Entrevue avec Nicola Magrini, haute fontionnaire de l'Organization Mondiale de la Santé

« La santé n’est pas un coût… c’est un investissement »

07/04/2016
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Le thème de la santé comme préoccupation essentielle de l’humanité est étroitement lié à celui de l’accès aux médicaments qui permettent de combattre les différentes maladies. La santé et la pharmacologie – tout comme, par exemple, la santé publique et la prévention – constituent une de ces paires essentielles dans le système médico-professionnel planétaire. Incorporée avec toujours plus d’importance dans la politique globale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 1977, l’OMS publia sa première liste-modèle de médicaments essentiels. Moins de 40 ans plus tard, cette liste -contenant aujourd’hui 416 médicaments de référence- a dû être réactualisée, acquérant toujours plus de valeur pour les médecins, les scientifiques et les responsables politiques.

 

L’actualisation la plus récente, effectuée en avril 2015 – et le Rapport Final, en octobre 2015 – résulte du travail d’un groupe d’experts internationaux reconnus. Ce travail a été coordonné par le docteur italien Nicola Magrini, Secrétaire du Comité d’Experts sur la Sélection et l’Usage des Médicaments, du département « Médicaments essentiels et produits de santé » de l’OMS.

 

La dernière EML (Liste modèle des médicaments essentiels) de l’OMS a été publiée le 8 mai, (http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2015/new-essential-medicines-list/en/) après la réunion du Comité d’Experts sur la Sélection et l’Usage des Médicaments, et sa publication a suscité un très grand intérêt. Le rapport complet, enrichi par l’ensemble des explications et commentaires du Comité d’Experts, a été rendu public le 21 octobre http://apps.who.int/iris/bitstream/10665/189763/1/9789241209946_eng.pdf?ua=1

La revue The Lancet a consacré à cette nouvelle Liste un éditorial très mobilisateur (publié le 24 octobre 2015), sous le titre explicite Essential medicines are still essential … http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(15)00514-0/references

 

 

Le Bulletin suisse du cancer s’est entretenu avec ce spécialiste en pharmacologie, dans son bureau, au siège genevois de l’organisation internationale.

 

Q: Quels sont les médicaments essentiels ?

Nicola Magrini (NM) : Ce sont ceux qui satisfont les besoins prioritaires de soins à la population. Outre leur importance pour la santé publique, ils sont sélectionnés en tenant compte de leur efficacité reconnue et de leur sécurité, ainsi que du critère comparatif entre le coût et l’efficacité. En 2001, le comité exécutif de l’OMS a révisé les méthodes de sélection de ces remèdes -pour introduire, en 2002, plusieurs des nouveaux médicaments contre le SIDA-, en indiquant que le coût du traitement ne doit pas être une clause d’exclusion pour incorporer de nouveaux médicaments à la liste. Le coût et l’impact budgétaire, ainsi que d’autres facteurs, influencent évidemment la prise de décision au moment de décider d’élargir la liste… mais sans que ce soit l’unique critère.

 

De nouveaux médicaments essentiels

 

Q: Pourquoi l’OMS a-t-elle décidé en 2015 de réactualiser complètement cette liste ?

NM : Parce que la version antérieure était dépassée, notamment en tenant compte qu’il existait une demande pour mettre à jour les médicaments contre le cancer. D’autre part, l’OMS avait émis des recommandations pour incorporer de nouveaux remèdes disponibles afin de traiter certaines pathologies comme l’hépatite C ou la tuberculose. Ont donc été ajoutés, entre autres, tous les médicaments proposés pour combattre l’hépatite C, quatre contre la tuberculose, ainsi que plusieurs traitements pour soigner le cancer.

 

Q: Comment analyse-t-on les médicaments oncologiques ?

