La Caraïbe et Cuba : Cuba et la Caraïbe: une réflexion

28/02/2012
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Je vais être volontairement provocateur. La question que je souhaiterais poser ici est la suivante : La Caraïbe est-elle plus éloigné de Cuba que Cuba n'est éloigné de la Caraïbe ?
 
Clairement je ne parle pas ici au sens géographique. Les cartes sont les mêmes, quelque soit le langage.
 
Ni politiquement. Les relations politiques sont aussi chaleureuses qu'elles l'ont été durant les 40 dernières années. Des sommets Cuba-Caricom se tiennent tous les trois ans ; le plus récent datant de quelques mois seulement. Les nations du Caricom condamnent quotidiennement l'embargo des Etats-Unis sur Cuba. Et il y a tout juste trois ans, Fidel Castro fut honoré de l'Ordre de la Communauté Caribéenne – le premier et jusque là le seul non-national du Caricom à recevoir cette distinction.
 
En termes de coopération technique, des centaines de nationaux du Caricom ont obtenu des bourses complètes pour étudier à Cuba; tandis que des centaines de Cubains travaillent dans les pays du Caricom en tant que professeurs, médecins et autres professions de santé.
 
Les peuples du Caricom ont beaucoup apprécié la gigantesque contribution du personnel médical cubain en Haïti, avant et après le tremblement de terre de janvier 2010.
 
De la même manière, les citoyens du Caricom n'oublieront jamais les sacrifices endurés par les Cubains pour éradiquer l'apartheid du continent Africain. Un sacrifice payé avec le sang de centaines de combattants cubains. Non, nous n'oublierons jamais cela.
 
Plutôt, ma question 'La Caraïbe est-elle plus éloignée de Cuba que Cuba n'est éloigné de la Caraïbe' ; soulève des questions de perception d'ordre identitaires.
 
A ce moment de l'exposé, je dirais que l'un des développements les plus intéressants dans la Caraïbe anglophone au cours des 50 dernières années a été le développement d'une conscience caribéenne ; une conscience qui englobe aujourd'hui jusqu'aux principaux pays de la Caraïbe non anglophone.
 
L'émergence du sentiment de 'famille caribéenne' intègre ainsi désormais notamment le Suriname et Haïti – aujourd'hui tous deux membres de la Communauté Caribéenne – et Cuba. On entend ainsi très souvent dans des déclarations du Caricom qu'il est nécessaire de réintégrer Cuba dans les institutions de l'hémisphère et de mettre fin à l'embargo imposé par les États-Unis.
 
Cette notion de 'famille caribéenne' doit beaucoup au travail des historiens, des écrivains et autres universitaires – comme ceux du 'New World Group', à propos desquels un livre sera présenté ici lors de cette table-ronde.
 
La question que je souhaite poser à mes collègues cubains est la suivante : comment ceci se marrie-t-il avec la conception que les cubains se font d'eux-mêmes ? Est-ce que Cuba accepte l'idée de 'famille caribéenne' auquel l'île est rattachée ? Ou est ce que Cuba ne se conçoit pas plutôt à travers une affiliation principale avec la plus large famille latino-américaine ? Et comment cette relation entre les deux est-elle perçue ?
 
A ce niveau, je voudrais souligner un point important. Je ne pense pas qu'il y ait une contradiction entre être Latino-américain et Caribéen. Je reviendrais là dessus plus tard dans cet exposé.
 
Non. La question que j'essaye de poser ici est plus exactement celle du cadre identitaire régional de référence.
 
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les Cubains peuvent se considérer comme Latino-américains avant tout, et ensuite seulement – peut être - Caribéens. La plus évidente est l'expérience coloniale et le langage partagé. La taille en est une autre. Cuba, avec ses 11 millions d'habitants, ressemble plus aux petits pays sud-américains qu'aux îles de la Caraïbe en termes de population.
 
Mais je me demande si la raison ne vient pas aussi en partie de la question de l'identité africaine à Cuba, avec la place de l'héritage africain dans la perception que les Cubains se font d'eux mêmes.
 
Par exemple, jusqu'à quel point l'idée de 'Cubanidad' englobe-t-elle l'élément africain ? Jusqu'à quel point cette idée englobe-t-elle la Caraïbe ? Qu'est ce que la Caraïbe signifie dans la conscience populaire cubaine ? Jusqu'à quel point cette catégorie 'caribéenne' est elle imbriquée avec la catégorie 'africaine' ?
 
Je sais que je marche ici dans un champ de mines. Mais je suis choqué du nombre de fois où il est affirmé que Santiago de Cuba est la 'ville la plus caribéenne' de Cuba. Les habitants de Santiago eux mêmes s'en vantent !
 
