Les banques spéculent sur les devises, manipulent le marché des changes et la taxe Tobin est dans les limbes

26/02/2014
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Les banques sont les principaux acteurs sur le marché des devises. Elles entretiennent une instabilité permanente des taux de change. Plus de 95 % des échanges de devises sont de type spéculatif. Une infime partie des transactions quotidiennes en devises concerne des investissements, du commerce de biens et de services liés à l’économie réelle, des envois de migrants,… Le volume quotidien des transactions sur le marché des devises tournait en 2013 autour de 5 300 milliards de dollars ! Les banques qui disposent, comme les fonds de placement mutuel, de très importantes liquidités en usent et en abusent en poussant des monnaies à la baisse ou à la hausse afin d'obtenir des gains sur les différentiels de taux de change. Les banques jouent également de manière déterminante sur des dérivés de change qui peuvent provoquer des pertes considérables, sans compter les méfaits de l’instabilité des monnaies pour l'ensemble de la société. A partir de mai 2013, les monnaies de grands pays dits émergents (Inde, Brésil, Afrique du Sud, Russie, Turquie, Argentine…) ont été soumises à des attaques spéculatives et ont perdu dans certains cas jusqu’à 20% de leur valeur[1]. Le taux de change entre le dollar et l’euro est aussi l’objet de la spéculation.
 
En quarante ans, les transactions sur le marché des changes contrôlé par quelques grandes banques ont été multipliées par 500
 
Le marché des changes constitue le compartiment du marché financier global qui, aux côtés du marché des dérivés*, a enregistré la plus forte croissance. Entre 1970 et 2013, le volume des transactions sur les monnaies a été multiplié par plus de 500 (passant d’un peu plus de 10 milliards à 5 300 milliards de dollars par jour). Alors qu’en théorie, la fonction principale des marchés des changes est de faciliter les échanges commerciaux internationaux, en 2013, le montant des transactions liées aux échanges de marchandises ne représentait même pas 2 % du montant des transactions quotidiennes sur le marché des changes.
 
En 1979, il fallait l’équivalent de 200 journées d’activité sur les marchés de change pour atteindre le volume annuel des exportations mondiales. En 2013, 3,5 journées d’activité sur les marchés de change suffisaient à atteindre le volume annuel des exportations mondiales de marchandises. Cela indique à quel point les activités des marchés financiers sont déconnectées de l’économie productive et du commerce des marchandises.
 
En 2013, quatre banques à elles seules contrôlaient 50 % du marché des changes (Deutsche Bank, 15,2 % ; Citigroup, 14,9 % ; Barclays, 10,2 % ; UBS, 10,1 %). Si on ajoute la part de six autres banques (HSBC, JPMorgan, Royal Bank of Scotland, Crédit Suisse, Morgan Stanley, Bank of America), on atteint 80 % du marché.[2] La moitié des échanges a lieu sur le seul marché de Londres.
 
Après le scandale du Libor, celui du marché des changes
 
Alors que le scandale de la manipulation du Libor (il s’agit des taux d’intérêt auxquels les banques se prêtent de l’argent) était à peine considéré comme résolu par les autorités de contrôle, un nouveau scandale a éclaté en 2013 à propos de la manipulation du marché des changes[3]. Les autorités de contrôle des marchés financiers des Etats-Unis, du R-U, de l’UE, de Hong Kong et de Suisse suspectent au moins quinze grandes banques d’avoir ensemble manipulé les taux de change, y compris le marché de change euro-dollar qui, à lui seul, représente un volume quotidien de 1 300 milliards de dollars. Parmi les banques incriminées : Barclays, Citigroup, Deutsche Bank, Goldman Sachs, HSBC, JPMorgan, Morgan Stanley, Royal bank of Scotland, Standard Chartered et UBS. Dix-huit traders auraient été suspendus ou licenciés dans le cadre de cette affaire dont on n'entrevoit pas encore toutes les ramifications. Des responsables des autorités britanniques de contrôle ont déclaré que l’ampleur des dommages causés par les manipulations est au moins égale à ceux qu’a impliqués la manipulation du Libor et qui a abouti au paiement d’amendes pour un montant de 6 milliards de dollars[4]. Le comble, c’est que des dirigeants de la banque d’Angleterre seraient impliqués dans la manipulation comme dans l’affaire du Libor. En avril 2012, des traders spécialisés dans le marché des changes auraient informé de leurs pratiques certains hauts responsables de l’honorable banque d’Angleterre qui auraient laissé faire[5]. Le laisser-faire, la complicité, voire la collusion entre dirigeants des banques et autorités de contrôle ont commencé à sortir au grand jour même si les informations arrivent au compte-gouttes et font très rarement la une des grands médias.
 
