Du Sud au Nord : crise de la dette et programmes d’ajustement

11/06/2014
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Ce texte met en évidence les similitudes de politiques imposées aux peuples du Nord et du Sud de la planète à partir du grand tournant néolibéral des années 1980. Alors qu’il a été écrit en juillet 2000, aucune retouche n’est nécessaire pour présenter et analyser le déroulement des évènements de la période 1980-2000 en matière d’austérité et d’endettement. Son contenu a l’avantage de montrer que les politiques appliquées progressivement à partir de 2008 en Grèce, en Europe occidentale et aux Etats-Unis constituent l’approfondissement d’une offensive initiée trois décennies plus tôt. Les arguments utilisés par les gouvernements et les organismes internationaux qui les appliquent n’ont pas véritablement changé, de même que les recettes utilisées.   
 
A partir des années 1980, la crise de l’endettement public, tant des pays du Tiers Monde et de l’Est que des pays industrialisés, a été systématiquement utilisée pour imposer des politiques d’austérité au nom de l’ajustement[1]. Accusant leurs prédécesseurs d’avoir vécu «au dessus de leurs moyens » en recourant trop facilement à l’emprunt, la plupart des gouvernements en fonction depuis lors ont progressivement infligé un « ajustement » des dépenses publiques, sociales en particulier, comme s’il s’agissait d’ajuster une ceinture en la resserrant de deux ou trois crans.
 
Pour ce qui est du Tiers Monde et de l’Est, le formidable accroissement de la dette publique commença à la fin des années 1960 et déboucha sur une crise de remboursement à partir de 1982. Cet endettement connaît des responsables. Ils se trouvent essentiellement dans les pays les plus industrialisés : les banques privées, la Banque mondiale et les gouvernements du Nord qui ont littéralement prêté à tour de bras des centaines de milliards d’eurodollars et de pétrodollars.
 
Pour placer leurs surplus de capitaux et de marchandises, ces différents acteurs du Nord ont prêté à des taux d’intérêt très bas. La dette publique des pays du Tiers Monde et de l’Est a ainsi été multipliée par douze entre 1968 et 1980. Dans les pays les plus industrialisés, l’endettement public augmenta également fortement pendant les années 1970, les gouvernements tentant de répondre à la fin des « trente glorieuses » années d’après-guerre par des politiques keynésiennes de relance de la machine économique.
 
Un tournant historique s’amorça en 1979, 1980, 1981, avec l’arrivée au pouvoir de Thatcher et de Reagan, qui appliquèrent dès lors à grande échelle les politiques rêvées par les néolibéraux.
 
D’emblée, ils procédèrent notamment à une très forte hausse des taux d’intérêt, qui obligea les pouvoirs publics endettés à transférer aux institutions financières privées des montants colossaux. A partir de ce moment, à l’échelle planétaire, le remboursement de la dette publique constitua un puissant mécanisme de pompage d’une partie des richesses créées par les travailleurs salariés et les petits producteurs au profit du capital financier.
 
Ces politiques, dictées par les néolibéraux, amorçaient une formidable offensive du capital contre le travail. Endettés, les pouvoirs publics se sont mis à réduire les dépenses sociales et d’investissement, pour « équilibrer » les comptes ; puis, ils eurent recours à de nouveaux emprunts, pour faire face à la montée des taux d’intérêt : c’est le fameux effet «boule de neige», vécu aux quatre coins de la planète durant les années 1980, soit une augmentation mécanique de la dette causée par l’effet combiné des taux d’intérêt élevés et des nouveaux emprunts nécessaires au remboursement des emprunts antérieurs.
 
Pour rembourser la dette publique, les gouvernements se servirent abondamment de l’impôt, dont la structure fut modifiée de manière régressive au cours des années 1980-1990 : la part des recettes fiscales provenant des prélèvements sur les revenus du capital diminua, tandis qu’augmentait la part des recettes provenant des prélèvements sur le travail salarié, d’une part, et sur la consommation de masse, via la généralisation de la TVA et l’augmentation des accises, d’autre part.
 
Bref, l’Etat prit aux travailleurs et aux pauvres pour donner aux riches, au capital : exactement l’inverse d’une politique redistributive, qui devrait être pourtant la préoccupation principale des pouvoirs publics...
 
