Entretien exclusif avec Julian Assange
« Google nous espionne et en informe les Etats-Unis »
18/12/2014
- Opinión
Depuis trente mois, Julian Assange, héros de la lutte pour une information libre, vit à Londres, refugié dans les locaux de l’Ambassade de l’Equateur. Ce pays latino-américain a eu le courage de lui offrir l’asile diplomatique quand le fondateur de WikiLeaks était persécuté par les gouvernements des Etats-Unis et de plusieurs de ses alliés (Royaume-Uni, Suède). Le seul crime de Julian Assange est d’avoir dit la vérité et d’avoir divulgué, via WikiLeaks, des révélations sur les sinistres réalités cachées des guerres d’Iraq et d’Afghanistan, et sur les manigances de la diplomatie américaine.
Julian Assange, au même titre qu’Edward Snowden, Chelsea Manning et Glenn Greenwald, fait partie d’un nouveau groupe de dissidents qui, pour avoir révélé des vérités, sont désormais traqués et pourchassés non pas par des régimes autoritaires, mais par des Etats qui prétendent être des « démocraties exemplaires ».
Dans son nouveau livre, « Quand Google rencontra WikiLeaks » (Clave intelectual, Madrid, 2014) dont l’édition espagnole est en librairie depuis le 1er décembre [1], Julian Assange va plus loin dans ses révélations, comme toujours formidablement documentées. Tout part d’une longue conversation d’Assange avec Eric Schmidt, le président exécutif de Google, en juin 2011. Ce dernier était venu interviewer le créateur de WikiLeaks pour un essai qu’il préparait alors sur l’avenir de l’âge numérique.
Lorsque ce livre, intitulé « The New Digital Era » (2013), fut publié, Assange constata que ses déclarations avaient été changées et que les thèses soutenues par Schmidt étaient passablement délirantes et mégalomaniaques. Le nouvel ouvrage du créateur de WikiLeaks est donc sa réponse aux élucubrations du patron de Google.
Parmi d’autres révélations, Assange raconte ici comment Google — et Facebook, Amazon, etc., — nous espionnent, nous surveillent et comment ce firmes transmettent ces informations aux agences d’espionnage des Etats-Unis. Il montre aussi comment la principale entreprise de technologie numérique est étroitement liée, de façon presque structurelle, au Département d’Etat. Assange affirme aussi que les grandes entreprises de la galaxie numérique nous surveillent et nous contrôlent bien plus que les Etats eux-mêmes.
« Quand Google rencontra WikiLeaks » est une œuvre intelligente, stimulante et nécessaire. Un régal pour l’esprit. Le livre nous ouvre les yeux sur nos propres pratiques de communication quotidiennes, quand nous nous servons d’un téléphone intelligent (« smartphone »), d’une tablette, d’un ordinateur ou tout simplement quand nous naviguons sur Internet avec la candeur de celui qui se croit plus libre que jamais. Attention !, nous dit Assange, Comme le Petit Poucet, vous laissez derrière vous des traces de votre vie privée que certaines firmes, comme Google, recueillent avec le plus grand soin et archivent secrètement. Un jour, elles s’en serviront contre vous…
Pour nous entretenir de tout cela et de bien d’autres sujets, nous avons rencontré Julian Assange, lucide et fatigué, à Londres, le 24 octobre dernier, dans un petit salon accueillant de l’Ambassade de l’Equateur. Il est arrivé, pâle et souriant, avec une barbe blonde de plusieurs jours, avec sa tête d’ange préraphaélite, de longs cheveux, des traits fins, des yeux clairs… Il est grand et mince ; parle d’une voix basse et lente. Ce qu’il dit est profond et pensé, on sent que cela lui vient du fond de lui-même. Il a quelque chose d’un gourou… Nous avions prévu parler une demi-heure, pour ne pas le fatiguer, mais la conversation devenant de plus en plus intéressante, nous avons finalement conversé pendant plus de deux heures et demie…
IR : Le cœur de ton nouveau livre — « Quand Google rencontra WikiLeaks » — est ta rencontre, en juin 2011, avec Eric Schmidt, le président exécutif de Google. A un certain moment tu dis : « Google est la société la plus influente du monde ». Qu’entends-tu par « la plus influente » ?
JA : Ce que j’essaie de dire est que le monde vit actuellement un changement très profond, et que Google est l’entité qui a le plus d’influence sur l’essence de ce changement et peut-être aussi sur sa vitesse. Nous pouvons même nous demander si Google n’est pas, en termes absolus, l’entreprise la plus influente. Je n’en suis pas sûr. Il y a plusieurs méga-entreprises qui pourraient occuper cette position, celle d’être la plus influente en termes absolus.
Mais au moins parmi les entreprises de communication, oui, Google est, absolument, la plus influente. Il y en a d’autres qui peuvent avoir aussi une très grande influence, comme General Electric, ou Raytheon, ou Booz Allen Hamilton, ou ExxonMobil, ou Chevron, mais elles répondent toutes plus ou moins à un modèle d’affaires stabilisé et le genre d’influence qu’elles peuvent exercer n’est pas si évident. Elles sont très grandes, c’est sûr, mais elles sont statiques. Google, en revanche, est en constante évolution ; elle a doublé sa valeur en Bourse entre 2011 et aujourd’hui, passant de 200 milliards de dollars à 400 milliards… Et sa pénétration dans la société globale, en termes d’interaction avec les individus, a augmenté plus que toute autre entreprise de même envergure.