Dans cette affaire, plusieurs fonds de pension des Etats-Unis ont entamé des poursuites judiciaires en 2013-2014 contre 7 banques (Barclays, Citigroup, Deutsche Bank, HSBC, JPMorgan, Royal Bank of Scotland et UBS) pour les pertes qu’ils ont subies suite à la manipulation du marché des changes à laquelle se sont livrés les banquiers. Les fonds de pension états-uniens considèrent que les banques devraient leur verser 10 milliards de dollars  de dommages et intérêts. Des fonds de pensions des Pays-Bas (dont PGGM, le plus grand) et d’autres pays européens envisagent également des actions en justice[6].
 
La taxe Tobin est dans les limbes
 
Voici plus de quarante ans, James Tobin, ancien conseiller économique de John F. Kennedy, proposait de mettre un grain de sable dans les rouages de la spéculation internationale sur les devises[7]. Malgré tous les beaux discours de certains chefs d’Etat, le fléau de la spéculation sur les monnaies s’est encore aggravé. Le lobby des banquiers et autres zinzins a obtenu qu’aucune entrave ne vienne perturber leur activité destinée à créer du profit. Pourtant, depuis l’époque où James Tobin a fait sa proposition, nous avons vu que le volume des transactions quotidiennes sur le marché des devises a été multiplié par plus de 500...
 
La décision de principe prise en janvier 2013[8] par onze gouvernements de la zone euro[9] d’imposer une taxe d’un millième sur les transactions financières est totalement insuffisante, elle ne porte pas sur les devises et il n’est même pas sûr qu’elle entrera rapidement en vigueur. Les banques exercent une forte pression pour l’éviter et pour en limiter encore plus fortement la portée[10]. Le gouvernement français très intimement lié aux banques intervient activement en faveur des demandes du lobby bancaire[11]. Le sommet ministériel franco-allemand du 19 février 2014, comme c’était prévisible, n’a pas abouti à une position claire[12]. Outre que les opérations sur les monnaies ne sont pas concernées, celles sur les dérivés font toujours l’objet d’une négociation pour savoir quelle partie d’entre elles sera concernée. Il n'y a pas de solution juste si on reste dans un contexte aussi biaisé. 
 
Voilà pourquoi il est plus que temps d’enrayer l’engrenage de la spéculation en appliquant une véritable taxe de type Tobin (portant sur le marché des changes et sur toutes les transactions financières au-dessus d’un certain montant), premier pas vers l’interdiction complète de la spéculation sur les monnaies, les matières premières et les aliments[13] de même que la prohibition du trading à haute fréquence, des produits financiers structurés, des credit default swaps, des opérations sur dérivés et des transactions avec les paradis fiscaux.
 
- Eric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, préside le CADTM Belgique. Il est auteur des livres Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet du livre AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège, http://www.cadtm.org/Le-CADTM-recoit-le-prix-du-livre.


[1]     Ces attaques spéculatives sont liées aux retraits massifs de capitaux opérés par les investisseurs institutionnels (banques, fonds de placement mutuels, fonds de pensions privés, hedge funds…).
[2]     Voir Georges Ugeux, « Après le Libor, le marché des changes risque-t-il d’imploser ? », Le Monde, 1er décembre 2013. http://finance.blog.lemonde.fr/2013/12/01/apres-le-libor-le-marche-des-changes-risque-t-il-dimploser/et Financial Times, « Foreign exhange : The big fix », 13 novembre 2013.
[3]     Financial Times, « Forex probe widened at least 15 large banks », 13 novembre 2013.
[4]     Financial Times, « Scale of forex fix probe to rival libor », 5 février 2014.
[5]     Financial Times, « Bank of England faces forex probe scrutiny » 8-9 février 2014 et «BoE calls in lawyers over forex fix claims », 12 février 2014. 
[6]     Financial Times, “Banks face forex legal battle. US pension funds seek large damages in class action proceedings”, 10 février 2014. Financial Times, “Banks face fresh forex claims”, 13 février 2014.
[9]     Les 11 pays concernés sont l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, l'Estonie, la France, la Grèce, l'Italie, le Portugal, la Slovaquie et la Slovenie.
[10]    Financial Times, « Eurozone states look to limit financial tax », 12 décembre 2013.
[11]    Voir Collectif de signataires,« Lettre ouverte européenne à François Hollande : ne cédez pas au lobby des banques ! », publié le 12 février 2014, https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/lettre-ouverte-europeenne-a  
[12] Attac France, "TTF : la France capitule face aux banques ?", 18 février 2014, http://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/ttf-la-france-capitule-face-au
ainsi que "Taxe sur les transactions financières : une faute politique majeure du gouvernement français", 19 février 2014, http://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/taxe-sur-les-transactions-2907?id_rub=?id_mo=
[13] Eric Toussaint, « Les banques spéculent sur les matières premières et les aliments », 10 février 2014, http://cadtm.org/Les-banques-speculent-sur-les 
https://www.alainet.org/es/node/83484
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