NM : Pour ce qui est du cancer, ce fut le point le plus difficile parce que nous considérons de nombreuses pathologies. Nous avons identifié 29 typologies de tumeurs (22 cancers des adultes et 7 pédiatriques) – trois liées au cancer du colon, deux à celui du sein, et ainsi de suite. Nous avons établi comme priorité de proposer à tous les pays les médicaments pour les tumeurs les plus courantes, particulièrement leucémie et lymphome, qui peuvent faciliter la cure dans 80 % des cas. Concernant les cancers pédiatriques, nous évaluons les tumeurs les plus faciles à soigner et nous faisons une proposition. Pour le cancer du colon, nous n’avons proposé aucun nouveau médicament (parmi les nouveaux anticorps monoclonaux), parce que leur efficacité s’avère modeste.

 

Q: Quelques exemples concrets…

NM : L’imatibine, pour la leucémie, qui permet un taux élevé de rémission après 7 ans, ou le rituximab, qui permet une augmentation réelle du taux de survie (de 50-55 à 70 %) ; ou encore le trastuzumabe adjuvant, pour l’état précoce du cancer du sein, qui assure jusqu’à 13 % du taux d’augmentation de survie chez les femmes à haut risque. L’ampleur des résultats ou le taux de guérison ont constitué les principes directeurs du Comité d’Experts… Ce sont des médicaments coûteux, mais selon notre analyse ils doivent être considérés comme essentiels, c’est-à-dire prioritaires, et être rendus disponibles au niveau de chaque pays en raison de leurs résultats positifs.

 

Q : Incorporer un médicament à la liste lui confère-t-il une reconnaissance particulière ?

NM : La liste a valeur de référence pour promouvoir et souligner l’intérêt public et le droit à la santé. L’intérêt pour la liste a augmenté, ces dernières années, pour les spécialistes, les publications scientifiques, y compris pour certains gouvernements des pays membres de l’OMS. Il est essentiel de le rappeler : la liste est un instrument offert par notre organisation aux gouvernements, leur permettant de choisir les médicaments valables pour leur système de santé publique.

 

« Je ne suis pas d’accord avec les doubles standards »

 

Q: Les pays les plus appauvris de la planète utilisent-ils aussi la liste comme référence ?

NM : Oui, c’est un cadre de référence scientifique. De nombreux pays très pauvres incorporent comme référence ces médicaments contre le cancer. Je sens que, dans ces pays à faibles ressources, on vit une sorte de vigilance dans l’espoir. Il faut rappeler qu’en 2002, lorsque la liste intégra les médicaments contre le SIDA, fut créé parallèlement un fonds global permettant de les acquérir – ainsi les remèdes contre la malaria, la tuberculose et quelques autres maladies tropicales – afin de les mettre à la disposition de toutes les nations. Actuellement, il n’existe pas un mécanisme de cette nature pour le cancer. Néanmoins, la liste permet à l’ensemble des pays de réfléchir aux investissements nécessaires pour répondre aux nouvelles demandes. Nous ne sommes pas d’accord avec la politique des doubles standards. Selon notre conception, la liste des médicaments essentiels de l’OMS est un pont pour rapprocher les réalités, devenir une référence pour tous, riches et pauvres. Nous sommes conscients que le niveau des possibilités d’acquisition n’est pas le même à Boston, New York, Berlin, Genève, ou dans un pays de l’Afrique subsaharienne. Néanmoins, cette référence scientifique pose au Nord, au Sud, à l’Est et à l’Ouest le grand défi actuel ou futur de garantir des traitements éthiques pour ceux qui en ont besoin. Il s’agit à la fois de standards thérapeutiques et éthiques devant être atteints et qui sont basés sur les meilleurs résultats disponibles… C’est un moyen pour partager la connaissance.

 

Q: L’objectif stratégique le plus important de l’OMS pour les prochaines années est d’assurer la « couverture universelle », c’est-à-dire l’accès aux soins de santé essentiels pour tout le monde. Cette liste qui comprend, par exemple, des produits chers pour le traitement du cancer ne rend-elle pas plus difficile ce défi stratégique ?
NM : Nous définissons les médicaments essentiels. La couverture universelle implique d’introduire un système établissant ce que chaque pays doit garantir pour assurer la santé de sa population. Et le cancer fait partie de cette réalité. Chaque nation, son pouvoir politique, sa société civile, ses acteurs, doivent débattre des moyens de rendre possible cette couverture universelle en lui affectant les ressources nécessaires, y compris en restructurant les budgets nationaux. Il est clair que le cancer, par sa propre complexité et son impact, les confronte à une réflexion fondamentale. Mais je suis persuadé qu’avec la liste nous aidons chacun à définir des priorités. Le cancer en est une. Peut-être ma réflexion sera-t-elle perçue comme utopique. Mais pour changer les choses, pour modifier les réalités, une part d’utopie est toujours nécessaire.

