La question de couleur dans la révolution haïtienne (1/2)

09/08/2014
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Le racisme présente un caractère complexe et pluridimensionnel. Il peut se manifester sous forme de préjugés (opinions, attitudes, etc), de discrimination (dans divers domaines comme l’emploi, l’éducation, …), de ségrégation (ghettos, apartheid) ou de violence, individuelle ou collective (lynchages, pogroms, ...). Le préjugé de couleur est une manifestation du racisme biologique. Avant de se pencher sur son influence dans la révolution haïtienne, il nous paraît nécessaire de remonter à la genèse de ce phénomène afin de mieux en appréhender l’essence. [1]
 
1- Aux origines du racisme et de Saint-Domingue
 
1.1- La péninsule ibérique
 
Au 15e siècle, la péninsule ibérique fut l’épicentre de deux phénomènes qui vont entrainer une mutation de l’ethnocentrisme, une constante des sociétés humaines, et donner naissance au racisme moderne.
 
En janvier 1492, les Chrétiens terminent la « reconquête » de la péninsule, après plus de sept siècles de domination musulmane. Les Juifs et les Musulmans (les Maures) seront expulsés ou devront se convertir. Ceux qui resteront s’assimileront à la communauté chrétienne mais n’échapperont pas à des sentiments de suspicion quant à la sincérité de leur conversion. Les Maures et les Juifs étant de teint plus foncé, la différence physique va se superposer à la différence religieuse. Se développent alors le mythe de la « pureté du sang », qui devient le signe de la « pureté de la foi », et la hantise de la « souillure » par les mélanges avec les nouveaux convertis.
 
Vers la fin de la même année, la découverte de l’Amérique amènera la rencontre avec des groupes humains encore inconnus. L’île d’Haïti, première colonie européenne en Amérique, sera le laboratoire des mécanismes d’exploitation du nouveau continent et le berceau du racisme. Une bulle du Pape Alexandre VI partagea les terres nouvellement découvertes entre l’Espagne et le Portugal en 1493. Dés 1494, des Amérindiens commencèrent à être capturés et vendus en Espagne. Les autres durent payer tribut ou travailler à l’extraction de l’or. Quand leur nombre commença à décliner, il fallut en importer des îles voisines. Entre 1493 et 1520, le « cycle de l’or », les Amérindiens constitueront la principale force de travail sur l’île d’Haïti. Ils y étaient plus de 400,000 lors de l’arrivée de Colomb. Soixante ans plus tard, ils étaient quasiment en voie d ‘extinction !
 
1.2- Les premiers pas du racisme
 
Le colonialisme est par définition une agression et toute agression a besoin d’être légitimée. Sa première justification fut d’ordre religieux. Cependant, le dogme qui fait remonter l’origine de tous les hommes au premier couple mythique rendra difficile l’acceptation du polygénisme. On chercha donc très vite à « dissocier l’idée religieuse de l’égalité de l’homme devant Dieu de la terrible réalité coloniale ». L’idée d’une différence biologique entre les hommes nés pour être libres et ceux nés pour être esclaves apparut très tôt et dès 1510, on avança la forme et l’épaisseur du crâne comme cause de l’infériorité des Amérindiens (Tolentino, 1984, pp 36-37). Les esclaves africains commencèrent à arriver dès 1502. Leur nombre augmenta rapidement à partir de 1515, date du début de la production de sucre, au point de supplanter les Amérindiens vers 1520 comme main d’œuvre essentielle sur l’île. La traite négrière sera organisée systématiquement dès 1525.
 
Les premiers esclaves africains arrivaient d’Espagne, accompagnés de toute une législation qui réglementait leur vie en tant qu’esclave mais pas en tant que noir. On eut recours au mythe de Cham, le fils de Noë dont la descendance fut maudite parce qu’il s’était moqué de son père ivre : Cham serait l’ancêtre des Africains au sud du Sahara, ce qui justifierait leur mise en esclavage. Puis on essaiera de projeter sur les groupes humains les classifications utilisées dans les sciences de la nature. Après bien des tâtonnements, on retiendra la proposition du naturaliste suédois Von Linné (en 1735) de cataloguer la diversité humaine en quatre grandes variétés, selon la couleur de la peau.
 
Les classifications utilisées par l’ethnocentrisme établissaient des frontières perméables, qui pouvaient être franchies par la conversion ou l’assimilation : on peut changer de langue, de culture, de religion ou d’allégeance. Cependant, la différence inscrite dans la « nature », dans le corps, devient permanente et irrémédiable. Comme c’est elle qui justifie l’exploitation et l’esclavage, aucune issue n’est laissée à la victime. Cette infériorité sans appel est une garantie de sécurité dans un contexte d’agression extrême.
 
Le manque de femmes européennes sera une constante de la démographie de l’île, au point où le roi envisagea dès 1512 l’envoi d’esclaves blanches. L’arrivée des femmes européennes contribuera à tracer ou à renforcer les frontières ethniques. Dans ce contexte, le métissage constituait une brèche dans les rapports sociaux et pouvait remettre en question le droit des Espagnols de soumettre les Amérindiens. Il y eut donc des législations ségrégatives visant les métis jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ils étaient généralement assimilés aux Amérindiens.
 
