Ni droits, ni humains
06/04/2002
- Opinión
Cela fait plus d'un demi-siècle que les Nations Unies ont
approuvé la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
Si la machine militaire ne tue pas, elle rouille. Le
président de la planète promène son doigt sur les cartes
pour voir sur quel pays tomberont les prochaines bombes. La
guerre d'Afghanistan a été un succès qui a châtié les punis
et a tué les morts ; déjà, on a besoin de nouveaux
ennemis.les drapeaux n'ont, eux, rien de nouveau : la
volonté de Dieu, la menace terroriste et les droits de
l'Homme. Il me semble que George W. Bush n'est pas
exactement le genre de traducteur que Dieu choisirait, s'Il
avait quelque chose à nous dire ; et le danger terroriste
semble un prétexte de moins en moins convaincant pour le
terrorisme militaire. Et les droits de l'Homme ? Seront-ils
toujours des prétextes utiles à ceux qui les réduisent en
purée ?
Cela fait plus d'un demi-siècle que les Nations Unies ont
approuvé la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme,
et il n'existe pas de document international plus
fréquemment cité et loué que celui-ci.
Ce n'est pas pour critiquer, mais au point où nous en
sommes, il me semble évident qu'il manque à la Déclaration
bien plus de choses qu'elle n'en contient. Par exemple, n'y
figure pas le droit le plus élémentaire : le droit de
respirer, devenu impraticable dans ce monde où les oiseaux
toussent. N'y figure pas non plus le droit de marcher, passé
à la catégorie d'exploit maintenant qu'il ne reste que deux
sortes de piétons : les rapides et les morts. Non plus que
le droit à l'indignation, qui est le moindre droit que la
dignité humaine puisse exiger quand on la condamne à être
indigne, ni le droit à lutter pour un autre monde possible
alors que le monde est devenu impossible tel qu'il est.fil
des trente articles de la Déclaration, le mot répété le plus
souvent est le mot liberté. Prenons le cas de la liberté de
travailler, de gagner un salaire juste et de fonder des
syndicats, qui est garantie à l'article 23. Mais
aujourd'hui, les travailleurs sont toujours plus nombreux à
ne pas avoir la liberté de choisir même la sauce à laquelle
ils seront mangés. Les emplois durent moins que le temps
d'un soupir, la peur oblige à se taire et à obéir : salaires
plus bas, horaires plus longs, et oublions les congés payés,
les retraites, l'assistance sociale et autres droits que
nous avons tous, comme l'assurent les articles 22, 24 et 25.
Les institutions financières internationales, les Super-
Héroïnes du monde contemporain, imposent la "flexibilité du
travail", euphémisme qui désigne l'enterrement de deux
siècles de conquêtes ouvrières. Et les grandes
multinationales exigent des accords "union-free", sans
syndicats, dans les pays qui entrent en concurrence pour
offrir une main d'œuvre plus soumise et moins chère. "Nul ne
sera soumis à l'esclavage ni à l'asservissement sous quelque
forme que ce soit", proclame l'article 4. Heureusement.
Dans cette liste ne figure pas le droit de l'Homme à jouir
des biens naturels : la terre, l'air, l'eau, et à les
défendre face à toute menace. N'y figure pas non plus le
droit suicidaire à l'extermination de la nature, d'ailleurs
exercé avec enthousiasme par les pays qui ont acheté la
planète et la dévorent. Alors que les autres pays paient
l'addition. Les années 90 ont été baptisées par les Nations
Unies d'un nom dicté par l'humour noir : Décade
internationale pour la réduction des désastres naturels.
Jamais le monde n'a souffert d'autant de calamités,
d'inondations, de sécheresses, d'ouragans, d'un climat
devenu fou, en si peu de temps. Des désastres "naturels" ?
Dans un monde où l'habitude est de condamner les victimes,
la nature est coupable des crimes commis contre elle.
"Nous avons tous le droit de circuler librement", affirme
l'article 13. D'entrer, c'est autre chose. Les portes des
pays riches se referment au nez des millions de fugitifs qui
se déplacent du Sud vers le Nord et de l'Est vers l'Ouest,
fuyant les cultures anéanties, les rivières empoisonnées,
les forêts rasées, les prix ruinés, les salaires diminués.