Mais au moins parmi les entreprises de communication, oui, Google est, absolument, la plus influente. Il y en a d’autres qui peuvent avoir aussi une très grande influence, comme General Electric, ou Raytheon, ou Booz Allen Hamilton, ou ExxonMobil, ou Chevron, mais elles répondent toutes plus ou moins à un modèle d’affaires stabilisé et le genre d’influence qu’elles peuvent exercer n’est pas si évident. Elles sont très grandes, c’est sûr, mais elles sont statiques. Google, en revanche, est en constante évolution ; elle a doublé sa valeur en Bourse entre 2011 et aujourd’hui, passant de 200 milliards de dollars à 400 milliards… Et sa pénétration dans la société globale, en termes d’interaction avec les individus, a augmenté plus que toute autre entreprise de même envergure.
IR : Plus que les firmes financières… ?
JA : Oui, sans aucun doute.
IR : Tu écris que « le progrès de la technologie de l’information, incarnée par Google, annonce la mort de la vie privée pour la plupart des personnes et ramène le monde vers l’autoritarisme ». N’es-tu pas trop pessimiste ?
JA : Je ne crois pas que l’on puisse regarder le monde et décider si nous voulons des faits optimistes ou pessimistes. Les faits sont ce qu’ils sont. D’autres phénomènes sont en cours et nous pouvons considérer qu’ils sont optimistes, mais pas ce que Google est en train de faire. Il s’agit d’autres processus en cours.
IR : Nous en parlerons plus tard. Maintenant je voudrais te demander : sur quoi te fondes-tu pour affirmer que « les technologies de la Silicon Valley sont un instrument au service de la politique étrangère des Etats-Unis ? ».
JA : Sur plusieurs données que je décris dans le livre. En premier lieu, la longue histoire de collaboration entre le complexe militaro-industriel des Forces Armées des Etats-Unis et la Silicon Valley. Toute personne ayant fait des recherches sur la Silicon Valley le sait. Noam Chomsky a dénoncé avec force ce qui s’y est passé dans les décennies de 1970 et 1980 [2]. En fait, si nous regardons en arrière et songeons à la conception que l’on avait à l’époque des ordinateurs, c’étaient des machines énormes que les militaires mettaient au service des grandes entreprises américaines. L’idée que les gens se faisaient du superpouvoir des ordinateurs se reflète dans des films comme, par exemple, Colossus [3]. En tout cas, à l’époque c’étaient les militaires qui pilotaient le développement de l’Etat : en aidant à aller sur la Lune, à construire des armes atomiques, à dessiner des missiles ICBM [4], à accélérer la vitesse des sous-marins nucléaires, en aidant le Service des Impôts à surveiller la fiscalité de chaque personne… Tout cela a changé dans les années 1990, quand la Silicon Valley a commencé à développer un marché de consommation, à mettre les progrès de la technologie informatique à la portée du grand public. C’est à ce moment là que commença à se créer ce qu’on pourrait appeler une « bulle de perception » qui présentait les entreprises de la Silicon Valley comme « amies » des gens, « amies » des consommateurs. Apple, Google, Amazon et plus récemment Facebook, ont encouragé cette vision et en ont profité. Et tout cela a créé une illusion… qui a permis d’oblitérer la vision précédente, négative, celle que la plupart des universitaires avaient de la Silicon Valley, une Sillicon Valey qui collaborait avec les militaires.
En deuxième lieu, ces nouvelles sociétés, comme Google, que je décris dans mon livre, ont établi des liens étroits avec l’appareil d’Etat, à Washington, en particulier avec les responsables de la politique étrangère. Cette relation est devenue une évidence. C’est celle des dirigeants de Google, Eric Schmidt [5], Jared Cohen [6]... Ils ont les mêmes idées politiques et partagent une vision du monde identique. Et, au bout du compte, les liens étroits et la vision du monde commune de Google et de l’Administration américaine sont au service des objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis.
En deuxième lieu, ces nouvelles sociétés, comme Google, que je décris dans mon livre, ont établi des liens étroits avec l’appareil d’Etat, à Washington, en particulier avec les responsables de la politique étrangère. Cette relation est devenue une évidence. C’est celle des dirigeants de Google, Eric Schmidt [5], Jared Cohen [6]... Ils ont les mêmes idées politiques et partagent une vision du monde identique. Et, au bout du compte, les liens étroits et la vision du monde commune de Google et de l’Administration américaine sont au service des objectifs de la politique étrangère des Etats-Unis.
IR : Précisément, sur ce même sujet, tu écris que quand Eric Schmidt a visité la Chine, la Corée du Nord et la Birmanie en 2013, il était clair qu’il menait une opération de « diplomatie occulte » pour Washington. En as-tu des preuves ?
JA : Je me fonde sur mon expérience. Nous avons pu prouver que quand il y avait un flux d’information entre Eric Schmidt et moi, cette information arrivait immédiatement au plus haut niveau du Département d’Etat [7]. Et quand Eric Schmidt me contactait à travers Lisa Shields [8], le flux d’information se produisait auparavant, dans le sens contraire, du Département d’Etat à Eric Schmidt… En ce qui concerne la diplomatie occulte avec la Corée du Nord et autres pays avec lesquels Washington ne veut pas que l’on sache qu’il communique directement, ce n’est pas moi qui l’affirme, je me limite à répéter et à reproduire les affirmations d’autres personnes expertes. Mais comme je viens de te le dire, j’ai eu l’expérience concrète du rôle d’Eric Schmidt d’informateur du Département d’Etat ; d’autres experts ont su également évaluer ce que Schmidt a fait en Corée du Nord et dans d’autres pays.
