L’éclatement de la bulle financière et le destin de l’Amérique Latine
19/08/2002
- Opinión
Ces dernières années, le débat sur le système économique international a
tourné autour de deux positions extrêmes et antagoniques. D’un côté, il y
avait ceux qui décrivaient, avec beaucoup d’optimisme, la création d’une
« nouvelle économie » capitaliste, basée sur une révolution scientifique
et technologique qui permettrait une accumulation légère et flexible,
sans grande immobilisation de capital dans des installations et des
relations rigides. Associée à des politiques économiques plus précises, à
des opérations financières plus sophistiquées et à des gains croissants
de productivité, cette nouvelle économie avait maîtrisé les cycles
traditionnels. Pour consolider la tendance vers un développement
capitaliste continu et sans à-coups, il devenait alors nécessaire de
supprimer des obstacles politiques hérités de la phase antérieure
(interventionisme de l’Etat, législations du travail et sociale,
syndicats actifs, frontières nationales, etc.). D’où le rôle attribué aux
politiques néolibérales dans la construction de ce nouvel ordre.
D’un autre côté, des penseurs d’inspiration marxiste mettaient en avant
le scénario inverse : l’accumulation de capital dans la sphère financière
devenait disproportionnée relativement aux circuits de production réels,
le système montrait une difficulté croissante à intégrer le travail
actif, créateur de valeur, et les tendances à la surproduction se
cumulaient, tout cela convergeant vers une crise grave et imminente.
J’ai soutenu, dans ce débat, que les positions de ce deuxième groupe
contenaient les éléments les plus vrais, mais qu’ils étaient insuffisants
pour décrire la dynamique réelle du système. En effet, le capitalisme
avait pris une configuration qui, tout en créant une tendance à la crise,
recréait dynamiquement la possibilité d’ajourner cette même crise. Cette
configuration était marquée par trois anomalies.
Anomalies
Première anomalie : l’économie la plus importante du monde s’est mise à
fonctionner avec des déficits externes colossaux qui sont devenus
permanents. Depuis de nombreuses années, comme on le sait, le déficit
commercial nord américain a atteint le niveau des 400.000 millions de
dollars par an. Pour saisir l’énormité de ce chiffre, il suffit de
rappeler que, quand le déficit commercial brésilien avait « à peine »
atteint les 8.000 millions de dollars par an, le Brésil –qui est loin
d’être petit– s’était enfoncé dans une crise aiguë qui l’avait forcé à
modifier son régime de change.
Ce mode de fonctionnement de l’économie nord américaine, apparemment non
viable, ne se comprend qu’en observant une autre anomalie du système :
cette économie gigantesque et hautement déficitaire émet, sans
contrepartie concrète et sans règles d’émission, la monnaie mondiale. De
ce fait, sa capacité d’endettement a été incroyablement élastique, à une
échelle quasi impensable dans les modèles traditionnels. Rappelons
comment nous en sommes arrivés là : en transformant le dollar en monnaie
internationale de référence, la Conférence de Bretton Woods (1944) donna
aux Etats-Unis le contrôle de l’émission monétaire de l’économie
capitaliste mondiale. Mais, en contrepartie, elle imposa à ce pays deux
règles d’émission : la convertibilité or / dollar et la parité fixe entre
les deux. Le respect de ces deux règles fut garanti par un traité
international signé par les Etats-Unis.
C’est ainsi que, dans l’après-guerre, un système fut créé dans lequel la
réserve d’or nord américaine cautionnait le dollar qui, à son tour, était
le point de référence des autres monnaies, selon des taux de change fixes
(ou ajustables selon certaines règles). Dans ce contexte, le pouvoir
d’émission monétaire des Etats-Unis était contenu et discipliné puisque
la fabrication de dollars ne pouvait excéder la réserve d’or qui en
constituait l’hypothèque (le traité garantissait aux autres pays la
possibilité de changer des dollars contre de l’or nord américain s’ils le
désiraient).