Vers le dernier tiers du XVIe siècle, l’île tomba dans un déclin relatif et de nombreux esclaves furent vendus à des territoires voisins. Le prix du sucre avait baissé, il devenait difficile de s’approvisionner régulièrement et à bas prix en esclaves et surtout, suite à la colonisation du continent, de nombreux Espagnols avaient quitté l’île, attirés par le nouvel Eldorado, le Pérou.
 
1.3 - Le temps des Frères de la côte
 
On signale la présence de pirates en Amérique dès 1525. Des puissances européennes, principalement la France, l’Angleterre et la Hollande, écartés du « gâteau américain » par la bulle du 4 mai 1493 du pape Alexandre VI, encouragèrent le pillage des navires marchands, surtout espagnols. L’île de la Tortue, au nord d’Haïti, deviendra un des principaux bastions de ces pirates et flibustiers. Certains d’entre eux s’établirent à terre et se consacrèrent à la chasse aux bœufs sauvages dont ils boucanaient la viande et préparaient la peau. Ces boucaniers s’adonnaient également à la culture du tabac ou de l’indigo.
 
Cette époque verra se constituer en marge des États, une société relativement égalitaire, multinationale, multiethnique et exempte de préjugés raciaux ou sexuels, les Frères de la côte. Il y avait des esclaves, en majorité des prisonniers européens et des Africains enlevés aux négriers espagnols ou portugais et des Amérindiens. Ils étaient revendus ou intégrés à la communauté au bout d’un certain temps. Les femmes européennes étaient très rares, les unions mixtes avec des femmes africaines ou amérindiennes étaient courantes, tout comme les unions homosexuelles.
 
Dès 1600, les Espagnols abandonnent la partie orientale d’Haïti, devenue trop exposée aux attaques incessantes des pirates et des flibustiers, et les boucaniers s’installent progressivement sur les côtes de la grande île. Le XVIIe siècle fut l’âge d’or de la flibuste dont la Tortue devint la capitale régionale. Les Français en prirent le contrôle vers 1630 et les premiers gouverneurs contribuèrent au peuplement du territoire en faisant venir des centaines d’engagés, qui en échange du voyage devaient travailler 36 mois. Ils firent venir également de France des femmes qu’ils offriront aux enchères aux flibustiers et aux boucaniers. La métropole encouragea de plus en plus la sédentarisation de cette population, désireuse de consacrer les colonies exclusivement à la production des denrées dont elle avait besoin. Elle prit des dispositions pour faciliter la traite négrière dès 1670, afin de favoriser le développement des plantations. Les chiffres restent cependant modestes : « De 1665 à 1671, le nombre des colons est passé de 450 à 2,000, puis à 4000 en 1680. (…) En 1665, on recense 60 esclaves noirs dans la colonie. En 1681, ils sont déjà plus de 2,000 » (Moïse, 2000).
 
En 1685, le Code noir viendra baliser l’esclavage dans les colonies françaises. Cette affirmation de l’autorité royale constitue une limitation des pouvoirs des colons mais aussi une légitimation de l’esclavage. Il fait des esclaves des biens meubles, dresse une longue liste d’interdits (se rassembler, entreprendre une action juridique, etc.) et élabore une codification minutieuse des moyens de coercition à la disposition des colons (supplices, mutilations, etc.) pour obtenir la soumission absolue de leurs esclaves. L’année précédente, François Bernier, philosophe français, devint le premier à utiliser le terme « race » pour classifier les êtres humains (Bernier, F., 1684).
 
En 1697, l’Espagne cède à la France, par le Traité de Ryswick, le tiers occidental de l’île, que les Français nommeront Saint-Domingue, une des dernières colonies d’Amérique mais qui en moins d’un siècle, passera du statut de « frontière marginale de la Caraïbe à celui de colonie la plus prospère du monde » (Dubois, p. 37). Cet acte marque le début de la fin pour la flibuste et le déclin de La Tortue.
 
1.4 - La perle des Antilles
 
Le développement des grandes plantations, principalement des plantations sucrières, constitue la clé du succès économique de Saint-Domingue. Le nombre de plantations connaîtra un essor fulgurant, passant de 18 en 1700 à 120 en 1704 puis à 138 en 1713. Les esclaves africains devinrent le principal facteur de production. À la fin des années 1730, entre 10000 et 20000 esclaves arrivent chaque année à Saint Domingue. Dans le milieu des années 1780, ils seront 30000 à 40000 et 48000 pour l’année 1790. C’est la colonie qui en reçoit le plus grand nombre. Vers 1790, Saint Domingue est indéniablement la pièce maîtresse du système esclavagiste atlantique. Elle exporte autant de sucre que la Jamaïque, Cuba et le Brésil réunis, et assure la moitié de la consommation mondiale de café. Durant les années 1780, le commerce extérieur de Saint-Domingue est égal à celui des Etats-Unis et constitue la principale source de profits du commerce français. « Sans les 500 000 esclaves du petit tiers de l’île des Caraïbes (…), la France des lumières, créatrice et rayonnante, n’eut pas été ce qu’elle a été » (Thibau, J, 1989, p.7). Saint-Domingue devient rapidement, la colonie la plus riche du monde et celle où le pourcentage d’esclaves est le plus élevé, soit plus de quatre-vingt pour cent en 1791. « La prospérité de la France atlantique vient de l’esclavage et c’est elle qui fait entrer la France dans le monde moderne » (Id, pp 80-81).
 