IR : Il y a quelques mois, Eric Schmidt a visité Cuba [9]. Crois-tu que c’était également dans le cadre d’une « diplomatie occulte » ?
JA : Oui, je le crois.
IR : Penses-tu avoir commis une erreur en recevant Eric Schmidt et ses amis proches du gouvernement des Etats-Unis en 2011 ? As-tu pêché par naïveté ?
JA : Ce sont des questions intéressantes. Depuis longtemps je suis habitué à rencontrer beaucoup de personnes de toute sorte. Par exemple, des journalistes avec des antécédents douteux. Mais je n’avais pas le temps d’évaluer les motivations qui les poussaient à venir me voir. J’ai donc abordé le rendez-vous avec Eric Schmidt et les trois personnes qui l’accompagnaient [Jared Cohen, Lisa Shields, Scott Malcomson] de la même façon que toujours. Evidemment, j’ai fait très attention à ne pas révéler des détails de nos opérations ni les noms des membres de mon équipe… Cette sorte de précautions… Si tu lis attentivement la transcription de notre conversation, tu constateras que je tente de dévier certaines questions trop intrusives d’Eric Schmidt. Par exemple, quand il me demande comment WikiLeaks se défendait techniquement à ce moment là… Au lieu de répondre, j’ai décrit comment WikiLeaks se défendait… longtemps auparavant ! Mais tu peux apprendre beaucoup sur une personne en discutant longuement avec elle. La visite d’Eric Schmidt et de ses trois accompagnateurs du Département d’Etat a duré plus de cinq heures... C’est un temps suffisamment long pour te faire une idée relativement précise sur la santé de quelqu’un, son état d’esprit, ce qui l’intéresse, ce qui le fait rire, etc. Bien sûr, maintenant j’aurais été un peu plus attentif, si j’avais connu le type d’information qu’Eric Schmidt allait transmettre directement au Département d’Etat… Mais cela dit, j’ai aussi obtenu les mêmes informations sur lui, j’ai appris qui était Schmidt, et je crois que les lecteurs, eux aussi, le perçoivent. Si l’on fait une analyse attentive des questions qu’ils m’ont posées, lui et les trois personnes qui l’accompagnaient, ce qui les a fait rire, la différence entre un vrai rire et un faux rire… on peut déduire certaines choses… Par exemple, il est très clair qu’Eric Schmidt voit la Chine comme un ennemi… Car quand j’ai fait de l’humour en racontant la façon dont WikiLeaks avait trompé la sécurité chinoise, le rire de Schmidt a été fort et spontané, tandis qu’à d’autres moments son rire sonnait faux…
IR : As-tu été déçu en lisant la version tronquée de cette conversation que Schmidt donne dans son livre [10] ?
JA : J’ai été plus déçu par le livre de Schmidt en tant que livre. C’est cela qui m’a déçu. Mais il a été très intéressant de découvrir ce que le livre tentait d’être. Bien évidemment, moi aussi j’ai enregistré notre rencontre, j’ai eu l’expérience personnelle de savoir exactement ce que j’avais dit à Schmidt et ce qu’il en a reproduit dans son livre. J’ai ainsi vu ce qu’il tentait de faire. J’ai pu saisir l’objectif de Schmidt en analysant quelles étaient les parties de la conversation qu’il avait gardées, celles qu’il avait cachées et celles qu’il avait modifiées. Son but n’était pas de m’attaquer personnellement, même s’il a dit des choses blessantes. Ce qu’il a tenté de faire, c’est de placer Google comme le « visionnaire géopolitique » dont les Etats-Unis avaient besoin. Afin que les autorités de Washington se rapprochent de lui et écoutent Google…
IR : Tu dis que si les citoyens qui critiquent l’espionnage et le contrôle exercés par l’Etat sont nombreux, ceux qui critiquent la surveillance exercée par les entreprises privées le sont beaucoup moins. Cette surveillance est-elle aussi dangereuse que celle des Etats ?
JA : Tu supposes donc qu’il y a une différence entre l’Etat et les grandes entreprises privées… [rires]
IR : Je te pose une question... J’ai mon opinion là-dessus... [rires]
JA : Cette division est en train de disparaître dans la plupart des pays occidentaux. Mais c’est aux Etats-Unis que la complicité est la plus évidente. Par exemple, 80% du budget des agences de sécurité nationale [11] va à l’industrie privée. Même l’agence d’espionnage la plus secrète des Etats-Unis, qui fait partie du noyau dur le plus protégé de l’Etat, affecte 80% de son budget aux industries privées. Il est donc intéressant de se demander pourquoi y a-t-il eu plus d’enquêtes sur l’espionnage d’Etat que sur celui des entreprises privées. Je crois que deux choses sont en train de se produire. Tout d’abord, une loi générale : plus le degré d’abstraction d’un problème augmente, plus le nombre de personnes capables de comprendre cette abstraction diminue. Par exemple, quand le gouvernement des Etats-Unis engage l’entreprise militaire privée Blackwater [12] pour que ses mercenaires opèrent au Moyen-Orient, quel est le degré d’attention que l’on prête au nombre de mercenaires intervenant en Irak ou en Afghanistan, comparé à ce qui se publie sur le nombre de militaires des forces armées sur ces mêmes théâtres d’opérations ? Quelle attention prête-t-on quand les mercenaires de Blackwater tuent quelqu’un, ou commettent un délit, comparé à la couverture médiatique quand le crime ou le délit est commis par un militaire ? Cependant, dans les deux cas, le commanditaire qui donne les instructions et finance les opérations est bien le même : le gouvernement des Etats-Unis. Seulement on lui donne un nom différent et lui donner un nom différent suffit à cacher la vérité et à dissimuler la réalité.