La crise de la dette publique des années 1980 est intimement liée au processus de déréglementation qui préside à la mondialisation néolibérale. En effet, l’augmentation colossale de l’endettement public, de la fin des années 1960 au début des années 1980, est allée de pair avec le développement du marché des « eurodollars », soit l’une des premières étapes de la déréglementation du système monétaire international et des marchés des changes.
 
Enjeux stratégiques de l’ajustement structurel dans les pays de la périphérie
 
Les politiques d’ajustement structurel commencèrent à être appliquées dans les pays de la périphérie juste après l’éclatement de la crise de la dette en août 1982. Elles constituèrent la poursuite, sous une forme nouvelle, d’une offensive débutée quelque quinze ans auparavant.
 
Quels étaient les enjeux de cette offensive ?
 
Pour les stratèges des gouvernements du Nord et des institutions financières multilatérales à leur service, à commencer par la Banque mondiale, il fallait impérativement répondre à un défi, la perte de contrôle sur une partie croissante de la périphérie : des années 1940 aux années 1960, les indépendances asiatiques et africaines s’étaient succédées, le bloc de l’Est européen s’était élargi, les révolutions chinoise, cubaine et algérienne avaient triomphé, des politiques populistes et nationalistes, mises en oeuvre par des régimes capitalistes de la périphérie - du péronisme argentin au parti du Congrès indien de Nehru en passant par le nationalisme nassérien -, s’étaient fait jour... En bref, de nouveaux mouvements et organisations s’étaient développés pêle-mêle au niveau international, constituant autant de dangers pour la domination des principales puissances capitalistes.
 
Les prêts massifs octroyés, à partir de la seconde moitié des années 1960, à un nombre croissant de pays de la périphérie (à commencer par les alliés stratégiques, le Congo de Mobutu, l’Indonésie de
 
Suharto, le Brésil de la dictature militaire, et en allant jusqu’à des pays comme la Yougoslavie et le
 
Mexique) jouent le rôle de lubrifiant d’un puissant mécanisme de reprise de contrôle. Ces prêts ciblés
 
visent l’abandon par ces pays de leur politique nationaliste et une connexion plus forte des économies de la périphérie au marché mondial dominé par le centre. Il s’agit également d’assurer l’approvisionnement des économies du Centre en matières premières et en combustibles. En mettant les pays de la périphérie progressivement en concurrence les uns par rapport aux autres, en les incitant à « renforcer leur modèle exportateur », l’objectif est de faire baisser les prix des produits qu’ils exportent et, par conséquent, de réduire les coûts de production au Nord et d’y augmenter le taux de profit. Il s’agit enfin, dans un contexte de montée des luttes d’émancipation des peuples et de guerre froide avec le bloc de l’Est, de renforcer la zone d’influence des principaux pays capitalistes. Certes, on ne peut pas affirmer qu’il y a eu, de la part des banques privées, de la Banque mondiale et des gouvernements du Nord, mise en place d’un complot. Il n’en reste pas moins qu’une analyse des politiques suivies par la Banque mondiale et par les principaux gouvernements des pays industrialisés en matière de prêts à la périphérie, montre clairement que ces acteurs poursuivaient des objectifs stratégiques[2].
 
La crise qui éclate en 1982 est le résultat de l’effet combiné de la baisse des prix des produits exportés par les pays de la périphérie vers le marché mondial et de l’explosion des taux d’intérêt. Du jour au lendemain, il faut rembourser plus avec des revenus en diminution. De là, l’étranglement. Les pays endettés annoncent qu’ils sont confrontés à des difficultés de paiement. Les banques privées du centre refusent immédiatement d’accorder de nouveaux prêts et exigent qu’on leur rembourse les anciens. Le FMI et les principaux pays capitalistes industrialisés avancent de nouveaux prêts pour permettre aux banques privées de récupérer leur mise et pour empêcher une succession de faillites bancaires.
 
Depuis cette époque, le FMI, appuyé par la Banque mondiale, impose les plans d’ajustement structurel. Un pays endetté qui refuse l’ajustement structurel se voit menacé de l’arrêt des prêts du FMI et des gouvernements du Nord. On peut affirmer sans risquer de se tromper que ceux qui, à partir de 1982, proposaient aux pays de la périphérie d’arrêter le remboursement de leurs dettes et de constituer un front des pays débiteurs avaient raison. Si les pays du Sud avaient instauré ce front, ils auraient été en mesure de dicter leurs conditions à des créanciers aux abois.
 