Quelques-uns meurent en cours de route, mais d'autres
parviennent à se glisser sous la porte. Une fois entrés au
paradis promis, ils deviennent les moins libres et les moins
égaux.
"Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en
droits", dit l'article 1. Qu'ils naissent ainsi, c'est
possible ; mais au bout de quelques minutes, la distinction
est faite. L'article 28 établit que "nous avons tous droit à
un juste ordre social et international". Les Nations Unies
elles-mêmes nous informent, dans leurs statistiques, que
plus le progrès progresse, moins juste il devient. La
distribution des pains et des poissons est beaucoup plus
injuste aux États-Unis ou en Grande-Bretagne qu'au
Bangladesh ou au Rwanda. Et dans l'ordre international, les
petits chiffres des Nations Unies révèlent également que dix
personnes possèdent plus de richesse que toute la richesse
produite par 54 pays additionnés. Les deux tiers de
l'humanité survivent avec moins de deux dollars par jour, et
la brèche entre ceux qui ont et ceux qui ont besoin a triplé
depuis la signature de la Déclaration Universelle des Droits
de l'Homme.'inégalité croît, et pour la sauvegarder, les
dépenses militaires s'accroissent. D'obscènes fortunes
alimentent la fièvre guerrière et encouragent l'invention de
démons destinés à la justifier. L'article 11 nous raconte
que "toute personne est innocente tant qu'on n'aura pas
prouvé pas le contraire". Au rythme où vont les choses,
d'ici peu, sera coupable de terrorisme toute personne qui ne
marchera pas à genoux, même si on prouve le
contraire.'économie de guerre multiplie la prospérité des
prospères et remplit des fonctions d'intimidation et de
châtiment. Dans le même temps, elle irradie sur le monde une
culture militaire qui sacralise la violence exercée contre
les gens "différents", que le racisme réduit à la catégorie
de sous-hommes. "Nul ne pourra être discriminé du fait de
son sexe, de sa race, de sa religion ou de toute autre
condition", dit l'article 2, mais les nouvelles
superproductions de Hollywood dictées par le Pentagone pour
glorifier les aventures impériales prêchent un racisme
hurlant, héritier des pires traditions du cinéma. Et pas
seulement du cinéma. Ces jours-ci, par un pur hasard, est
parvenue entre mes mains une revue publiée par les Nations
Unies en novembre 1986 : l'édition anglaise du Courrier de
l'Unesco. J'y ai appris qu'un ancien cosmographe avait écrit
que les indigènes des Amériques avaient la peau bleue et la
tête carrée. Ce cosmographe s'appelait, croyez-le ou non,
John of Hollywood.
La Déclaration proclame, la réalité trahit. "Nul ne pourra
supprimer aucun de ces droits", proclame l'article 30, mais
il existe quelqu'un qui pourrait bien commenter : "Ne voyez-
vous pas que je le peux ?" Quelqu'un, c'est-à-dire : le
système universel du pouvoir, toujours accompagné par la
peur qu'il diffuse et par la résignation qu'il impose.
Selon le président Bush, les ennemis de l'humanité sont
l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord, principaux candidats
pour ses prochains exercices de tir sur cible. Je suppose
qu'il est parvenu à cette conclusion au bout de profondes
méditations, mais sa certitude absolue me semble, à tous le
moins, mériter le doute. Et le droit au doute est aussi,
après tout, un droit de l'Homme, bien qu'il ne soit pas
mentionné dans la Déclaration des Nations Unies.
Lu à Neuquén, Argentine, le mardi 26 mars, lors de la remise
à Eduardo Galeano du doctorat honoris causa de l'Université
de Comahue pour sa contribution aux droits de l'homme et à
l'identité culturelle.
Traduction : A.Hetier.
Texte en espagnol : "Ni derechos ni humanos".
© COPYRIGHT Eduardo Galeano.
https://www.alainet.org/pt/node/109682?language=en
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