Sécurité précaire des journalistes et impunité en Haïti
- Opinión
P-au-P., 2 nov. 2016 [AlterPresse] --- « Les questions relatives à la sécurité sont fondamentales pour la liberté de la presse ». L’Organisation des nations-unies pour l’éducation la science et la culture (Unesco) nous le rappelle dans un ouvrage paru en 2014, soit un an après l’adoption par les Nations-Unies de la « journée internationale de la fin de l’impunité pour des crimes commis contre des journalistes ». [1]
Cette journée est celle du 2 novembre, adoptée en mémoire du double assassinat, au Mali, à la même date en 2013, des journalistes français de Radio France internationale (Rfi), Ghislaine Dupont et Claude Verlon, ingénieur du son.
A l’occasion de la commémoration de cette journée, la question de la sécurité des journalistes dans l’exercice de la profession revient sur le tapis. Et continue de préoccuper au plus haut point.
La sécurité des journalistes est un concept multidimensionnel qui attire l’attention sur divers aspects de l’environnement socio-économique et politique dans lequel les confrères et les consoeurs se battent pour faire leur métier.
Pour l’Unesco, la sécurité des journalistes implique :
• l’absence d’assassinats et d’agressions
• l’absence d’impunité des crimes contre les professionnels des médias
• l’absence d’incarcérations et d’arrestations arbitraires
• l’absence d’exil pour échapper à la répression
• l’absence de harcèlement judiciaire et économique
• l’absence d’autocensure
• l’absence de destruction ou confiscation d’équipements et de locaux
L’organisation estime, avec raison, que les zones en proie à des conflits continuent d’être les endroits les plus dangereux pour l’exercice du journalisme.
On sait bien que dans un contexte d’antagonisme violent, la tendance générale est de s’en prendre à la presse, coincée fatalement entre l’enclume et le marteau.
Dans notre cas, en Haïti, en dépit du fait qu’on a plutôt échappé à de longs conflits armés durant les dernières décennies, nous avons vécu dans un contexte favorable à l’insécurité des journalistes. Il en a été ainsi au moins durant les 69 dernières années.
Énumérons : la dictature des Duvalier (François et Jean-Claude) de 1957 à 1986 a été un régime de terreur qui a entrainé un cortège de cadavres, dont ceux de plusieurs journalistes ; une suite de régimes militaires et civils autoritaires a pris la relève avec son lot de douleur ; notre sortie de la dictature ne nous a pas forcément permis d’entrer dans des régimes véritablement démocratiques et l’instabilité politique s’est accentuée dans les années 90 et 2000 ; des situations conflictuelles récurrentes ont, à plusieurs occasions, débouché sur la violence, qui a affecté les journalistes et médias.
Ce contexte, dans ses diverses phases, a toujours été marqué par l’intolérance, qui fait le lit de l’insécurité des confrères et consoeurs ainsi que des organes de presse dans lesquels ils exercent. Nous savons que dans notre tradition de pouvoir, ceux et celles qui ont la charge de l’État ne se comptent pas, en général, parmi les plus tolérants vis-à-vis de la critique.
En fait, en remontant très loin dans l’histoire d’Haïti, on se rend compte qu’à toutes les époques des actes arbitraires ultimes contre ceux et celles qui remplissent le rôle d’informer la société. Cette liste n’est certainement pas exhaustive :
• Félix Darfour, fondateur de la revue politique et littéraire « L’éclaireur haïtien », exécuté sous le président Jean-Pierre Boyer, en 1822, pour avoir critiqué le gouvernement,
• Joseph Jolibois, journaliste et propriétaire du journal Le Courrier Haïtien, assassiné en prison, en mai 1936, après avoir été incarcéré 17 fois pour délits d’opinion,
• Gasner Raymond, journaliste de l’hebdomadaire « Le petit samedi soir », assassiné dans les années 70, sous la dictature des Duvalier,
• Félix Lamy, copropriétaire de la station privée Radio Galaxie, et Jacky Caraïbes, annonceur à Radio Caraïbes, tués en 1991, durant les premières semaines du coup d’état militaire contre l’administration constitutionnelle du président Jean-Bertrand Aristide,
• Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, criblé de balles le 3 avril 2000 dans la cour même de sa station, à la fin du mandat du président René Préval, dont il fut un proche,
• Brignol Lindor, assassiné à Petit-Goave (sud) en décembre 2001 par des partisans du pouvoir d’alors (second mandat d’Arsitide), qui ont publiquement revendiqué leur forfait,
• Jacques Roche, enlevé, torturé durant 4 jours, avant d’être assassiné le 14 juillet 2005 à Port-au-Prince, durant la période de transition dirigée par le président Boniface Alexandre,
• Alix Joseph, directeur de programmation de la station Radio télé provinciale des Gonaïves (Artibonite, Nord), assassiné le 16 mai 2007, durant le second mandat du président Préval.