En second lieu, il y a l’aspect idéologique, surtout aux Etats-Unis. Nous avons d’un côté la gauche américaine… Presque toute la gauche libérale se trouve au sein du Parti démocrate, qui pratique un système de clientélisme, et n’exerce donc pas un examen adéquat de ce qui est en train d’arriver à cause des excès du gouvernement, y compris la privatisation généralisée. Et, de l’autre côté, nous avons l’aile libertaire du Parti républicain qui affirme que seul le gouvernement pose problème, jamais le secteur privé. Cependant, c’est le secteur privé qui dirige, en grande partie, le gouvernement. Et certaines méga-entreprises, comme Google ou Goldman Sachs, avec leur taille énorme et leurs monopoles, dirigent les services centraux de l’Etat comme s’ils étaient le gouvernement lui-même… Ces méga-entreprises privées ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB de la Nouvelle Zélande ou d’autres Etats.
En second lieu, il y a l’aspect idéologique, surtout aux Etats-Unis. Nous avons d’un côté la gauche américaine… Presque toute la gauche libérale se trouve au sein du Parti démocrate, qui pratique un système de clientélisme, et n’exerce donc pas un examen adéquat de ce qui est en train d’arriver à cause des excès du gouvernement, y compris la privatisation généralisée. Et, de l’autre côté, nous avons l’aile libertaire du Parti républicain qui affirme que seul le gouvernement pose problème, jamais le secteur privé. Cependant, c’est le secteur privé qui dirige, en grande partie, le gouvernement. Et certaines méga-entreprises, comme Google ou Goldman Sachs, avec leur taille énorme et leurs monopoles, dirigent les services centraux de l’Etat comme s’ils étaient le gouvernement lui-même… Ces méga-entreprises privées ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB de la Nouvelle Zélande ou d’autres Etats.
IR : De l’Equateur, par exemple…
JA : En effet, de l’Equateur. Si nous comparons l’entreprise pétrolière Chevron, qui a un chiffre d’affaires annuel d’environ 300 milliards de dollars, et l’Equateur, qui a un PIB annuel d’environ 90 milliards de dollars… la différence est abyssale. Nous savons qu’il y a un conflit entre les deux entités [13]. Chevron tente de présenter l’Equateur comme un « Etat puissant » qui use de sa force de coercition pour soumettre et intimider une entreprise privée… Mais si l’on se réfère aux revenus, des deux, c’est Chevron qui possède le plus de ressources. Ce n’est pas comparable. Elle est si puissante qu’elle a pu s’associer, en plus, au pouvoir des Etats-Unis eux-mêmes. Lesquels possèdent aussi l’habilité de se servir de la force de coercition de façon non directe, mais indirecte, pour tenter d’intimider l’Equateur… En mobilisant, si nécessaire, ce que l’on appelle la « société civile »…
IR : Ce concept de « société civile » serait donc une fable ?
JA : Le concept n’est pas une fable, mais la pratique oui. Car la plupart des organisations de ce que l’on appelle la « société civile » sont financées pour devenir les agents de l’Etat ou des entreprises les plus puissantes. Dans mon livre j’en donne plusieurs exemples, non pour le démontrer, mais pour étudier ce que fait Google. La New America Foundation, par exemple, à Washington. Qui la finance ? La réponse est : Eric Schmidt lui-même, personnellement, et la société Google, et le Département d’Etat, et Radio Free Asia, y d’autres organisations encore, mais les principaux parrains sont ceux que j’ai cités. Sa directrice générale, Anne-Marie Slaughter, a été dans le passé une très proche conseillère d’Hillary Clinton au Département d’Etat, où elle continue d’ailleurs de travailler. Et elle est, à la fois, professeur à l’université de Princeton. On les retrouve donc tous ensemble : Eric Schmidt comme individu, Google comme société, le Département d’Etat comme fragment du pouvoir exécutif des Etats-Unis. La même chose se produit avec Radio Free Asia et avec le monde universitaire représenté, en partie, par Anne-Marie Slaughter. Eric Schmidt est membre du Conseil d’administration de nombreuses fondations, avec les directeurs de Facebook. Et même si, de loin, Google et Facebook semblent être en concurrence, en réalité, au niveau social, ces deux firmes ne s’opposent pas, elles coopèrent dans des fondations et travaillent aussi avec l’Etat, comme dans le cas de la New America Foundation. Dans mon livre, je parle plus en détail de cette fondation, car elle est la plus significative du point de vue politique. C’est en quelque sorte le « foyer politique » d’Eric Schmidt à Washington. Même si lui et plusieurs dirigeants de Google sont également impliqués dans d’autres fondations qui prétendent incarner la « société civile »...
IR : Tu dis que « derrière la façade de la démocratie, ce qui existe, en réalité, c’est un puissant désir de contrôler les citoyens ». Sur quoi te fondes-tu pour l’affirmer ?