En choisissant la voie du remboursement, sous les Fourches Caudines du FMI, les pays endettés ont transféré vers le capital financier du Nord l’équivalent de plusieurs plans Marshall. Les politiques d’ajustement ont impliqué l’abandon progressif d’éléments clé de la souveraineté nationale, ce qui a débouché sur une dépendance accrue des pays concernés à l’égard des pays les plus industrialisés et de leurs multinationales. Aucun des pays appliquant l’ajustement structurel n’a pu soutenir de manière durable un taux de croissance élevé. Partout, les inégalités sociales ont augmenté. Aucun pays « ajusté » ne fait exception.
 
Les nouveaux prêts accordés par le FMI depuis 1982 suivent trois objectifs : 1) établir les réformes structurelles imposées par l’ajustement ; 2) assurer le remboursement de la dette contractée ; 3) permettre progressivement aux pays endettés d’avoir accès aux prêts privés via les marchés financiers.
 
En quoi consiste cet « ajustement » ?
 
L’ajustement structurel comprend deux grands types de mesure. Les premières sont des mesures de choc (généralement, la dévaluation de la monnaie et la hausse des taux d’intérêt à l’intérieur du pays concerné). Les secondes sont des réformes structurelles (privatisation, réforme fiscale, etc.). Les dévaluations imposées par le FMI ont atteint régulièrement des taux de 40 à 50 %. Elles visent à rendre plus compétitives les exportations des pays concernés de manière à augmenter les rentrées de devises nécessaires au remboursement de la dette. Autre avantage, non négligeable si on se place du point de vue des intérêts du FMI et des pays les plus industrialisés, elles entraînent une baisse du prix des produits exportés par les pays du Sud.
 
Pour ces derniers, elles ont des effets plus négatifs : elles engendrent une explosion du prix des produits importés sur leur propre marché et dépriment du même coup la production intérieure. Ainsi, non seulement leurs coûts de production augmentent, tant dans l’agriculture que dans l’industrie et l’artisanat - ce d’autant plus qu’ils incorporent désormais de nombreux intrants importés suite à l’abandon des politiques « autocentrées » - mais le pouvoir d’achat de la grande masse de leurs consommateurs stagne (le FMI interdisant toute indexation des salaires). De plus, ces dévaluations provoquent une aggravation des inégalités dans la répartition des revenus, les capitalistes, qui disposent de liquidités, ayant pris soin d’acheter des devises étrangères avant leur mise en œuvre. Ainsi, dans le cas par exemple d’une dévaluation de 50 %, la valeur de leurs liquidités double.
 
La politique de taux d’intérêt élevés, quant à elle, ne fait qu’accroître la récession intérieure : le paysan ou l’artisan qui doit emprunter pour acheter les intrants nécessaires à sa production, hésite à le faire ou réduit sa production par manque de moyens.
 
Par contre, le capital rentier prospère. Le FMI justifie ces taux élevés en affirmant qu’ils attireront les capitaux étrangers dont le pays a besoin. En pratique, les capitaux qui sont attirés par de tels taux sont volatils et prennent la direction d’autres cieux au moindre problème ou quand une meilleure perspective de profit apparaît.
 
Autres mesures d’ajustement spécifiques aux pays de la périphérie : la suppression des subsides à certains biens et services de base et la contre réforme agraire. Dans la plupart des pays du Tiers Monde, la nourriture de base (pain, tortilla, riz...) est subventionnée de manière à empêcher de fortes hausses de prix. C’est souvent le cas également pour le transport collectif, l’électricité et l’eau. Le FMI et la Banque mondiale exigent systématiquement la suppression de tels subsides, ce qui entraîne un appauvrissement des plus pauvres et quelques fois des émeutes de la faim.
 
En matière de propriété de la terre, le FMI et la Banque mondiale ont lancé une offensive de longue haleine qui vise à faire disparaître toute forme de propriétés communautaires. C’est ainsi qu’ils ont obtenu la modification de l’article de la Constitution mexicaine protégeant les biens communaux (appelés ejido). Et un des grands chantiers sur lequel travaillent aujourd’hui ces deux institutions est la privatisation des terres communautaires ou étatiques en Afrique sub-saharienne...
 
