Mégafusions dans les télécoms
01/04/2014
- Opinión
Dans le film Her [1], qui vient de remporter un ‘Oscar du meilleur scénario original’ et dont l’intrigue se déroule dans un futur proche, le héros principal, Théodore Twombly (Joaquin Phoenix), acquiert un logiciel informatique pour smartphone qui fonctionne comme une sorte d’assistant total capable de répondre, intuitivement, à toute demande ou sollicitation de l’usager. Théodore le choisit avec voix féminine. Il passe des heures au téléphone à converser avec cette entité numérique. Jusqu’à en tomber éperdument amoureux.
La métaphore de Her est évidente. Elle souligne notre immersion de plus en plus profonde dans un univers dématérialisé, et notre dépendance croissante à l’égard des nouvelles prothèses numériques. Mais si nous convoquons ici ce film ce n’est pas simplement pour sa morale, mais parce que ses personnages vivent – comme nous le ferons sans doute nous mêmes demain –, dans une atmosphère communicationnelle encore plus hyperconnectée. Avec une forte densité de phablets, smartphones, tablettes, jeux vidéo d’ultime génération, écrans domestiques géants à guidage gestuel et ordinateurs parlants...
La demande de données et de vidéos atteint des niveaux pharamineux. Les gens sont de plus en plus accrochés aux stupéfiants des réseaux sociaux. Facebook, par exemple, compte déjà plus de 1,3 milliard d’usagers actifs dans le monde ; YouTube, 1 milliard ; Twitter, 750 millions ; WhatsApp, 450 millions... [2] Partout, les usagers ne se contentent plus d’un seul mode de communication. Ils réclament le « quadruple play », c’est-à-dire l’accès instantané à Internet, à la télévision numérique, au téléphone fixe et mobile. Pour satisfaire cette insatiable demande, il faut des réseaux (à haut débit et à grande vitesse) capables de transporter d‘énormes quantités d’information, exprimées en centaines de mégabits par seconde (Mbit/s) [3]. Mais là est le problème. D’un point de vue technique, les réseaux ADSL [4] actuels – qui nous permettent de recevoir, au bureau ou chez nous, Internet à haut débit sur nos smartphones et nos ordinateurs – se trouvent quasiment saturés.
Que faire ? La meilleure solution c’est d’avoir recours aux routes du câble, coaxial ou en fibre optique. Cette robuste technologie garantit une bonne qualité dans le transport de données et de vidéos en haut débit. Très en vogue dans les années 1980 [5], elle a été peu à peu délaissée en raison de son coût, car elle nécessite des travaux d’envergure (il faut creuser pour enterrer les câbles et les amener jusqu’au pied des immeubles). Seuls quelques câblo-opérateurs ont continué de parier sur sa fiabilité, et ont bâti patiemment un important réseau. Les autres ont préféré la technique ADSL meilleure marché (il suffit d’installer un réseau d’antennes) mais qui se trouve, nous l’avons dit, presque saturée.
A l’heure actuelle, le mouvement général des grandes firmes de télécommunications (et aussi des spéculateurs des fonds de capital-risque) consiste donc à rechercher à tout prix l’achat de câblo-opérateurs dont les « vieux réseaux » en fibre représentent, paradoxalement, le futur des autoroutes de la communication.
Ce contexte technologique et commercial explique la récente fièvre d’acquisitions et de fusions. En Espagne, par exemple, la société de téléphonie ONO, le plus grand opérateur local de câble, vient d’être rachetée par la firme britannique Vodaphone [6] pour un montant de 7,2 milliards d’euros. Quatrième fournisseur d’accès au « quadruple play » en Espagne, ONO dispose de plusieurs millions de clients de téléphonie (fixe et mobile), mais ce qui fait aujourd’hui sa valeur c’est son important réseau câblé de 7,2 millions de foyers et bureaux. Soixante pour cent du capital d’ONO se trouvait déjà dans les mains de fonds spéculatifs internationaux qui avaient anticipé le besoin en câble des géants des télécommunications, et qui, en revendant leurs parts à Vodaphone, viennent d’empocher de considérables plus-values.
Partout, les fonds vautours rachètent ainsi des firmes du câble. Pour les revendre au plus offrant. Toujours en Espagne, les trois câblo-opérateurs régionaux – Euskatel, Telecable et R – viennent de faire l’objet de rachats spéculatifs. En 2011, le fonds américain de capital-risque The Carlyle Group s’est emparé de 85% du capital du câblo-opérateur asturien Telecable. En 2012, le fonds italien Investindustrial et l’américain Trilantic Capital Parners ont acquis 48% de l’opérateur basque Euskatel. Et, en mars dernier, le fonds britannique CVC Capital Partners [7]a racheté les 30% qui lui manquaient du câblo-opérateur galicien R [8], qu’il contrôle désormais totalement.
Parfois, ces fusions ou ces rachats se réalisent dans le sens inverse : c’est le câblo-opérateur qui s’empare d’une société de télécommunications. Cela vient de se produire en France où le principal opérateur du câble, Numericable (5 millions de foyers ou de bureaux connectés) tente de racheter, pour un montant de 12 milliards d’euros, le troisième opérateur de téléphonie et fournisseur d’accès à Internet, SFR (qui appartient au groupe Vivendi), propriétaire d’un réseau de fibre optique de 57 000 km...
