Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les files d’attente au Venezuela sans jamais oser le demander
09/02/2015
- Opinión
La file d’attente comme cliché médiatique du Venezuela voudrait nous convaincre, au cas où nous ne l’aurions pas compris, que le socialisme ne marche pas. Pourtant, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe, cette image n’attend qu’à être “découverte” par qui voudrait faire le métier d’informer. Certes, face aux actionnaires qui préfèrent les reflets de la caverne de Platon aux Histoires extraordinaires, on imagine mal le journaliste occidental renonçant à la vulgate et retrouvant la passion de l’enquêteur Dupin.
En attendant ce jour…
Tout a commencé dans les années 50 : pétrole, explosion urbaine, Rockefeller et Cisneros inventent la culture de masse vénézuélienne, le “j’achète donc je suis” qui pendant des décennies fera de Miami la référence culturelle principale pour les 20 % de classe moyenne, « la bourgeoisie plus bête du monde », immortalisée par le documentaire Mayami Nuestro de Carlos Oteyza (1).
Un rêve pour les 80% de pauvres exclus du système, qui fit écrire à un cycliste du nom d’Ernesto Guevara, passant par-là dans les années 50, que de tous les pays visités, celui-ci était « le plus aliéné par l’American way of life ». Comme le dit aujourd’hui une compagne de lutte : le jour où le vénézuélien, en voyant les lettres C.C. ne pensera plus « Centre Commercial » mais « Conseil Communal », la révolution aura fait un pas de géant.
Pour beaucoup, le socialisme des quinze dernières années, avec ses hausses de salaire, ses subventions des aliments de base, son droit concret de manger trois fois par jour, sa gratuité de la santé et de l’université, est autant qu’une adhésion idéologique, la possibilité de se hisser au statut jusque-là réservé aux happy few. La guerre économique recycle et travaille cette fibre bien vivante. En 2015 l’hégémonie culturelle au Venezuela reste télévisuelle, celle de Venevision ou Televen, celle du plaisir individualiste de consommer, de l’ascension sociale, avec gymnases, aerobics, cheveux lissés, courbes de silicone, photos du diplômé en cape et toque, et antenne de Direct TV. Même les politiques de communication des médias bolivariens peinent à se libérer de cet imaginaire du produit et de la consommation opposé à l’imaginaire de la production, du travail, du monde social du travail. On a vu des files d’attente se former non pour du shampoing mais pour une marque de shampoing. Il aura suffi, au début de janvier 2015, d’une fausse rumeur propagée par la droite sur les réseaux sociaux évoquant l’imminence d’une grève nationale – qui n’eut jamais lieu – pour que 18 millions de vénézuéliens achètent fébrilement en quatre jours l’équivalent de ce qu’ils auraient consommé en un mois et demi.
Retournons la carte postale de la file d’attente. Ce qui irrite le plus la population, c’est l’artificialité des files : dans de nombreux cas le stock disponible est plus que suffisant pour permettre une vente fluide. Pas de jour sans qu’on découvre des tonnes d’aliments, médicaments, matériel chirurgical, pneus, carburant cachés dans des entrepôts, des camions parfois munis de plaques colombiennes. Par ailleurs, la moitié au moins des personnes qui font la file ne sont pas des riverains mais des « bachaqueros » (fourmis porteuses). C’est le surnom populaire des milliers de revendeurs et contrebandiers organisés en réseaux et qui se déplacent de commerce en commerce, armés de leurs portables, pour suivre à la trace les produits subventionnés.
Un des milliers de dépôts de carburant en attente d’être
transférés en Colombie par les réseaux mafieux.
2.000 Km de frontière avec la Colombie, tout au long des États Zulia, Táchira, Apure et Amazonas, servent de passoire depuis des années aux camions-citernes, voitures, avions, bateaux qui vident le Venezuela de 30 à 40 % de ces produits subventionnés. Au Venezuela on remplit un réservoir de 80 litres pour 7,76 Bolivars – c’est l’essence la moins chère du monde – contre 2.100 Bolivars en Colombie. Un kilo de lait en poudre vendu au Venezuela à 70 Bolivars bondit, de l’autre côté de la frontière, à 450 Bolivars. Ce pillage massif et quotidien est devenu un mode de (sur)vie pour la population de 40 municipalités de Colombie, ceux du nord du département de Santander, soit près de 1.320.000 personnes. Le néo-libéralisme colombien a fait du socialisme bolivarien une manne nationale.