Mesures d’ajustement communes au Nord et au Sud
 
La réduction du rôle du secteur public dans l’économie, la diminution des dépenses sociales, les privatisations, la réforme fiscale favorable au capital, la déréglementation du marché du travail, l’abandon d’aspects essentiels de la souveraineté des Etats, la suppression des contrôles de change, la stimulation de l’épargne-pension par capitalisation, la déréglementation des échanges commerciaux, l’encouragement des opérations boursières... toutes ces mesures sont appliquées dans le monde entier à des doses variant selon les rapports de forces sociaux. Ce qui frappe, c’est que du Mali à l’Angleterre, du Canada au Brésil, de la France à la Thaïlande, des Etats-Unis à la Russie, on constate une profonde similitude et une complémentarité entre les politiques appelées d’« ajustement structurel », à la périphérie, et celles baptisées au centre d’« assainissement », d’« austérité », ou de « convergence ».
 
Partout, la crise de la dette publique a servi de prétexte au lancement de ces politiques.
 
Partout, le remboursement de la dette publique représente un engrenage infernal de transfert des richesses au profit des détenteurs de capitaux.
 
François Chesnais résume la situation en quelques phrases : « Les marchés des titres de la dette publique (les marchés obligataires publics), mis en place par les principaux pays bénéficiaires de la mondialisation financière et puis imposés aux autres pays (sans trop de difficultés le plus souvent) sont, au dire même du Fonds monétaire international, la pierre ‘angulaire’ de la mondialisation financière. Traduit en langage clair, c’est très exactement le mécanisme le plus solide, mis en place par la libéralisation financière, de transfert de richesses de certaines classes et couches sociales et de certains pays vers d’autres. S’attaquer aux fondements de la puissance de la finance suppose le démantèlement de ces mécanismes et donc l’annulation de la dette publique, pas seulement celle des pays les plus pauvres, mais aussi de tout pays dont les forces sociales vivantes refusent de voir le gouvernement continuer à imposer l’austérité budgétaire aux citoyens au titre du paiement des intérêts de la dette publique. »[3]
 
Les plans d’ajustement structurel et autres plans d’austérité constituent une machine de guerre visant à détruire tous les mécanismes de solidarité collective (cela va des biens communaux au système de pension par répartition) et à soumettre toutes les sphères de la vie humaine à la logique marchande.
 
Le sens profond des politiques d’ajustement structurel, c’est la suppression systématique de toutes les entraves historiques et sociales au libre déploiement du capital pour lui permettre de poursuivre sa logique de profit immédiat, quel qu’en soit le coût humain ou environnemental.
 
Il faut rompre avec cette logique, abandonner les politiques d’ajustement structurel, où qu’elles s’appliquent, et reconstruire un ensemble de mécanismes de contrôle du capital de manière à donner la priorité à l’Humanité. De là l’importance de créer collectivement grâce à des solidarités Nord/Sud, Est/Ouest, de nouveaux réseaux de lutte citoyenne. Les multiples résistances dont ce livre est l’écho, peuvent déboucher sur un nouveau projet émancipateur.
 
Bruxelles, juillet 2000.


[1]Source : Ce texte constitue l'Introduction d'Eric Toussaint au livre collectif FMI : Les peuples entrent en Résistance, Edition du Cetim, Genève, 2000. Le livre a été réalisé en collaboration avec ATTAC et l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (AITEC). http://www.cetim.ch/fr/documents/PAS-texte.pdf
Le titre de l'introduction a été conservé.
[2]             Lire pour une analyse plus approfondie Eric Toussaint, La bourse ou la vie, chapitres 9 et 10, Bruxelles / Genève / Paris, 1999, 2e
                édition, CADTM, CETIM, Luc Pire, Syllepse ; Eric Toussaint, Arnaud Zacharie, Le Bateau ivre de la mondialisation, Bruxelles / Paris, 2000, éd. CADTM / Syllepse.
[3]             F. Chesnais, Tobin or not Tobin, Paris, 1998, éd. L’Esprit frappeur. 
https://www.alainet.org/es/node/86292
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