Bien d’autres cas seraient à mentionner, notamment ceux, emblématiques, d’Yvonne Hakime-Rimpel, journaliste et féministe, première victime, en janvier 1958, des exactions du régime de terreur des Duvalier, au moment où ce dernier prenait possession de tous les espaces de liberté. Elle a été kidnappée et violée par les sbires du dictateur en puissance.
On ne peut oublier le journaliste Ezéchiel Abellard, de la station privée Radio Métropole, mort en aout 1976 de tuberculose et de malnutrition à Fort Dimanche, célèbre prison des Duvalier.
La tendance à faire usage de la violence contre la presse est encore, malheureusement, présente dans notre société. On se rappelle qu’un journaliste de Télé Kiskeya, Rodrigue Lalanne, a été sauvagement agressé le 1er octobre 2013 par un membre non-identifié de la sécurité présidentielle lors d’une opération de distribution de matériel scolaire par Michel Martelly à Port-au-Prince.
Deux ans plus tard, dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 2015, le local de la station a essuyé des tirs d’armes automatiques à hauteur d’homme. En 2007, c’est sur les locaux de Radio Télé Ginen que des individus armés avaient ouvert le feu.
Le 10 novembre 2014, des policiers de Jacmel (Sud-Est) ont bastonné la journaliste Gerdy Jérémie, correspondante d’AlterPresse et reporter de la station privée locale Radio Express. Elle couvrait une manifestation de protestation de motocyclistes contre l’augmentation du tarif des plaques d’immatriculation.
Les motifs politiques dominent, certes, dans les situations d’insécurité qui affectent des journalistes. Mais nos confrères et consoeurs font aussi les frais de l’insécurité généralisée, qui pousse tous les jours à interpeller la police et la justice dans leur devoir de garantir la sécurité des vies et la protection des citoyens.
« Il est de la responsabilité de l’État de protéger la liberté des médias et de veiller à ce que les crimes commis contre des personnes exerçant le journalisme ne restent pas impunis », souligne l’Unesco.
Mais, quel État, s’interroge-t-on. S’agit-il de cet État hybride apparu après 1986 en Haïti et qui navigue entre la dictature et la démocratie ? La construction démocratique peine à trouver sa voie et, autant que la liberté d’expression, l’ensemble des droits est sujet à des violations.
Impunité, la tendance dominante
Les cas où les assassins et agresseurs de journalistes ont été jugés sont rares. Plusieurs organisations, comme Reporters Sans Frontières, le constatent avec amertume.
« Les enquêtes, sur les meurtres de journalistes, souffrent d’une lenteur inacceptable et d’obstructions répétées, générant un climat d’impunité inquiétant », soulignait Rsf à propos de la situation en Haïti, dans son rapport sur la liberté de la presse de février 2015.
Le cas type par excellence est celui de Jean Dominique. Voilà bien 16 ans que des assassins ôtèrent la vie au célèbre journaliste. 7 balles dans le corps. Le gardien de la station, Jean Claude Louissaint, n’a pas été épargné. Depuis, de soubresauts en soubresauts, l’enquête judiciaire se poursuit, comme il est de coutume ici. Aucun procès n’est en vue.
La thèse de « crime d’État » a été évoquée par des militants de droits humains à propos de ce meurtre, qui a entrainé dans son sillage plus d’une dizaine d’autres crimes. Le dossier a été remis successivement à 8 juges. Un rapport a été émis en janvier 2014 et mentionne des personnalités liés au pouvoir lavalas de l’époque, parmi les auteurs et co-auteurs de l’assassinat.
La justice ici représente un défi que l’appareil préposé à cet effet a bien du mal à surmonter. Triste réalité également pour de nombreuses familles ayant perdu un être cher soustrait à la vie par des mains criminelles.
L’Unesco rappelle que la pratique de l’impunité et l’impunité escomptée risquent d’encourager les violations de nombreux droits de l’homme autres que la liberté d’expression et la liberté de la presse, tout en favorisant d’autres formes de criminalité.
Voilà pourquoi, la société elle-même a intérêt à se mobiliser en faveur de la fin de l’impunité pour des crimes commis contre les journalistes et travailleurs de médias.
On gagnerait à comprendre que « la réduction au silence par des moyens physiques, les arrestations et les détentions arbitraires, les disparitions forcées, le harcèlement et l’intimidation visent souvent non seulement à faire taire les journalistes, mais aussi à intimider la population pour l’amener à pratiquer l’autocensure ». [gp apr 02/11/2016 00 :30]
[1] Ce texte est rédigé à partir du plan d’intervention à une conférence-débat organisée par l’Unesco, le 27 octobre à Pétion-Ville, à l’occasion de la première commémoration en Haïti de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes.
2 novembre 2016
http://www.alterpresse.org/spip.php?article20834#.WCC3GLPYR0w
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