles causent des dommages à la biodiversité en altérant l’équilibre naturel et en créant davantage de faim et d’exclusion sociale.
 
Il y a pire encore. Les entreprises multinationales du Nord continuent à aggraver la situation en installant leurs industries polluantes dans le Sud, comme c’est le cas des industries extractives, par exemple, des grandes entreprises minières. Nons seulement ces industries augmentent la dette écologique envers les peuples du Sud, mais elles aggravent encore le changement climatique par l’usage indiscriminé qu’elles font de l’eau et de l’énergie en détruisant par exemple les glaciers ou en causant bien d’autres impacts négatifs. Cependant, il faut aussi signaler que l’installation et le développement de ces méga-entreprises ne seraient pas possibles sans l’accord et la complicité des gouvernements du Sud. En effet, beaucoup de pays du Sud croient que la grande industrie minière à ciel ouvert les aidera à résoudre leur problème de développement alors que le seul résultat qu’ils obtiennent c’est la destruction de la Terre Mère et des biens naturels.
 
C’est la même chose qui se produit avec le développement des semences transgéniques et de la culture du soja dans une grande partie de notre continent latino-américain. Ces agro-négoces portent aussi atteinte à la souveraineté alimentaire en détruisant les sols. 
 
Dette climatique, dette écologique et droits de la Mère Terre.
 
Comme nous l’avons déjà signalé, la solution des crises actuelles dépend de la vision globale que nous avons des problèmes. Nous avons besoin de définir une politique de fond avec des changements structurels et non pas de chercher la solution à l’intérieur du modèle capitaliste actuellement en crise. Nous devons abandonner le fractionnement cartésien de la pensée pour rechercher une pensée globale qui aborde l’ensemble des problèmes. Cette nouvelle pensée nous devons l’appliquer à l’échelle planétaire avec un changement radical des paradigmes économiques, politiques et sociaux, mais aussi au niveau personnel. Chacun de nous doit participer et relever ce défi du changement de pensée en modifiant ses habitudes de production et de consommation et en acceptant de remettre en cause les bases même de sa société.
 
Dans ce cadre, nous ne pouvons parler de la dette climatique sans parler aussi de la dette écologique. Réduire le problème à la question du changement climatique et de la dette climatique va nous amener à chercher des solutions qui seront toujours partielles et temporaires. Le changement climatique est pour beaucoup un problème très abstrait et certains essayent même de façon réitérée de nier l’existence des causes qui seraient dûes à l’homme dans ce changement. D’un autre côté, on profite de l’ampleur de ce problème au niveau historique et géographique pour en diluer les responsabilités et il devient quasiment impossible pour les victimes actuelles de démontrer qui est responsable et donc, d’obtenir des réparations et des compensations.
 
Cependant, nous devons prendre comme base le concept plus large de “dette écologique”. Cette dette qui concerne les peuples du Sud continue à s’accumuler depuis une centaine d’années et actuellement l’exploitation des biens naturels par les grandes entreprises et les pays du Nord, continue avec le soutien des institutions financières internationales. C’est pourquoi nous devons questionner nos propres gouvernements du Sud qui souvent reproduisent ces mêmes modèles et continuent d’appuyer les projets d’extraction qui portent préjudice à l’environnement et affectent leurs populations. Avec cette attitude, les pays du Sud contribuent aussi à l’augmentation de la dette écologique envers leurs peuples et envers la nature. Le premier pas vers le paiement de cette dette devrait être la cessation immédiate des investissements dans ces projets néfastes.
 
Par conséquent, nous ne pouvons parler de la reconnaissance et de la défense des droits de la Mère Terre sans prendre en considération la dette écologique elle-même. La justice climatique que réclament bien des peuples, victimes des changements climatiques, n’est qu’une partie de la notion plus vaste de justice écologique qui inclue aussi les aspects sociaux et environnementaux. Il sera impossible de répondre correctement aux problèmes causés par le changement climatique sans tenir compte de ses impacts sur les droits humains et sur les droits de la nature.
 
Nous ne pouvons pas nous contenter seulement de décrire la situation que vivent les peuples, il nous faut aussi surmonter les effets de cette situation et rendre concrète avec les communautés indigènes le droit de décider et de réguler l’exploitation sans causer des dommages à la Mère Terre. Il faut être cohérents entre le dire et le faire. Garder présente la notion de développement,c’est trouver un équilibre entre les besoins de l’être humain et des peuples avec la protection de la Mère Terre.
 
Réunis ici à Cochabamba pour parler du changement climatique et des droits de la Mère Terre, nous ne pouvons perdre cette opportunité de faire aussi le lien entre ces deux aspects tout en recherchant une véritable justice écologique.
 
Vers la création d’un Tribunal Pénal International de Justice Ecologique.
 