En 1972, comme on le sait, les Etats-Unis rompirent unilatéralement le
Traité de Bretton Woods et se désengagèrent du respect des règles
d’émission qu’il contenait. En refusant la convertibilité, ils
déconnectèrent l’or et le dollar, ce qui signifia explicitement le
moratoire (c’est cela même, moratoire !) sur leur réserve d’or. Aussitôt
ils dévaluèrent la monnaie, abandonant la parité, dans le but de
retrouver la compétitivité de leur économie. Les autres pays durent
suivre le même chemin en pratiquant leurs propres dévaluations
compétitives qui devinrent continuelles.
Ainsi, le système de Bretton Woods a cessé d’exister, faisant place à un
« non-système » composé de monnaies sans contrepartie et au change
fluctuant. A partir de là, on a vu se développer les processus qui ont
fini par former ce qu’on a appelé plus tard la « globalisation »,
spécialement la « financiarisation » de la richesse, puisque les marchés
des changes (étroitement liés aux variations des taux d’intérêt) sont
devenus une source de revenus extraordinaires pour les entreprises, les
fonds et les banques multinationaux capables d’agir simultanément en
différentes monnaies et sur différentes places financières.
Le système international n’ayant pas de substitut au dollar, les Etats-
Unis ont conservé, dans la pratique, le droit d’émission de la monnaie
internationale, cette fois sans être limités par des règles définies par
un quelconque traité avec les autres Etats. La décision n’a pas été
technique. Elle est à mettre en relation, avant tout, avec un ambitieux
projet de consolidation (ou de réaffirmation) de l’hégémonie nord
américaine alors menacée par la vigueur des économies allemande et
japonaise reconstruites, par le pouvoir politico-militaire soviétique en
apparente ascension et par les velléités contestataires d’une grande
partie de ce qu’on nommait alors le Tiers-Monde. Si on ne comprend pas ce
projet dans toutes ses dimensions (économique, militaire, politique,
culturelle, idéologique), on ne comprend rien à l’évolution de la
conjoncture internationale des dernières décennies. (Rappelons au passage
cet aspect de l’histoire : ledit processus de globalisation a démarré
sous l’impulsion de l’Etat national hégémonique en défense de ses
intérêts ; confondre « globalisation » et « fin de l’intervention des
Etats » continue d’être un contresens.)
Un Etat national s’est mis à émettre, sans règles, la monnaie mondiale.
Cela crée une situation qui ne peut durer indéfiniment puisqu’elle
introduit une asymétrie profonde et structurelle dans les relations
internationales. La penser comme une situation normale serait admettre
que les autres acteurs du système auraient accepté une situation de
subordination, ce que contredit toute l’expérience historique. Le
problème central de la conjoncture mondiale était donc, selon moi,
d’identifier comment et quand cette prérogative régalienne des Etats-
Unis, véritable pillier de l’ordre mondial unipolaire, non viable à long
terme, serait brisée.
La création de l’euro apportait une donnée nouvelle, mais ne résolvait
pas le problème. Pourquoi cette deuxième anomalie se prolongeait autant ?
La réponse renvoyait à une troisième anomalie : le pôle ascendant du
système –l’Est de l’Asie–, structurellement excédentaire, ne pourrait
fonctionner s’il n’avait où canaliser cet énorme excédent. Le déficit
nord américain –c’est-à-dire le besoin de financement de l’économie nord
américaine– ouvrait un espace au recyclage du capital asiatique
excédentaire et, plus encore, créait le pôle le plus important de demande
effective pour toute l’économie internationale.