Saint-Domingue est le modèle le plus achevé de la colonie d’exploitation. Des proches du roi reçoivent les meilleures terres et ils ont souvent des liens familiaux avec les grands commerçants. Les colons n’ont qu’un seul objectif : s’enrichir rapidement pour aller en profiter en métropole. Ils confient alors leurs plantations à des gérants qui doivent faire leur propre fortune et celles des propriétaires. On vise donc une productivité excessive et pour y parvenir, il faut surexploiter la terre et soumettre les esclaves à un régime extrême, basé sur la violence et la peur. Il faut en permanence avoir recours à la contrainte extrême pour essayer de parvenir à une soumission absolue afin de maximiser la production. Le coût humain est énorme. Les esclaves meurent en grand nombre. Pour environ 860 000 esclaves qui arrivent à Saint-Domingue durant un siècle, ils sont moins de 500 000 en 1789. Pour l’année 1787, on compte 3566 naissances pour 6111 décès (ibid., p. 62). Les moyens physiques ne suffisent pas à contenir cette population. Il faut aussi avoir recours à des ressources d’ordre idéologique.
 
(A suivre)
 
- Jean-Claude Icart  est sociologue
 
…………….
 
Bibliographie
 
Adrien, Antoine (1997). Histoire d’Haïti 1789-1804. La révolution de Saint-Domingue, Port-au-Prince, Petit Séminaire Collège St Martial.
 
Bernier, François (1684) Nouvelle division de la terre par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent, envoyée par un fameux voyageur à M. l’abbé de La ***, le Journal des Savants, avril 1684, et le Mercure de France de 1722.
 
Dubois, Laurent (2005) Les Vengeurs du Nouveau Monde. Rennes, Éditions Les Perséides, 440 pp
 
Garrigus , John D. (2007) « Opportunist or Patriot ? Julien Raimond (1744–1801) and the Haitian Revolution » in Slavery and Abolition, Vol. 28, No. 1, April, pp. 1–21
 
Gauthier, Florence (2006). "1793-94 : La Révolution abolit l’esclavage. 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage", Révolution Française.net, Synthèses, mis en ligne le 11 avril 2006, http://revolution-francaise.net/200... esclavage-1802-bonaparte-retablit-l-esclavage. Consulté le 5 septembre 2012
 
Gauthier, Florence (2007) L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de couleur. 1789-1791. Paris, CNRS Éditions, 446 pp.
 
Gauthier, Florence (2010) « Au cœur du préjugé de couleur dans la colonie de Saint- Domingue. Médéric Moreau de Saint Méry contre Julien Raimond. 1789-91 » paru dans Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Nantes, n°6, 2004, pp. 43-68.
 
Hector, Michel (2006). « Camp-Gérard ou le couronnement de la marche vers l’unité pour l’indépendance », paru dans Le Matin, 18 juillet.
 
Hurbon, Laënec, dir. (2000) L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-23 août 1791). Actes de la table ronde internationale de Port-au-Prince (8 au 10 décembre 1997). Paris, Les Éditions Karthala, 296 pp.
 
Moïse, Claude (2000) “Pour un dictionnaire historique de la révolution haïtienne (1789- 1804).” Paru dans Hurbon, Laënec. Dir. (2000), pp 237-257.
 
Rosan Rauzduel (1998) « Ethnie, Classes et Contradictions Culturelles en Guadeloupe », Socio-anthropologie [En ligne], N°4 |, mis en ligne le 15 janvier 2003, Consulté le 30 août 2012. URL : http://socio-anthropologie.revues.o...
 
Thibau, Jacques (1989) Le temps de Saint-Domingue. L’esclavage et la révolution française. Paris, Éditions jean-Claude Lattès, 385pp.
 
Tolentino, Hugo (1984) Origines du préjugé racial aux Amériques. Paris, Éditions Robert Laffont, 242 pp.
 
Trouillot, Rolf (1977) Ti dife boule sou istwa Dayiti. Brooklyn, NY, Koleksion Lakansiel, 1977, 221 pp. Réédition en 2012 par les Presses de l’Université Caraïbe, à Port-au-Prince.
 
[1] Ce texte a paru dans la 2e édition du "Dictionnaire historique de la révolution haïtienne (1789-1804)", Claude Moïse, éditeur, Montréal, CIDIHCA, 2014, sous la rubrique Le préjugé de couleur
 
Source: AlterPresse
 
10 août 2014
 
https://www.alainet.org/fr/active/76199
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