Il est évident pour tout le monde que ces affirmations veulent en fait dire que Santiago est la ville cubaine dans laquelle la présence de l'héritage africain est la plus visible.
 
Alors, est-ce que ceci veut dire pour les Cubains que le 'Cuba caribéen' est égal au 'Cuba africain' ; et qu'il devrait être distingué du 'Cuba hispanique', ce dernier étant l'élément prédominant dans la définition de ce qu'est être 'Cubain', et par extension 'Latino-américain' ?
 
C'est une question importante pour laquelle je suis sur qu'il n'existe pas de réponse facile. Je suis conscient que ces sujets sont vivement débattus à l'intérieur de la société cubaine. Mon objectif ici est de mettre la question sur la table, de la poser à nos frères et sœurs cubains, pour ouvrir le dialogue entre nous.
 
(Sur le sujet de l' 'Hispanique', j'ai appris récemment que le gouvernement espagnol offre désormais la citoyenneté aux Cubains qui peuvent prouver leur ascendance espagnole. Un passeport espagnol est extrêmement avantageux pour ceux désirant voyager et travailler en Europe ou voyager aux États-Unis. Je serais le dernier à critiquer les Cubains qui acceptent cette offre - dans mon propre pays, la Jamaïque, la possession d'un passeport des États-Unis, ou d'une « Carte Verte » est l'un des biens les plus convoités. La question est de savoir si l'amalgame entre 'identité' et 'ascendance' aura des implications pour la société cubaine ?)
 
Pour revenir à la question de l' 'Afrique à Cuba'. En 1976 je crois, dans un discours de Fidel sur la mission cubaine en Angola, je me rappelle qu'il déclara que Cuba remboursait sa dette historique au peuple africain pour les milliers de fils et de filles d'Afrique réduits en esclavage qui ont été amenés de force pour travailler sur les plantations cubaines. il déclara aux centaines de milliers de cubains assemblés : Nous [cubains] ne sommes pas seulement un pays Latino Américain; nous sommes aussi un pays Latino Africain[1].
 
Cette déclaration fut rapportée par la presse jamaïcaine. Elle est gravée dans ma mémoire. C'est une déclaration assez extraordinaire.  D'autant plus qu'elle précéda de longue date les mouvements sociaux d'afrodescendants qui eurent un impact sur les politiques latino-américaines.
 
Il me semble que cette déclaration, faite par le leader de la Révolution Cubaine, fut un pas d'une importance capitale vers le début de la compréhension du fait que la présence africaine imprègne  l'ensemble de la société cubaine. Ce n'est pas un phénomène propre à Santiago, mais bien une partie intégrante de ce que veut dire être 'Cubain'.
 
Et certainement, ceci est l'élément qui relie Cuba  à la Caraïbe ; ce qui fait de Cuba – l'ensemble de Cuba – un pays de la Caraïbe comme les autres.
 
Et ceci ne vient en aucun cas remettre en cause le fait d'être « Latino-américain ». Le regretté Lloyd Best avait pour habitude de dire que « la chose la plus important à propos de l'Amérique Latine, c'est qu'elle n'est pas Latine ». Oui ! Car l'Amérique 'Latine' est indigène. L'Amérique 'Latine' est ibérique. L'Amérique 'Latine' est africaine. Elle est asiatique. Elle est nord-européenne ; elle est créole.
 
Si nous restons coincés dans les vieux noms que nous-nous attribuons à nous mêmes, nous restons coincés dans les vieilles façons de penser. Personnellement, je suis attiré par l'idée de Nuestra America - « Notre Amérique » - le terme employé par José Marti. Notre Amérique signifie une relation de propriété avec notre espace. Notre Amérique englobe une multiplicité d'expériences, reliées entre elles par une expérience commune. Notre Amérique est une affirmation de la 'souveraineté de l'esprit' et de l'imagination (George Lamming).
 
C'est à partir d'ici que l'on peut arrêter d'essayer de distinguer 'Caribéen' de 'Latino-américain'. Car notre réalité historique est telle que ce que nous considérons comme l'expérience caribéenne est partie intégrante de ce que nous considérons comme l'expérience latino-américaine. Il s'agit de cette partie de la région qui est centrée autour de l'expérience de l'esclavage et du système de plantation ; avec le sucre, le café et le tabac ; avec la présence Africaine et la présence Asiatique.
 
La Caraïbe est dans les îles et archipels, mais bien plus encore. Le Caraïbe est au Brésil. La Caraïbe est au Pérou. Elle est en Colombie et au Venezuela. Elle est en Amérique Centrale.
 
