L’occupation américaine et les larmes de sang prédites par Hannibal Price (2 de 5)
- Opinión
Les configurations noiristes et mulâtristes, autant en théorie qu’en pratique, n’augurent rien de lumineux pour la Nation. Le moteur de la liberté est amputé dès le départ avec l’exclusion des affaires nationales, autant des Polonais, des Français révolutionnaires abolitionnistes comme Malet que des Allemands de Bombardopolis. Les mécanismes de dilapidation des deniers publics mis en avant sous Dessalines avec le « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier » et sous Pétion avec le « Voler l’État, ce n’est pas voler » vont être pérennisés, multipliés et complexifiés. D’une génération à l’autre, les antivaleurs se transmettent.
En réalité, le problème est plus grave du fait que notre entendement est perturbé au point de nous empêcher de distinguer le bien du mal. La gangrène de la corruption légitime le manque d’éthique, rejette les universaux et martèle que la moralité dépend du contexte culturel [1]. Nous acceptons le mal s’il est fait par un des nôtres, mais ce même mal est condamné s’il est fait par un étranger à notre groupe. Hannibal Price est étonné du silence manifesté lors de l’emprisonnement sans jugement du Noir Brunet Brice pendant 11 ans sous le règne du noiriste Faustin Soulouque et de l’exécution de son fils Broussain Brice dit Brice Ainé sous le gouvernement noiriste de Domingue-Rameau.
L’approche épistémologique qui refuse les règles de moralité et de civilité est également à la racine du « Pito nou lèd nou la », et du « tout voum se do ». Deux approches délirantes qui font qu’Haïti va de mal en pis. Convaincu que la société haïtienne « blanche, jaune ou noire » avait atteint le fond et ne pouvait descendre plus bas, Hannibal Price écrivait : « Il faut remonter maintenant ou périr. Avant la fin d’un autre demi-siècle, il faut l’apothéose ou la chute du rideau, l’auréole de gloire ou la chute éternelle [2]. »
Le refus de la finance noire
L’inquiétude exprimée par Hannibal Price est évidente. De son poste d’ambassadeur d’Haïti à Washington, il dresse l’inventaire du consensus financier mou qui nous a étouffés. En effet, les parlementaires libéraux avaient mené des enquêtes extraordinaires sur les emprunts Domingue-Rameau de 1874 (15 millions de francs) et de 1875 (50 millions de francs). Ils avaient conclu que le gouvernement Domingue-Rameau avait festoyé et ripaillé jusqu’à l’ivresse avec ces emprunts et qu’Haïti ne devait pas ses montants dilapidés par les bandits alors au pouvoir. Une partie de ces deux dettes de 1874 et 1875 a été utilisée pour payer les annuités de la double dette de l’indépendance (dette de 150 millions francs-or et emprunt de 30 millions de francs-or). Les parlementaires libéraux ont refusé d’accepter la finance noire et ont conclu par le décret de l’Assemblée Nationale du 11 juillet 1877 qu’Haïti ne devait que 21 millions de francs pour les emprunts de 1874 et 1875. D’où les guerres menées par les financiers occultes entre 1877 et 1915 chargeant à tort et à travers pour défendre leurs magouilles.
Hannibal Price a vu ses frères de combat assassinés lors de la guerre de la Rue Pavée entre Bazelaisistes et Canalistes du 30 juin au 3 juillet 1879. Il a examiné l’alliance de Boisrond Canal (mulâtriste) et de Lysisus Salomon (noiriste) aboutissant à son bannissement le 17 septembre 1879 avec 78 de ses amis, dont Boyer Bazelais, Edmond Paul, Anténor Firmin, Camille Bruno. Le champ était libre pour continuer la strangulation financière refusée par les Libéraux bazelaisistes au parlement et permettre au gouvernement de Salomon de livrer la Banque Nationale d’Haïti à l’institution française dénommée Société Générale de Crédit Industriel et Commercial. L’effondrement du projet de modernité était consacré avant même la débâcle des Libéraux à Miragoâne fin 1883.