JA : Ta question est-elle en rapport avec cette fausse « société civile »… ?
IR : Oui, c’est l’idée. Ce que nous appelons « démocratie représentative », cacherait, en réalité, selon toi, un grand désir de contrôler les gens…
JA : Je vois... Tu connais certainement la célèbre affirmation de Noam Chomsky : « Les medias sont à la démocratie ce que la propagande est à la dictature ».
IR : Oui, deux instruments de manipulation.
JA : C’est un élément nécessaire du système de contrôle.
IR : A ce sujet, parle-moi de la « Total Information Awareness ». Je ne te demande pas de la décrire, tu le fais très bien dans le livre, mais crois-tu que ce projet a réellement été abandonné ?
IR : A ce sujet, parle-moi de la « Total Information Awareness ». Je ne te demande pas de la décrire, tu le fais très bien dans le livre, mais crois-tu que ce projet a réellement été abandonné ?
JA : La « Total Information Awareness » ? Non, pas abandonné du tout. Nous disposons de documents que WikiLeaks n’a pas encore publiés sur la naissance de la « Total Information Awareness ». Et ma conclusion, après avoir étudié à fond son évolution, c’est que, immédiatement après les attentats du 11 septembre 2001, le complexe formé par les services d’intelligence des Etats-Unis a voulu obtenir plus de pouvoir. Atteindre plusieurs objectifs qu’ils cherchaient à obtenir depuis très longtemps… Même s’ils étaient déjà très puissants. … Je ne veux pas dire qu’avant le 11 septembre, il n’y avait pas de surveillance massive, elle existait déjà. L’Agence de Sécurité Nationale (NSA, en anglais) était déjà « la grande bête » à Washington et récoltait une masse énorme d’informations. Mais immédiatement après le 11 septembre, l’armée a pensé qu’elle pouvait avoir sa part du gâteau et l’enlever à la NSA. Ils ont donc proposé la « Total Information Awareness », avec quelque chose nommée MOAD, the Mother Of All Databases [la mère de toutes les bases de données], qui comprenait toute l’information obtenue aux Etats-Unis, celle de la CIA, celle des satellites et celle des autres agences de renseignement. Le principe du projet a été approuvé. Mais la NSA a vu cette intrusion de l’armée comme une menace pour son propre pouvoir institutionnel et a donc lutté contre la « Total Information Awareness ». Au début, elle n’a pas gagné. On a crée une sorte de cyber-commandement suprême qui n’était pas sous la direction de la NSA. Le bureau de la « Total Information Awareness », lui non plus, n’était pas dirigé par la NSA. Alors la NSA s’est unie aux démocrates, aux principaux responsables démocrates, pour attaquer le projet. Une fois celui-ci affaibli, prétextant qu’il constituait d’une certaine façon une menace pour les libertés civiles, la NSA a commencé à digérer les morceaux, les pièces de la « Total Information Awareness » et à les intégrer dans son dispositif... Finalement, la NSA a absorbé la plupart des éléments du projet « Total Information Awareness ». C’est-à-dire, le projet en tant que tel a disparu, mais tous ses objectifs restent en vigueur et font désormais partie des missions de la NSA.
IR : Tu dis à tes lecteurs : « Apprenez comment fonctionne le monde ! ». Mais où peuvent-ils l’apprendre ?
JA : D’abord, en achetant et en lisant mon livre … [rires]
IR : Evidemment… Et après ?
JA : La révolution dans les communications a connecté les sociétés les unes aux autres. Cela veut dire qu’elle a connecté les espions d’une société avec ceux d’une autre société, y compris les principaux espions, ceux de la NSA, ce qui a renforcé les aspects négatifs de la mondialisation. Par exemple, la concurrence économique hyper-agressive, les transferts financiers à la vitesse de la lumière… Cela signifie que le groupe des dominants, déjà puissant, a pu peu à peu multiplier son pouvoir grâce à Internet et l’étendre aux pays dont les sociétés sont en train de fusionner grâce également à Internet. Mais d’un autre côté, ce processus, cette même révolution technologique, a permis a de nombreuses personnes, partout dans le monde, de s’éduquer les unes les autres, par le transfert latéral de l’information. Et cela nous permet, en principe, d’être mieux informés et de mieux comprendre comment fonctionne réellement le monde.
IR : C’est l’aspect positif que nous évoquions au début…
JA : Oui. La NSA et des organisations d’espionnage similaires, comme Google et autres sociétés dont l’objectif est de recueillir des informations privées, ont soutiré des informations aux personnes les moins puissantes et les ont archivées pour en tirer profit. Cela a grandement augmenté leur pouvoir. Augmenté le pouvoir de ceux qui avaient déjà beaucoup de pouvoir. C’est l’aspect négatif.
Mais, d’autre part, le transfert latéral d’information a augmente la connaissance, donc le pouvoir de millions de personnes. Et des organisations sont nées, peu nombreuses, comme WikiLeaks, qui se spécialisent dans la recherche de données secrètes sur ces organisations hyper-puissantes pour les mettre à la portée de tout le monde, pour rééquilibrer l’inégalité dans le domaine du pouvoir. D’une certaine façon, je n’ai pas répondu à ta question, mais il y a maintenant tant de formes d’apprendre… Pendant les cinq dernières années, l’éducation politique s’est accrue comme jamais auparavant, certes non dans tous les pays, mais cette éducation est en train de grandir en même temps partout dans le monde, cela ne s’était jamais produit.