Un des premiers pas vers cette justice écologique , c’est la création d’une Cour Pénale Internationale pour la Défense de l’Environnement, comme le propose l’Académie Internationale des Sciences de l’Environnement (IAES) dont le siège est à Venise. L’IAES comprend déjà plus de 120 scientifiques . Nous avons besoin de parcourir un long cheminement pour atteindre l’objectif poursuivi et nous ne l’atteindrons pas du jour au lendemain. Il faut d’autre part être bien conscients que cette Cour, ce Tribunal pénal de Justice Ecologique n’est qu’un instrument pour faire changer la situation actuelle et, pour arriver jusqu’à sa constitution, nous devons nous fixer plusieurs objectifs à court, à moyen et à long terme.  
 
L’accent principal doit être mis sur le droit des peuples, selon la déclaration d’Alger de 1976, non seulement parce que tous les peuples sont affectés par le changement climatique et les désastres environnementaux, mais aussi parce que nous devons souligner et réaffirmer le droit de tous les peuples à s’autodéterminer par eux-mêmes pour décider de leur propre destin et à garder pour eux leurs richesses naturelles. Tous les peuples pourront recourrir directement à ce tribunal sans avoir besoin de passer par leurs gouvernements et, dans le banc des accusés, on pourra trouver soit des entreprises, soit des états ou même des individus.
 
Pour être plus concrets, dans un objectif à court terme, on pourra mettre, par exemple, la création d’un Tribunal des Peuples pour la dette écologique et la Justice Climatique; ceci afin d’approfondir les causes structurelles de ces problèmes et de déterminer les responsabilités.
 
A plus long terme, on pourra mettre l’accent sur la réforme du Statut de Rome qui reconnaît les délits environnementaux comme crimes de lèse-humanité et amplifier ainsi les attributions de cette Cour Pénale internationale. D’autre part, nous pouvons déjà établir d’autres objectifs à court et à moyen terme. Déjà nous possédons toutes les conditions pour la construction d’une cour pénale internationale. Tout dépend maintenant de la volonté politique des gouvernements. Cette volonté doit déjà se manifester  par des faits concrets et non par de simples déclarations de principe comme celles de Copenhague. Concrétement, nous proposons de rédiger un traité international qui aurait pour commencer la signature d’au moins deux pays. Aujourd’hui, nous sommes en Bolivie et nous pouvons déjà demander l’adhésion et l’engagement de son gouvernement qui a démontré sa capacité à soutenir les initiatives qui défendent les droits des peuples et de la Mère Terre. Par la suite, nous proposerons l’adhésion à ce traité  à d’autres pays du continent comme l’Equateur, le Venezuela, l’Argentine ainsi qu’à d’autres pays du monde.
 
Ne cherchons pas d’excuses; il existe déjà un réseau latino-américain de fiscalité environnementale qui peut se mettre au travail et mettre en accusation les responsables présumés des désastres climatiques et écologiques. De même, nous n’avons pas besoin d’inventer un nouveau cadre légal car nous pouvons utiliser les lois de nos différents pays ainsi que les traités internationaux déjà signés et qui suffisent amplement. Le principal problème aujourd’hui, c’est la totale impunité dont bénificient les entreprises internationales pour s’emparer de nos richesses naturelles.
 
Conclusion.
 
En résumé, dans un premier temps, décrivons les problèmes dans leur globalité et unissons-nous dans la lutte contre le changement climatique pour défendre les droits de la Mère Terre, grâce à la promotion d’une véritable justice écologique qui prendra en considération les impacts négatifs sur les peuples et sur la Terre elle-même.
 
Dans un second temps, dénonçons les responsables des crises actuelles, comme les pays du Nord qui doivent reconnaître leur responsabilité historique ainsi que leur participation actuelle à l’aggravation des crises climatiques et environnementales. Mais, d’un autre côté, nous n’oublierons pas d’exiger de nos propres gouvernements du Sud, qu’ils cessent de contribuer à la dégradation des droits des peuples et de la Nature et qu’ils s’engagent à particioper à une transformation radicale de nos sociétés.
 
Dans un troisième temps, demandons à nos gouvernements de faire preuve de leur volonté politique pour réaliser des pas concrets afin d’atteindre toute une série d’objectifs à court, à moyen et à long terme.Aujourd’hui, nous pouvons déjà faire un premier pas pour constituer un tribunal pénal international pour l’environnement dans les conditions que nous avons définies.
 
C’est là seulement un commencement, mais un commencement concret, nécessaire et à notre portée.
 
Espérons que devant l’échec des instances internationales comme celui de Copenhague, on pourra enfin avancer pour surmonter l’impunité juridique dont jouissent aujourd’hui ceux qui provoquent le changement climatique. (Traduction: Francis Gély)
 
Cochabamba – Bolivie, le 20 avril 2010.
 
https://www.alainet.org/es/node/141323
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