Élections présidentielles françaises

Le même scénario avec un acteur différent en vedette

15/05/2017
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Au vu des résultats électoraux dans bien des pays du monde et des impasses sociales et économiques qui en découlent, force est de constater que le néolibéralisme ne peut s’imposer et surtout durer qu’en vidant de toute substance la démocratie libérale et en laminant le système politique hérité du capitalisme industriel et défini par les luttes de classes de cette époque. C’est d’ailleurs la recette que Samuel Huntington avait déjà avancée en 1975[1]. Depuis maintenant quelques décennies, ce qui est présenté comme « vie politique », dans les pays où le néolibéralisme domine, n’est finalement qu’une sorte de théâtre où il est indispensable de changer les acteurs pour maintenir le spectacle sans rien changer au scénario de base.

 

À la fin d’avril, la « grande » nouvelle pour les médias traditionnels de l’Union européenne, des États-Unis et d’autres parties du monde a donc été le fait qu’Emmanuel Macron, d’En marche, venait de remporter le premier tour de la présidentielle française en obtenant 24,01 % des voix. Les marchés boursiers ont marqué cet « événement  heureux » par une ronde de hausses des valeurs. Cette hausse soudaine tenait lieu sans doute des trois coups annonçant l’entrée en scène du nouvel acteur principal. Emmanuel Macron était appelé à son tour à servir le scénario néolibéral, passablement bien rodé, dans une des grandes puissances du capitalisme et qui, de surcroît, est un des principaux piliers de l’Union européenne (UE) et de la zone euro. Les réactions « positives » de différents gouvernements, dont celui de l’Allemagne, et celles des fonctionnaires des différentes institutions de l’UE et du FMI ont donc suivi sans surprise. On pouvait enfin pousser un soupir de soulagement dans ces milieux en apprenant que le statu quo social serait maintenu. Et pourtant, le moins qu’on puisse dire est que le résultat était serré dans une France fragmentée en quatre.

 

Bien des commentaires ont porté avec raison sur le fait certainement important de la relégation au rang de simples figurants des deux grands acteurs politiques français, qui avaient jusqu’ici dominé la scène politique et dont le sort devenait soudainement incertain. L’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste (PS) s’étaient en effet constamment relayés au gouvernement du pays ou plus précisément ce qui en restait. Le véritable pouvoir politique avait migré depuis longtemps vers la Commission européenne à Bruxelles et la Banque européenne (BE).

 

Le vieux tarde à mourir, mais le nouveau ne tardera pas à naître

 

Mais le plus important de ce résultat n’a pas fait l’objet de grande couverture dans les médias dominants. Et c’est l’émergence d’un puissant mouvement à gauche, dans l’espace créé par le lent étiolement du Parti communiste et la désagrégation fulgurante du Parti socialiste. France insoumise (FI) possède tous les attributs politiques et idéologiques requis, ainsi qu’un leader charismatique et des cadres bien formés, pour se constituer à partir de maintenant en une formation politique capable de fédérer les forces sociales. Nous référons ici à toutes les forces sociales qui pour des raisons politiques, socioéconomiques ou écologiques luttent pour une solution de rechange au système néolibéral en France, et par conséquent dans l’UE. Et vu sous cet angle, le mouvement France insoumise représente un potentiel extraordinaire de changement pour l’ensemble de l’Europe occidentale, où le désaveu populaire des institutions et des élites politiques et médiatiques tend à s’égarer dans le cul-de-sac du populisme fascisant, comme ce fut le cas récemment en Autriche et aux Pays-Bas.

 

Il est clair que ce potentiel de changement politique et de renouveau social représenté par le mouvement France insoumise ne sera ni souligné par les médias traditionnels ni célébré par les marchés boursiers. En revanche, pour tous ceux qui ont pris la peine de suivre de près, au cours de ces derniers mois, une situation qui laissait présager un bouleversement de la vie politique française, la surprise n’est pas venue de la montée de Macron, somme toute un phénomène « fabriqué » par le pouvoir et par les médias, ni d’ailleurs de la persistance du FN de Marine Le Pen. Non, elle est venue de la croissance constante des rangs de France insoumise. Ce processus de rassemblement s’est fait pratiquement à ciel ouvert, au fil d’assemblées réunissant des milliers de jeunes et de moins jeunes et parfois même des dizaines de milliers. Il ne fut pas seulement un processus de mobilisation, mais l’occasion aussi de rompre avec le verbiage électoral et d’entamer une véritable conversation publique sur une politique différente, largement relayée par les médias sociaux qui ont permis ainsi à la fois de prolonger cette conversation publique et d’y associer plus de gens.