D’autres fois ce sont deux câblo-opérateurs qui décident de s’unir. C’est ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis où les deux premières firmes du câble, Comcast et Time Warner Cable (TWC), ont décidé de fusionner [9]. Ensemble, ces deux titans possèdent plus de 30 millions d’abonnés auxquels ils fournissent l’accès à Internet haut débit et à la téléphonie mobile et fixe. A elles deux, ces deux sociétés contrôlent un tiers du marché de la télévision par câble. Leur mégafusion se ferait sous forme d’un rachat de TWC par Comcast pour le montant colossal de 45 milliards de dollars (36 milliards d’euros). Il en résulterait un mastodonte médiatique dont le chiffre d’affaires annuel estimé s’élèverait à près de 87 milliards de dollars (67 milliards d’euros).
Un somme délirante, comme chez d’autres géants d’Internet. Surtout si nous la comparons aux chiffres d’affaires des principaux groupes médiatiques de la presse écrite, frappés par la pire crise de leur histoire [10]. Par exemple, le chiffre d’affaires de la firme PRISA - premier groupe hispanophone de communication, éditeur du quotidien El País et très présent en Amérique latine – est inférieur à 3 milliards d’euros [11]. Celui du New York Times n’atteint pas les 2 milliards d’euros. Celui du groupe Le Monde est inférieur à 380 millions d’euros, et celui de The Guardian ne dépasse pas les 250 millions d’euros. Dans ces circonstances, on ne peut s’étonner que, l’an dernier, le milliardaire américain Jeffrey Bezos, propriétaire d’Amazon, ait racheté le groupe The Washington Post pour moins de 195 millions d’euros, soit environ 1% de sa fortune personnelle...
En termes de puissance financière, face aux mastodontes des nouvelles télécommunications, la presse écrite (même avec ses sites web) pèse peu. Chaque fois moins. Elle demeure cependant, en démocratie, un facteur indispensable d’analyse et d’alerte. Capable de dénoncer, en particulier, les abus commis par ces nouveaux géants d’Internet lorsqu’ils facilitent l’espionnage de nos communications. C’est grâce aux révélations d’Edward Snowden et du journaliste Gleen Greenwald [12], diffusées par le quotidien britannique The Guardian, que nous avons pu apprendre l’une des informations les plus stupéfiantes de notre temps : l’existence aux Etats-Unis du programme PRISM, piloté par la National Security Agency (NSA), visant à espionner massivement et illégalement des millions de citoyens. Nous avons appris également que la plupart des colosses de la téléphonie et d’Internet furent (et sont toujours) les complices de la NSA, à laquelle ils fournissaient complaisamment l’accès à toutes nos communications [13]. Le Washington Post a révélé le 18 mars dernier que la NSA avait même réussi à mettre sur écoute un pays tout entier...
Nous ne sommes pas innocents. Car tels des esclaves volontaires, même en sachant qu’on nous observe, nous continuons à nous doper de drogue numérique sans vouloir renoncer à notre addiction. Quitte à consentir que nos vies soient placées sous le regard vigilant et orwellien des nouveaux maîtres des télécoms ?
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Notes
[1] Réalisateur : Spike Jonze, 2013.
[2] WhatsApp, « le service de messagerie le plus populaire du monde », vient d’être acheté par Facebook pour la somme colossale de 19 milliards de dollars (15 milliards d’euros).
[3] Le mot « bit » est la contraction du syntagme anglais binary digit, qui signifie « chiffre binaire », c’est-à-dire 0 ou 1. Il est une unité de mesure en informatique. Un mégabit par seconde (Mbit/s) équivaut à 1 million de bits par seconde.
[4] ADSL : de l’anglais Asymmetric Digital Subscriber Line (Ligne numérique asymétrique d’abonné). C’est une technologie d’accès à Internet de haut débit.
[5] En 1982, sous la présidence de François Mitterrand, un ambitieux « plan câble » avait été lancé en France par le ministre des PTT, Louis Mexandeau. Il s’agissait d’un programme de câblage global (en fibre optique) du territoire sur douze ans.
[6] Vodaphone a déjà acheté, en 2011, le câblo-opérateur britannique Cable&Wireless, et, en 2012, le premier câblo-opérateur allemand Kabel Deutschland.
[7] CVC Capital Partners avait déjà acquis, en 2010, la firme helvétique Sunrise, deuxième opérateur suisse de téléphonie, propriétaire de plus de 7 500 km de réseau en fibre optique.
[8] R Cable y Telecomunicaciones Galicia S. A. offre des services d’accès à Internet haut débit, télévision, téléphonie mobile et fixe, à près d’un million de foyers dans quelque 90 communes galiciennes.
[9] Ce projet de mégafusion n’a pas encore reçu l’accord de la Division anti-trust du Département américain de la Justice.
[10] Lire ignacio Ramonet, L’Explosion du journalisme, Galilée, Paris, 2012.
[11] Il s’élève exactement à 2,726 milliards d’euros. PRISA a enregistré, en 2013, des pertes nettes de 649 millions d’euros, plus du double qu’en 2012.
[12] Gleen Greenwald travaille aujourd’hui à The Intercept, un nouveau magazine en ligne spécialisé dans le journalisme d’investigation que vient de fonder le milliardaire du Web Pierre Omidyar, propriétaire d’eBay.
[13] En France, la firme de téléphonie Orange fournit massivement les données de ses clients à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les services secrets français. « La DGSE peut ainsi lire à livre ouvert dans l’origine et la destination de toutes les communications des clients d’Orange ». Le Monde, 21 mars 2014.
- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes
1er avril 2014
https://www.alainet.org/es/node/84505
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