IR : Crois-tu réellement qu’Internet a réussi à mettre fin à l’asymétrie de l’information ?
Mais, d’autre part, le transfert latéral d’information a augmente la connaissance, donc le pouvoir de millions de personnes. Et des organisations sont nées, peu nombreuses, comme WikiLeaks, qui se spécialisent dans la recherche de données secrètes sur ces organisations hyper-puissantes pour les mettre à la portée de tout le monde, pour rééquilibrer l’inégalité dans le domaine du pouvoir. D’une certaine façon, je n’ai pas répondu à ta question, mais il y a maintenant tant de formes d’apprendre… Pendant les cinq dernières années, l’éducation politique s’est accrue comme jamais auparavant, certes non dans tous les pays, mais cette éducation est en train de grandir en même temps partout dans le monde, cela ne s’était jamais produit.
IR : Crois-tu réellement qu’Internet a réussi à mettre fin à l’asymétrie de l’information ?
JA : Oui. Mais comme je viens de l’expliquer, les grandes entreprises et l’Etat tentent de contrôler ce phénomène pour recueillir encore plus d’informations.
IR : Tu dis que « Ce n’est pas l’Etat qui doit tout savoir sur les citoyens, ce sont les citoyens qui doivent tout savoir sur l’Etat ».
JA : Oui, cela doit être ainsi. Qui se soucie de transparence ? Personne, réellement. Les gens ne naissent pas avec le thème de la transparence dans leur cœur. Ils ne pensent pas à la transparence à leur dernier instant, au moment de leur mort.
IR : C’est sûr...
JA : Les gens naissent avec le désir de justice et, avant de mourir, souhaitent avoir été traités avec justice. C’est pareil pour le respect de la vie privée. Transparence et respect de la vie privée ne sont importants que parce que ce sont des mécanismes qui donnent ou qui enlèvent du pouvoir.
IR : Tu affirmes que WikiLeaks a contribué à faire tomber deux dictatures, en Tunisie et en Egypte. En es-tu convaincu ?
JA : De nombreuses personnes en sont convaincues.
IR : Est-ce prouvé ?
JA : Les ministres de Ben Ali admettent que la divulgation par WikiLeaks d’informations explosives a brisé l’épine dorsale du système Ben Ali. Il est évident que ces divulgations ont joué un rôle important. Elles sont arrivées au bon moment et dans un contexte de grand mécontentement social. Car, à vrai dire, ce qui a fait tomber Ben Ali, c’est Ben Ali lui-même.
IR : La dictature elle-même, ses propres atrocités, c’est clair…
JA : Oui.
IR : Je voudrais aller plus loin. Tu dis que quand se sont produits les premiers printemps arabes et les révoltes des jeunes partout dans le monde, depuis les « Indignados » espagnols jusqu’aux contestataires de « Occupy Wall Street », « Internet est devenu un démos, un peuple qui partage une culture, des valeurs et des aspirations, un lieu où a lieu l’Histoire ». N’est-ce pas excessif de dire qu’Internet est un « peuple » ?
JA : Avant 2005, Internet était un lieu très apathique. Mais depuis, grâce en partie à WikiLeaks, il s’est produit un très grand changement.
IR : Cependant, ne crois-tu pas excessif d’affirmer que « Internet est un demos » ?
JA : C’est excessif de dire qu’Internet, dans sa totalité, est un demos. Mais il y a de millions de personnes dans Internet — j’en ignore le nombre exact — qui se perçoivent eux-mêmes comme faisant partie de ce demos. En revanche, il y a des millions de personnes qui utilisent Internet sans se percevoir eux-mêmes comme partie du demos d’Internet. Mais cela n’empêche pas qu’il y a des millions de personnes, j’insiste, qui se perçoivent elles-mêmes comme faisant partie de ce demos. J’en connais même à qui j’ai demandé « D’où es-tu ? » et ils m’ont répondu : « Je suis d’Internet ».
IR : Génération Internet...
JA : C’est drôle... Mais ils parlent sérieusement, sans rire. Ils sentent vraiment qu’Internet est le lieu où leur culture personnelle est née.
IR : Penses-tu toujours que partager l’information est une façon de libérer le monde ?
JA : Il n’y a pas d’autre espoir. Il n’y a jamais eu d’autre espoir. Ça a toujours été la lutte : que les gens aient accès à l’information. Si nous remontons jusqu’aux Grecs, à l’Antiquité, aux débats des Lumières, aux affrontements en Chine, aux guerres d’indépendance latino-américaines, ou aux luttes postcoloniales, le premier pas a toujours été : comprendre la situation, comprendre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Même si nous nous écartons des questions qui se rapportent au partage des ressources et au déséquilibre des pouvoirs — car je pense que souvent la gauche se concentre exclusivement sur ces questions… — Même si nous regardons simplement ce dont est capable un être humain quand il vit dans des conditions meilleures et ce dont la civilisation est capable quand elle est à son meilleur moment, n’importe quelle culture, n’importe quelle civilisation… Il est clair que l’on ne peut pas faire un plan pour obtenir un objectif sans bien réfléchir à ce plan. On ne peut comprendre si un plan d’action est valable ou pas sans analyser en détail la situation et sans la comprendre. Si on ne comprend pas quel est le comportement des institutions humaines et comment fonctionnent les êtres humains. Les êtres humains ont toujours été limités par le manque de connaissance. Imaginons que demain tout le monde devienne sourd, muet et aveugle ; nul ne peut communiquer, ni transmettre ses connaissances, ni apprendre du passé, ni des archives écrites ; ni transmettre ses connaissances à ses enfants, ni au futur. Imaginons cette situation extrême… Les personnes seraient alors comme des lapins, ou comme des pierres… Mais nous pouvons également imaginer un autre scénario, où l’acquisition de connaissances se serait beaucoup améliorée, et l’éducation serait bien meilleure qu’aujourd’hui, et la communication de meilleure qualité et plus honnête… Or, actuellement nous nous trouvons entre ces deux scénarios, entre la position élevée et celle de n’être que des simples pierres… Il y a cinq mille ans peut-être, nous étions à un niveau très bas, maintenant nous nous sommes un peu élevés, mais il nous reste beaucoup de chemin à parcourir, grâce à une éducation et à une information adéquates, pour atteindre un niveau humain réellement supérieur.