 

Des milliers de citoyens ont eu ainsi la possibilité de participer à la rédaction du programme sous la forme de contributions en ligne qui ont été synthétisées par la suite. Ces mêmes citoyens ont pu aussi participer au choix des candidats que le mouvement présentera aux élections législatives qui suivront. Près de 400 000 individus ont pu également signer la déclaration d’appui à la candidature de Mélenchon à la présidence. 

 

Autre fait marquant, un nombre surprenant de jeunes a participé à ces assemblées et les résultats électoraux reflètent ce haut niveau de participation. Les jeunes ont d’ailleurs majoritairement plébiscité le candidat du mouvement lors du premier tour de l’élection présidentielle. Jean-Luc Mélenchon aurait ainsi récolté 30 % des voix chez les 18-24 ans[2]. De plus, les indications recueillies à l’occasion des démarches de porte-à-porte laissent entendre un accueil respectueux des idées et des propositions de Mélenchon et de France insoumise de la part de personnes votant pourtant généralement pour les partis traditionnels.

 

Des mouvements de protestation sociale et politique contre le néolibéralisme ont déjà vu le jour dans plusieurs pays appartenant au capitalisme avancé. Certains se sont transformés aussi en parti politique et ont réussi même à conquérir des sièges parlementaires à l’occasion d’élections. Ce fut notamment le cas de Podemos en Espagne. Un autre cas plus singulier, aux États-Unis cette fois, est celui de Bernie Sanders, le démocrate socialiste. Candidat indépendant à l’investiture du Parti démocrate, il a réussi à susciter un très large mouvement d’appui à sa candidature et à ses idées dans tout le pays.

 

France insoumise est cependant un phénomène tout à fait différent, et ce, depuis le bon début. Pensons ici, par exemple à l’initiative Nuits debout qui associait mobilisation et débat, tout à fait dans l’esprit du mouvement des 99 % ou Occupy Wall Street aux États-Unis. Cette initiative en fait s’inscrivait déjà dans le cadre plus large de sessions d’information, de discussion et de formation de différents niveaux, toutes très suivies par ailleurs, et d’un bon nombre d’activités militantes orientées vers la préparation et la conduite de la campagne électorale.

 

Le plus déterminant dans le discours de Mélenchon est le constat lucide du

« mauvais état », si l’on peut s’exprimer ainsi, dans lequel se retrouve la société française. Si les raisons de cette dégradation sont multiples, la principale demeure néanmoins le dommage socioéconomique causé par les politiques néolibérales. La mise en évidence de ce « mal social » subi, en toute connaissance de cause ou non, par des citoyens de plus en plus sans défense, est la clé politique de toute tentative de résoudre ce problème vital et pour jeter du même coup les bases politiques du changement social qui un jour mettra un terme à l’actuel système socioéconomique.

 

Un autre fait tout aussi déterminant est que l’essor de ce mouvement a reposé sur la mobilisation de l’intelligence et de l’imagination des participants, par des débats presque quotidiens entre les militants et les dirigeants qui ont été suivis en ligne par des milliers. On peut oser parler ici de la formation et du développement d’une « intelligence collective » en interaction incessante avec l’expérience du réel et vécue comme une activité transformatrice. Dans la société « liquide » d’aujourd’hui, où la citoyenneté se dilue sans cesse, cette démarche a contribué à restaurer l’idée que chaque être humain peut et doit se sentir compétent pour participer à l’analyse des problèmes et pour s’impliquer dans les décisions. Elle a démontré ainsi, une fois de plus, que la connaissance est un processus vivant qui se transforme en transitant de la société vers l’individu et de l’individu vers la société. C’est cette intelligence collective qui s’est affirmée tout au long de la discussion de toute une série de questions fondamentales. On peut citer à ce sujet la nécessité d’une assemblée constituante pour mettre fin au régime de « monarchie présidentielle » de la Cinquième République ou encore l’importance d’une révolution économique et sociale pour la réalisation d’un plan ambitieux en matière écologique[3].