Donc une chose que nous devons considérer est d'enseigner nos histoires 'nationales' en les intégrant dans la matrice de l'expérience caribéenne, en tant que partie intégrante de l'expérience plus large des peuples de Notre Amérique. Cette façon de nous pencher sur notre expérience nous amène à nous interroger sur les répercutions de l'impérialisme et du colonialisme, de l'exploitation des travailleurs dans les systèmes capitalistes, de la résistance, de l'affirmation, de la création.
 
La Révolution Cubaine, comme nous le savons bien, plonge ses racines dans les guerres d'indépendance de Cuba au 19ième siècle. Elle prend aussi source dans les guerres d'indépendance d'Amérique Latine. Mais avant tout cela il y eut la Révolution Haïtienne.
 
Comme je l'ai dis ailleurs, Haïti fut le premier Cuba ; ou plus exactement Cuba fut le second Haïti.
 
Haïti fut soumis à un embargo par les pouvoirs impériaux esclavagistes pendant des décennies après sa déclaration d'indépendance. Haïti n'eut pas d'Union Soviétique pour l'aider. L'embargo fut seulement levé lorsque Haïti accepta de payer une somme astronomique aux anciens propriétaires esclavagistes pour leurs 'propriétés' perdues. Cette dette plomba les finances publiques pour plus d'un siècle et anéanti tout espoir de développement pour Haïti[2].
 
La Révolution Cubaine est héritière de Marti et de Maceo, oui ; mais aussi de Bolivar et Miranda, de Toussaint et Dessalines[3].
 
Les pensées socialistes et nationalistes cubaines se situent dans la matrice de la résistance intellectuelle au pouvoir ; une résistance qui trouve écho ailleurs dans la région.
 
Nous avons besoin de plus de publications croisées de textes en langages caribéens pour documenter cette résistance, et pour apprendre les uns des autres.  Une initiative importante fut prise avec l'édition à Cuba de livres d'Eric Williams, C.L.R. James, Lloyd Best et Kari Levitt, Arthur Lewis et Amilio Jorge Rodriguez. Les livres présentés lors de cette table ronde deviendront,  à leur tour, un jour, des ressources clefs.
 
Dans la Caraïbe anglophone, nous devons nous pencher plus sur le travail de Marti, Ortiz, Fraginals, Guillen et Fidel.
 
Nous devons dépasser les perceptions de la 'Culture Caribéenne'  comme une culture 'traditionnelle', distincte de la 'haute' culture – une vision euro-centrique. La culture caribéenne est la réalité vécue par notre peuple lorsque nous faisons face chaque jour, lorsque nous-nous affirmons, lorsque nous créons.
 
Nous devons envoyer à Cuba de nombreux enseignants originaires d'autres parts de la région, dans les écoles et dans les universités, pour qu'ils partagent l'expérience de la résistance, de la création, de ce que nous avons de commun et de divers, avec les étudiants cubains qui sont le socle de la Nation. 
 
Ceci représente un voyage vers la découverte mutuelle de ce que nous sommes nous-mêmes. Et quel voyage pourrait être plus passionnant ? C'est un voyage sans destination finale.
 
La joie réside dans le voyage lui même.
 
Pour finir, permettez-moi remercier la Révolution Cubaine, pour ce qu’elle est.
 
·         Remarques lors de la table-ronde «  El Caribe y Cuba a 40 años de relaciones diplomáticas » et la présentation du livre  El Caribe a 50 Años de la Revolución Cubana, édité par Milagros Martinez et Jacqueline Laguardia (pub. Editorial Nuevo Milenio), La Havane, 11 février 2012.
 
 
(Traduction française par Romain Cruse)
 
- Norman Girvan Professorial Research Fellow à UWI Graduate Institute of International Relations de la University of the West Indies à St. Augustine, Trinidad et Tobago. http://normangirvan.info. Ancien Secrétaire Général de l'Association des États des Caraïbes.
 
 

 
[1]   Discours du commandant en chef Fidel Castro Ruz lors du premier congrès du parti  communiste cubain ; Place de la Révolution, 22 décembre 1975. 
 
[2]   Voir Hilary Beckles, “Haiti: The Hate and the Quake”, http://www.normangirvan.info/beckles-hate-quake/
 
[3]    Pour reprendre C.L.R. James, « la révolution de Castro est autant du 20ieme siècle que celle de Toussaint était du 18ieme. Mais malgré la distance d’un siècle et demi qui les séparent, les deux sont caribéennes. Les gens qui les ont menées, les problèmes qu’ils ont rencontrés et les solutions qu’ils y ont apportées, sont caribéens, le produit d’une origine et d’une histoire particulière ». C.L.R. James, Les Jacobins Noirs. Appendice.
https://www.alainet.org/es/node/156149
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