IR : Tu parlais plus tôt de transparence. Un ancien ministre des affaires étrangères français, socialiste, Hubert Védrine, en critiquant WikiLeaks, a dit : « La transparence absolue, c’est le totalitarisme »… WikiLeaks a également été accusé de « violer la vie privée des Etats ». Penses-tu qu’il doit y avoir des limites à la diffusion d’informations occultes sur les Etats ?
JA : Quand les responsables politiques, et les gouvernements, se plaignent de la transparence, cela me fait rire. Derrière ces accusations, c’est comme si l’on disait : « je crois que les gens ne devraient pas se voler les uns les autres ». On peut le croire ou pas. Mais peu importe, à vrai dire, car nous ne sommes pas parfaits, nous ne sommes pas des dieux, et les Etats non plus. En pratique, nous savons que les Etats ne peuvent pas s’autoréguler pour éviter de devenir « mauvais ». En conséquence, les Etats doivent être régulés par d’autres instances, par des personnes au sein même de l’Etat et par des personnes extérieures à l’appareil de l’Etat. C’est une évidence. Une institution qui se régule elle-même, qui n’a pas de régulation extérieure, est condamnée à commettre des excès ou à la corruption. C’est pour cela que, en termes pratiques, certaines institutions de l’Etat, comme la police chargée de la mafia, doivent agir de façon très professionnelle pour convaincre les citoyens que leurs enquêtes sont fiables. WikiLeaks, sans doute, agit de façon professionnelle et vérifie que l’identité de ses sources ne soit pas divulguée et que l’identité de son équipe ne soit jamais révélée. Elles ne l’ont jamais été. Mais toute la société n’a pas la responsabilité de préserver nos secrets. De la même façon, ce n’est pas parce que la police ou les agences de renseignement agissent de façon incompétente que les éditeurs des médias ou les citoyens doivent se censurer entre eux.
IR : Tu dis que WikiLeaks « a donné une leçon de journalisme au monde » et qu’il faudrait « détruire tous les médias » et les remplacer. En disant cela n’es-tu pas, encore une fois, un peu excessif ?
JA : J’ai travaillé dans les médias, comme journaliste, comme éditeur, en concurrence avec d’autres publications et aussi, comme consommateur ou comme lecteur, comme tout le monde. Mais j’ai eu l’expérience de quelque chose que peu de gens ont connu, même les journalistes, qui est de subir les médias comme sujet. Les médias parlent de moi. J’ai donc développé une perception très aigüe de leur manque de professionnalisme, j’ai constaté qu’ils ont beaucoup de préjugés et qu’ils sont au service du pouvoir dominant, ils lui rendent compte. Parmi les journalistes qui travaillent pour les médias dominants, il y en a de très bons, mais les limitations institutionnelles sont très sévères et presque inévitables. Essentiellement, le pouvoir les corrompt. Et quand une organisation médiatique devient influente, même simplement parce qu’elle fait bien son travail, elle devient puissante et recrute donc d’autres personnes qui travaillent pour elle, et ces personnes à leur tour sont invitées par d’autres groupes sociaux puissants pour se retrouver entre gens du même niveau social, du même niveau d’affaires, pour échanger des informations. Et ce processus est simplement un processus de séduction et de cooptation auquel la plupart des êtres humains ne peuvent pas résister. Résultat : tout groupe médiatique qui a de l’influence et qui l’a pendant longtemps n’est plus capable de donner des informations de façon honnête.
IR : Je voudrais te poser une question : quelles sont tes relations actuelles avec Edward Snowden ? Si ce n’est pas un secret…
JA : Ce n’est pas un secret que WikiLeaks, que moi et d’autres personnes de WikiLeaks, avons réussi à exfiltrer Edward Snowden de Hongkong pour le mettre en sureté. Il a obtenu l’asile en Russie et maintenant il a crée une organisation pour défendre les sources des journalistes, qui s’appelle Courage Foundation. Quant à la façon dont nous communiquons entre nous… je ne peux pas en parler… Mais la raison pour laquelle je ne peux en parler est intéressante : c’est parce qu’il y a un Grand Jury aux Etats-Unis qui instruit le cas Snowden, et les agents du FBI liés à ce Grand Jury ont posé des questions concernant les rôles que moi, Sarah Harrison [14] et d’autres membres de WikiLeaks avons eu dans le cas d’Edward Snowden. Mais nous sommes très fiers que Snowden soit en lieu sûr. Maintenant sa famille l’a rejoint en Russie. Il est libre de ses mouvements dans le plus grand pays de la planète. Il a des documents de voyage. Il faut encore qu’il fasse très attention hors de Russie, à cause des tentatives des Etats-Unis pour le capturer… Mais il se trouve dans une bonne situation actuellement. Et c’est un encouragement important pour que des lanceurs d’alerte comme lui se manifestent et fassent ce qu’il a fait.