 

Le débat sur les prix

 

Q: En listant des médicaments coûteux, ne court-on pas le risque que, dans les nations du Sud, cela bénéficie aux groupes les plus riches au détriment des dépenses de prévention et de diagnostic précoce susceptibles de bénéficier à tous les secteurs de la population ?

NM : Nous travaillons à ce que ce risque ne soit pas couru et nous faisons des choix raisonnés, notamment pour le cancer. Il est vrai que si un pays dispose d’un budget de santé qu’il ne veut pas modifier et qu’il introduit de nouveaux médicaments coûteux, cela peut constituer un problème. Mais l’OMS cherche toujours à promouvoir l’augmentation effective des budgets globaux pour les soins médicaux. Et il y a là une clé de lecture et d’interprétation. Nous devons expliquer, avec toujours plus d’énergie et de détermination, que la santé n’est pas un coût, mais un investissement. La santé publique doit être comprise comme un appui indirect, mais essentiel, au développement de l’économie d’une nation.

 

Q: De nombreux médicaments présents sur le marché ont des prix surfaits. L’un des problèmes principaux, dans les pays les plus appauvris, réside dans la croissance du coût des traitements. Existe-il une réflexion de votre part sur la nécessité de réduire ces prix pour que les médicaments essentiels puissent être réellement acquis par l’ensemble des habitants sur les cinq continents ?

NM : Voilà une réflexion et une question très pertinentes. Notre introduction à la nouvelle liste, un texte d’à peine 5 pages -mais accompagné d’un document d’appui, le Rapport Final d’environ 600 pages et 1082 références-, cherche entre autres à ouvrir le débat sur les moyens permettant que les médicaments aient des prix plus bas et soient plus accessibles. Je pense que cela requiert une stratégie à long terme et qu’il est difficile d’obtenir des changements d’un jour à l’autre, vu la quantité d’intérêts en jeu. Nous sommes convaincus de la nécessité de discuter avec tout le monde – les ONG, l’industrie, les autorités, etc. – pour que les médicaments, spécialement ceux qui figurent dans la liste de l’OMS, soient accessibles à tous ceux qui en ont réellement besoin. Nous avons déjà planifié des rencontres et des réunions ces prochains mois (dès le début 2016) pour promouvoir cette réflexion de fond.

 

 

                                            Sergio Ferrari

                                            sergioechanger@yahoo.fr

                                            Traduction Hans Peter Renk

                                          

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Portrait de Nicola Magrini

 

Âgé de 54 ans, le docteur Nicola Magrini fut nommé, en avril 2014, responsable du Département « Médicaments essentiels et produits de santé », de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à Genève, une organisation internationale avec laquelle il avait déjà collaboré, depuis 2007, dans le cadre de plusieurs mandats externes.

Avant d’assumer cette fonction, ce spécialiste italien en pharmacologie avait parcouru un long chemin de formations supérieures et d’engagements professionnels. En 1989, il termina ses études de médecine à l’Université de Bologne (Italie), avec un travail final intitulé « FARMAGUIDA : une banque de données pour classifier et évaluer la prescription de médicaments ». Il suivit une formation à l’Institut d’enquêtes pharmacologiques « Mario Negri » (Milan), en la complétant ultérieurement par un post-grade sur la même thématique à l’Université de Milan.

De 1990 à sa venue à Genève, le Dr. Magrini fut enseignant et chercheur à l’Université de Bologne. Il préside, dans la ville de Modène, le comité d’éthique de l’hôpital de la région Emilie ; il a participé au fonctionnement du Centre Cochrane (Italie) et est membre de la rédaction de la Revue médicale britannique (Sergio Ferrari).

 

 

 

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