 

Il n’y a rien de nouveau dans le « plus ça change, plus c’est la même chose »

 

Témoin certainement attentif, en plein XIXe siècle, des échecs révolutionnaires du prolétariat et du succès de la coalition contre-révolutionnaire entre la bourgeoisie et l’aristocratie en France, l’écrivain Alphonse Karr a forgé cette expression désormais célèbre : « Plus ça change, plus c’est la même chose ». Elle fait remarquablement écho au « Si nous voulons que tout reste tel quel, il faut que tout change » que Giuseppe Tomasi de Lampedusa a placé dans la bouche de Tancrède, un des personnages importants dans Le Guépard, son unique et célèbre roman.

 

Garder coûte que coûte le même scénario, autrement dit un système politique et un État qui garantissent la propriété privée des moyens de production, est une constante dans le capitalisme. Ce souci de préserver le « ce qui est » contre les aspirations populaires a d’ailleurs influencé Montesquieu, au XVIIIe siècle, dans sa conception de la répartition des pouvoirs et des principes de gouvernement qui deviendra plus tard le fondement de la » démocratie libérale ». Cette conception initiale évoluera avec le temps vers un système d’alternance au pouvoir entre partis politiques, les conservateurs et les libéraux se succédant au fil des changements de gouvernement, tout en gardant la main mise sur la chose publique. Le but explicite sera toujours d’éviter toute menace de changement politique réel et radical par les travailleurs exploités. C’est ce jeu qui se poursuit aujourd’hui.

 

D’Emmanuel Macron, on peut dire, sans se tromper, qu’il s’agit là d’un personnage politique à géométrie très variable, parfaitement formé pour s’adapter rapidement à la camisole de force du néolibéralisme. Il est l’acteur tout désigné pour « vendre » le scénario néolibéral. Il l’est d’autant plus qu’il s’agira d’appliquer les politiques hybrides mises au point par le président sortant socialiste François Hollande, un apôtre bien plus acharné du néolibéralisme que ces prédécesseurs autant du PS que de l’UMP.

 

Pour ceux qui ont un peu de mémoire, il est difficile de penser à Macron, sans évoquer Bill Clinton, Tony Blair, Gerard Schroeder et Barack Obama. Ces piliers du centre gauche prônaient inlassablement une troisième voie, celle d’un « capitalisme à visage humain », mais qui en réalité ne faisait que consolider et rendre encore plus immuable le système politique. L’alternance entre conservateurs, libéraux et sociaux-démocrates aboutissait immanquablement sur une application toujours aussi vigoureuse des deux concepts de base du néolibéralisme, si clairement et brutalement énoncés par Margaret Thatcher sous la forme de deux sentences : « il n’y a pas d’alternative » (dont l’acronyme est TINA) et « ce que nous appelons société n’existe pas. »

 

Mais même en proie aux pires souffrances, une société continue d’exister. Et quand elle se sent menacée de mort par le libéralisme, comme Karl Polanyi l’avance dans La Grande Transformation, une bonne partie de ses citoyens peut être hypnotisée par la démagogie fasciste. Ce fut le cas d’ailleurs dans un bon nombre de sociétés européennes dans les années 1930. Et c’est en voie de se reproduire, à une échelle certes différente, dans la plupart des pays de l’UE. Le véritable coup d’arrêt ne pourra venir que de la gauche, à condition bien entendu qu’elle réussisse à mette de l’avant les propositions adéquates pour faire prendre conscience aux populations de la nécessité d’un changement socioéconomique radical. Et pour cela, il lui faudra sortir des sentiers battus sur les plans organisationnel, tactique et stratégique. À bien des égards, ce qui s’est amorcé au sein du mouvement France insoumise préfigure la première étape d’une telle démarche.  

 

Comme il fallait s’y attendre, la droite classique et le parti socialiste, tous deux durement éprouvés, ont appelé leurs électeurs à voter pour Macron, au nom de la défense de la République et pour empêcher une victoire du Front national. Soucieux d’éviter le piège d’une trop forte légitimation de Macron et du système politique existant par une victoire électorale écrasante, Mélenchon a refusé de définir une position à la place des partisans de France insoumise. Il a choisi ainsi de garder large ouverte la voie de la résistance. Cette voie constitue en définitive la seule option qui permet de travailler à sauver la société, dans un contexte où il devient certain que le processus électoral ne fait que la mener de Charybde en Scilla.

 

Montréal, le 5 mai 2017

 

- Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).

 

- Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.

 

https://www.alainet.org/es/node/185475
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