IR : Tu partages avec Snowden le fait d’être l’un des hommes les plus poursuivis par les Etats-Unis et d’être pour beaucoup de gens un « héros de notre temps ».
JA : Oui... Aucune bonne action ne restera impunie... [rires]
IR : Es-tu disposé à négocier avec les Etats-Unis pour mettre un terme à ta situation ?
JA : Par rapport aux Etats-Unis, nous avons tenté de négocier et mes avocats, à Washington, ont négocié. Le Département de Justice des Etats-Unis se refuse à parler à mes représentants. Et la dernière actualisation de la part du Département de Justice, c’est que l’enquête me concernant se poursuit même s’ils refusent de me le dire ; ils communiquent avec le tribunal mais ne veulent pas parler à mes avocats ni à moi-même. Au niveau des Etats, le gouvernement de l’Equateur a tenté de parler avec le gouvernement américain à ce sujet, et là aussi, Washington se refuse à engager des pourparlers.
IR : En juin dernier, tu as annoncé publiquement que bientôt tu sortirais d’ici...
JA : Ce n’est pas moi qui l’ai annoncé, ce sont les médias.
IR : Ah ! Une nouvelle preuve des « mensonges des médias »... [rires]. Quand penses-tu sortir d’ici ?
JA : J’ai confiance. La situation légale est absolument claire. Nous avons plusieurs procès en cours, nous avons déposé environ douze plaintes différentes dans autant de juridictions, ça avance. Sur la moitié de celles-ci, nous sommes dans une position offensive, par exemple nous avons introduit une procédure contre les opérations d’intelligence contre nous en Suède, une autre contre les opérations militaires des Etats-Unis contre nous en Allemagne, une autre au Danemark contre la coopération illégale entre les renseignements danois et le FBI. J’ai aussi présenté un recours en Suède et nous en attendons un résultat positif.
Légalement, la situation est claire depuis longtemps. Par ailleurs, à mesure que le temps passe, les Etats-Unis et le Royaume-Uni commencent à prendre une certaine distance par rapport au thème WikiLeaks... Maintenant, par exemple, ils sont très occupés avec l’organisation de l’Etat Islamique... En plus, au Royaume-Uni, il y aura des élections l’année prochaine. Et en Suède, il y a un nouveau gouvernement.
Légalement, la situation est claire depuis longtemps. Par ailleurs, à mesure que le temps passe, les Etats-Unis et le Royaume-Uni commencent à prendre une certaine distance par rapport au thème WikiLeaks... Maintenant, par exemple, ils sont très occupés avec l’organisation de l’Etat Islamique... En plus, au Royaume-Uni, il y aura des élections l’année prochaine. Et en Suède, il y a un nouveau gouvernement.
IR : Social-démocrate...
JA : Oui, mais il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement social-démocrate qui prit la décision de collaborer avec la CIA en 2001 [15]. En Suède, il n’y pas beaucoup de différence entre le centre-droit et le centre-gauche. La réalité est que Stockholm vit actuellement une période de transition. Et pendant une période de transition, la pression sur le système judiciaire est moins forte, car le nouveau gouvernement est en formation. Au Royaume-Uni, nous avons divers groupes qui sont de mon côté et cela a abouti à un changement de la loi. Il faut se rappeler qu’ici j’ai été placé en résidence surveillée pendant quatre ans, sans preuves... Et il n’y a pas non plus de preuves contre moi aux Etats-Unis ou en Suède… Ceci semble incroyable à la plupart des gens, ils ne pensent pas que cela puisse être vrai. Et moi non plus, je n’y crois pas ; pourtant c’est ce qui m’arrive. J’ai été détenu pendant quatre ans sans preuves à charge… Ils ont tenté de m’extrader sans preuves… Mais au moins il y a eu la reconnaissance par le Royaume)Uni, par la Cour Suprême, d’un abus que la législation précédente ne pouvait pas éviter. Le Parlement a donc modifié la loi. Et désormais, une extradition sans preuves à charge n’est plus possible au Royaume-Uni.
IR : Mais alors ta situation est réglée ?
JA : Non. Il y a un problème : la nouvelle loi n’est pas rétroactive. La clause de non rétroactivité a été introduite après un article du London Independent observant que si la nouvelle loi était votée telle qu’elle était rédigée, Assange serait libre. Probablement ce n’est pas légal, car cette clause a été introduite seulement pour nuire à une personne concrète.
IR : Une loi ne peut viser une seule personne…
JA : Bon, ils ont triché ! Ils n’ont pas écrit mon nom, mais ils décrivent mes circonstances exactes. [rires]
IR : On l’appellera « amendement Assange », je suppose...
JA : Mes avocats s’amusent. Ils disent que c’est « l’exception Julian à la Loi Assange ». [rires] Mais j’ai confiance. Je suis optimiste.
(Londres, le 24 octobre 2014. Le texte de l’interview a été revu par Julian Assange)
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
4 décembre 2014
https://www.alainet.org/es/node/166259
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