Dans un article publié en juin 2000 dans la Revista da Sociedade
Brasileira de Economia Política, j’écrivais : « Ce qui permet le
fonctionnement de l’ordre mondial actuel, dit néolibéral, n’est pas ce
que lui même proclame comme s’il s’agissait d’un grand triomphe (le
développement technologique et la formation d’une nouvelle économie),
mais un mécanisme typiquement keynésien : la satisfaction de la demande
effective par l’émission d’emprunts. Emission incroyablement élastique
puisque le même agent, d’un côté s’endette et, de l’autre fabrique la
monnaie (sans contrepartie) avec laquelle il doit rembourser sa dette.
Cet arrangement précaire provoque un conflit au coeur du pouvoir
mondial : la position particulière des Etats-Unis est mal tolérée, son
hégémonie étant inscrite dans la logique du fonctionnement du système,
dans les règles du jeu elles-mêmes. Mais, au-delà du conflit, il y a
aussi une coopération car si le dollar s’écroule tout le monde suit, en
commençant par le Japon, principal créditeur. Voilà le paradoxe : le
mécanisme qui permet le fonctionnement de l’économie mondiale (la
capacité d’endettement de la société nord américaine) dépend du statut
particulier du dollar ; cependant, tant que cette situation perdure, les
Etats-Unis conserverons un degré d’hégémonie qui n’est pas acceptable
pour les autres participants au grand jeu du pouvoir mondial. Dans
d’autres circonstances historiques, cela se résoudrait par une guerre
entre les membres du noyau du système, mais de nos jours cette
éventualité est rejetée. Ainsi la configuration actuelle se modifie avec
plus de lenteur, sous la pression de tendances contradictoires –tendance
au conflit et tendance à la coopération au sein du système– qui ne
permettent pas une solution rapide et radicale. Le statut du dollar est
l’élément clef du dénouement de la crise latente ».
Crise profonde
Comme on le voit, ma vision contenait une critique de la version
catastrophiste qui annonçait toujours une crise systémique imminente. En
même temps, je décrivais un ordre intrinsèquement instable qui n’avait
rien à voir avec les visions idiliques sur le capitalisme contemporain.
Dans un souci de cohérence, je dois maintenant émettre une opinion
risquée : la révélation des artifices comptables qui ont maintenu la
surévaluation de la Bourse de New York ces dernières années, met en péril
tout l’engrenage que produisait l’ajournement de la crise systémique. La
capacité d’endettement de la société nord américaine et le statut
particulier du dollar reposaient principalement sur ces actifs qui sont
en train de disparaître. La crise actuelle est donc importante et lourde
de conséquences. Elle représente une inflexion de la conjoncture
internationale qui fait place à une réorganisation de longue haleine qui
conduira, au bout du compte, à une nouvelle multipolarité dont les
centres émergents seront l’Europe unifiée et la Chine.
Quand à nous, en situation périphérique, nous serons confrontés à de
nouveaux risques (immenses) et à de nouvelles opportunités. Les risques
proviennent de la propension toujours plus grande des Etats-Unis à la
guerre –menace qui actuellement se limite à leur relation avec les pays
périphériques– et, dans le cas spécifique de l’Amérique Latine,
de l’accélération de la mise en place de la « zone américaine » ou « zone
dollar » qui trouve dans la ZLEA (Zone de Libre Echange des Amériques) sa
base opérationnelle. Non obstant, viendront aussi les opportunités. La
transition de l’unipolarité vers une autre configuration multipolaire
augmentera les marges de manoeuvre des pays intermédiaires qui réussiront
à préserver (ou à conquérir) un degré significatif de liberté. Le jeu
deviendra beaucoup plus complexe.
Notre positionnement doit partir d’une prémisse : il faut empêcher à tout
prix que, dans la phase finale de l’ordre unipolaire, l’Amérique Latine
soit avalée par la zone régionale américaine ; que les forces vives du
continent n’hésitent pas à se positionner sur ce point.
* César Benjamin est auteur de A opçáo brasileira (Contraponto Editora,
1998, nona ediçáo) et membre de la coordination nationale du Mouvement
Consultation Populaire.
Traduit du portugais par ALAI.
https://www.alainet.org/pt/node/106269?language=en
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