Nicolas Maduro explique que les investissements publics de la révolution ont soutenu trois pays. Le premier, celui de la famille vénézuélienne, qui bénéficie aujourd’hui d’une baisse continue du chômage (5,5% en décembre 2014), du niveau de revenus le plus haut en cent ans, et de l’éradication de la faim saluée par la FAO (2). Le deuxième pays est celui de la mafia vénézuélienne qui dévie, stocke, cache et revend à prix d’or les produits subventionnés. Le troisième, c’est l’économie des mafias colombiennes, dont la contrebande d’extraction est freinée aujourd’hui par la surveillance des frontières menée par les forces armées vénézuéliennes.
Des contrôles d’identité menés ces dernières semaines dans les files d’attente ont permis de détecter la présence de centaines de colombiens en séjour illégal, liés aux réseaux paramilitaire implantés depuis dix ans au Venezuela. On les a renvoyés chez eux. Peu à peu le gouvernement accélère les inspections, arrête les propriétaires et gérants de chaînes commerciales vénézuéliennes coupables d’accaparer et de spéculer sur les prix, remet en circulation les marchandises dans les circuits publics (Mercal, Pdval, etc..) pour les vendre au prix juste, et commence ainsi à normaliser, avec l’aide des organisations communales, la distribution et la commercialisation. Cette mobilisation générale permet au président Maduro de rappeler la différence entre un capitalisme qui accapare pour mieux spéculer et le modèle socialiste de distribution pour tous.
Elle est aussi l’occasion de rafraîchir la mémoire historique, et de se souvenir de l’offensive de la bourgeoisie chilienne contre Salvador Allende, sur l’injonction de Nixon : “il faut faire pleurer l’économie chilienne”. Les vénézuéliens ne sont pas plus dupes aujourd’hui qu’en 2002 lorsqu’un lock-out pétrolier voulut les monter contre la révolution. L’Empire sous-estime ce peuple et son président en les soumettant depuis deux ans à une guerre économique comme phase préparatoire d’un coup d’État. Pas de violences, pas de pillage de magasins, pas de marches populaires comme en rêvait l’extrême droite. Malgré les rumeurs, et malgré les techniques du goutte à goutte qui consiste à ne faire passer qu’un petit groupe à la fois afin de faire grossir le nombre de personnes dans la rue.
Élargissons le cadre de l’image : l’économie vénézuélienne, le secteur de l’alimentation par exemple, reste à 70 % aux mains d’un secteur privé… qui n’a jamais été un vrai secteur privé. Ses produits sont en grande partie importés grâce au dollar subventionné par l’État, ce qui lui permet de spéculer en revendant avec un bénéfice de 200 à 2000 %. Alors que le pouvoir d’achat populaire a fortement augmenté avec la révolution, l’appareil productif privé n’a pas augmenté ses investissements, bien au contraire. La file d’attente est donc l’image de de la faillite d’un capitalisme historiquement incapable d’assumer la production et la distribution nationales. En s’engouffrant dans cette faille, la guerre économique met le gouvernement bolivarien au pied du mur. Le défi est immense. Nicolas Maduro sait que le projet socialiste serait impossible à long terme sans une politique volontariste qui permette le saut structurel vers un puissant appareil productif national, et sans la transformation en profondeur d’un État encore affaibli par le rentisme pétrolier et sa contagion mafieuse.
L’économiste vénézuélien Luis Salas Rodríguez trace la perspective de cette transformation.
(1) Voir le documentaire Mayami Nuestro: https://www.youtube.com/watch?v=1SCbDgB4Ifc
(2) « La Fao considère que le problème de la faim est pratiquement éliminé au Venezuela », https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/04/13/la-fao-considere-que-le-probleme-de-la-faim-au-venezuela-est-pratiquement-elimine/
Caracas le 7 février 2015
https://www.alainet.org/es/node/167412
Del mismo autor
- « Venezuela, chronique d’une déstabilisation ». 02/04/2019
- Povo bolivariano inflige nova derrota à mídia ocidental 28/02/2019
- Le peuple bolivarien inflige une nouvelle défaite aux médias occidentaux 25/02/2019
- De Trump à Macron, les grands cimetières sous la « une » 15/02/2019
- Nicolas Maduro est réélu Président de la République avec 68 % des voix 21/05/2018
- L’interdiction d’un parti qui n’existe pas 30/01/2018
- Nouveau triomphe chaviste aux élections municipales du Venezuela 11/12/2017
- Large victoire du chavisme et… nouvelle défaite de la droite et des médias 16/10/2017
- Comuna, tiempo y televisión 21/09/2017
- l’indulgence de la presse française (et d’une partie de la gauche) pour la violence d’extrême droite 17/08/2017