Hannibal Price est conscient de l’étroite marge de manœuvre d’Haïti devant la contrainte extérieure française, allemande, américaine, anglaise avec les multiples possibilités de dérive que cette contrainte peut exercer quand au choix des dirigeants qu’Haïti se donne. Question récurrente s’il en est avec la décision de la communauté internationale d’imposer à Haïti en 2010 Michel Martelly comme président ?
La zombification d’Haïti
Hannibal Price aborde la question de la décapitalisation massive d’Haïti « tantôt pour payer les frais de nos révolutions, tantôt pour rembourser de prétendus emprunts à l’étranger qui n’ont jamais fait rentrer au Trésor que des obligations publiques déjà remboursées deux ou trois fois par des gouvernements ignorants ou vicieux [3]. » Hannibal Price met le doigt dans la plaie. En effet le premier emprunt d’Haïti à l’étranger n’a pas fait rentrer un sou dans les caisses nationales. Il s’agit de l’emprunt de 30 millions de francs-or contracté en 1825 qui a servi à payer le premier versement de la dette de 150 millions de francs-or connu sous le nom de dette de l’Indépendance. Hannibal Price mentionne cette dette comme le commun des mortels regarde le soleil. Pas trop longtemps. Insupportable. Il détourne son regard de cette « énorme décapitalisation pour Haïti » comme en parlera l’historienne Suzy Castor [4].
La zombification d’Haïti avec la dette de l’indépendance a entravé tout développement du fait que la conscience nationale ne l’a pas pleinement intégrée dans sa vraie dimension, qui fait de 1804 une illusion. En maintenant l’économie haïtienne dans une instabilité critique et en détruisant le système financier haïtien, cette dette constitue la matière première pour l’œuvre de contrôle d’Haïti au 20e siècle réalisée par l’occupation américaine. C’est la destruction de l’œuvre de 1804 sur le champ de bataille financier. Depuis 1904, l’éditeur Francis T. Miller du Connecticut Magazine écrit dans le journal new-yorkais The Independent qu’Haïti est « la proie de la finance moderne » [5]. En effet, l’occupation ouvre la fenêtre sur la pérennisation du contrôle financier américain et encourage en plus l’étalage du fantastique et de la futilité. Nous y reviendrons.
Le contrôle des finances haïtiennes se fait par la City Bank qui déclare en 1922 dans son journal « La Banque d’Haïti nous appartient » (Bank of Haïti is ours) [6]. Ce contrôle se nourrit entre autres de celui de l’émission monétaire, de celui des douanes et de la continuation des emprunts comme celui de 1922 qui servira au financement de la compagnie JG White et de la Shada. Il faut y ajouter les arrangements politiques cosmétiques tels que le Parlement haïtien remplacé par le Conseil d’État dont les membres sont nommés par la présidence. De ce fait, le Parlement n’est plus indépendant même nominalement.
Le pacte social découlant du mode de financement global de la société mis en œuvre avec la double dette de l’indépendance a cassé les liens de solidarité, fait la promotion de l’exclusion de la paysannerie et ruiné Haïti. Les recettes élaborées à partir de la cuisine des fantasmes noiristes et mulâtristes ont abouti à la brutale réalité des emprunts de 1825, 1875, 1896 et 1910 totalisant un solde net de 21 millions de dollars d’endettement le 28 juillet 1915. Quand on y ajoute les dettes internes et la dette flottante de 11 millions de dollars, on obtient un total de 32 millions de dollars américains de dettes au débarquement des marines américains le 28 juillet 1915. (à suivre)
- Leslie Péan est économiste, écrivain
………..
[1] Kesner Castor, 1998, Éthique vaudou : une herméneutique de la maîtrise, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 12.
[2] Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie Verrollot, 1900, p. 657.
[3] Hannibal Price, op. cit., p. 650.
[4] Tania Chytil, « Entretien avec Suzy Castor », Radio Télévision Suisse, 2011.
[5] Francis T. Miller, « Haïti, the Prey of Modern Finance », The Independent, Vol. 57, September 8, 1904.
[6] Hudson, « The National City Bank of New York and Haïti », Radical History Review, 1909-1922, p. 93.
Source: AlterPresse
25 juillet 2015
http://www.alterpresse.org/spip.php?article18551#.VbedDbV1yyc
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