Le nouvel impérialisme et l’Amérique latine
07/05/2004
- Opinión
Les gouvernements « progressistes » du continent, et plus
particulièrement ceux d’Argentine et du Brésil, affrontent une
situation délicate : promouvoir le virage de leurs économies
« ouvertes » - dépendantes des exportations et vulnérables aux
caprices du capital financier - vers les besoins de leurs
peuples.
Cela semble un lieu commun, solidement ancré chez des
gouvernants, des conseillers, des économistes, des dirigeants
politiques et jusque dans une bonne partie de l’opinion
publique, d’affirmer que la croissance économique est
indispensable à l’amélioration de la situation des plus
pauvres. Une partie de cette croissance viendrait de
l’augmentation des exportations, qui aboutirait à une
amélioration des comptes nationaux, de la recette de l’État et,
finalement, dans une situation de calme économique, il se
produirait un « écoulement » des revenus vers les
travailleurs.
Silvio Pereira, nouveau secrétaire général du Parti des
Travailleurs (PT) du Brésil, a récemment indiqué que la
vulnérabilité internationale du pays empêchait le gouvernement
de Luis Inacio Lula da Silva de « réaliser tous les rêves que
nous souhaiterions » [1]. La « vulnérabilité » s’est convertie
en excuse pour continuer d’appliquer des politiques qui - bien
que cela semble un jeu de mots - approfondissent la
vulnérabilité. Pour la surmonter, le Brésil a payé en mars 1,4
milliards de dollars au FMI à titre d’amortissements de la
dette extérieure. Mais le même mois, la dette extérieure du
Brésil a augmenté de 1,323 milliards de dollars. Ainsi
fonctionne la vulnérabilité heureuse.
De leur point de vue, les gouvernements progressistes et de
gauche assurent que l’une des façons de surmonter la
vulnérabilité, et par conséquent la dépendance, serait
d’améliorer l’insertion des pays de la région sur la scène
internationale, soit à travers l’intégration régionale
(Mercosur), la négociation d’accords commerciaux avec d’autres
pays du Sud (en suivant le chemin du G-20) et la signature
d’accords avec les pays développés (par exemple entre le
Mercosur et l’Union européenne), mais aussi au travers
d’accords comme l’ALCA "light" qui maintiennent l’ouverture du
marché des États-unis aux exportations latino-américaines.
Comme l’a rappelé George W. Bush, la plupart des importations
des États-Unis proviennent de l’Amérique latine, et les pays
du Sud ne peuvent pas aujourd’hui se passer des exportations
vers le Nord.
Toutefois, ces lieux communs énoncés par nos dirigeants de
gauche prennent l’eau dans différents domaines. L’alternative
n’est pas de promouvoir une amélioration chimérique à court
terme de la désavantageuse insertion internationale, mais
d’inverser l’ordre de nos priorités, en réorientant les
efforts (depuis l’appareil productif jusqu’à la culture et aux
médias) vers l’intérieur de nos pays : en renforçant le marché
interne à travers une redistribution de la richesse, en
investissant dans l’éducation, la santé, l’autosuffisance
alimentaire, entre autres. Il ne s’agit pas, seulement, d’une
option assise sur des convictions morales, mais c’est la seule
façon de survivre au milieu de l’offensive du dénommé « nouvel
impérialisme ».
Les nouvelles vieilles formes d’accumulation
La raison d’être du capitalisme est l’accumulation, processus
qui finit par produire des « excédents » de capital et de main
d’oeuvre. Ces excédents empêchent ou compliquent la continuité
du processus d’accumulation et ils peuvent seulement se
résoudre en détruisant ou en dégradant le travail et en
transférant le capital à d’autres zones ou régions pour éviter
sa dévaluation. Théoriquement, la possibilité existerait de
promouvoir la distribution à travers ce qu’on appelle la
« dépense sociale » (pour les élites tout le social est une
dépense, une sorte de « gaspillage ») pour poursuivre ainsi le
cycle d’accumulation sur de nouvelles bases. Mais depuis au
moins un siècle, les bourgeoisies ont refusé de prendre ce
chemin et ont levé les bras au ciel, d’abord en Grande-
Bretagne et en Europe et ensuite aux États-unis, devant ce
qu’elles considèrent comme une perte de leurs privilèges, et
elles aspirent seulement à la réduction des impôts.
Rien de ceci n’est nouveau. Toutefois, comme l’indique David
Harvey dans « Le nouvel impérialisme », les équilibres
antérieurs du capitalisme se sont rompus en faveur des
vieilles formes d’accumulation, qui réapparaissent sous de
nouvelles modalités qu’il appelle « accumulation par
dépossession » [2]. Il s’agit de modes similaires à ceux que
Marx a appelés « accumulation originaire » de capital et qui
n’a jamais été abandonnée par la bourgeoisie, mais qui fait
maintenant son retour sous l’influence de la décadence des
États-Unis et paraît être une marque distinctive du
capitalisme en période de décadence. En effet, l’hégémonie
économique des États-Unis s’est affaiblie vers 1970, devant la
concurrence de l’Europe et du Japon qui ont commencé à avoir
leurs propres excédents de capital ou crise de suraccumulation.
À ce moment, « il est devenu difficile de maintenir les
contrôles sur le capital en inondant les marchés avec les
dollars américains en excédent ; pour faire face à la menace
économique de leurs concurrents, les États-Unis ont provoqué
le recentrage du pouvoir économique dans le complexe Wall
Street - Réserve fédérale - FMI. En somme, menacés sur le
terrain de la production, les États-Unis ont contre-attaqué en
affirmant leur hégémonie sur les finances » [3].
Mais ce nouveau centre de pouvoir, qui non seulement est
capable de contrôler les institutions globales mais a modelé
la domination du capital financier sur tout le globe, « peut
seulement opérer de cette manière tant que le reste du monde
sera interconnecté et arrimé à un cadre structurel
d’institutions financières et gouvernementales » [4]. Ce
pouvoir a forcé l’ouverture des économies, étape nécessaire
pour procéder à l’« accumulation par dépossession » :
populations entières expropriées de leur matériel génétique,
privatisation des ressources naturelles, marchandisation de la
culture et de la créativité intellectuelle, privatisations
d’entreprises d’État et reprivatisation des droits gagnés dans
des luttes passées, absorption des richesses à travers
l’appropriation des excédents des pays endettés, parmi les
faits les plus saillants. En Amérique latine, cette politique
a été mise en oeuvre par le pillage de pays entiers, comme
cela est arrivé à l’Argentine sous le règne de Carlos Menem.
Non seulement cette forme d’accumulation est similaire, mais
elle envisage des méthodes qui nous reportent à l’aube du
capitalisme, quand l’Angleterre « clôturait » ses champs. Le
débat sur la question de savoir si l’ « accumulation
originaire » est un processus achevé ou si elle a toujours
coexisté avec la forme dominante dans les périodes d’expansion
(la reproduction étendue), mais réapparaît fortement dans les
situations de crise, ne peut pas éluder une donnée
fondamentale : « L’équilibre entre accumulation par
dépossession et accumulation par expansion de la reproduction
s’est déjà rompu en faveur de la première et il est probable
que cette tendance ne fasse que s’accentuer, se constituant en
emblème du nouvel impérialisme », remarque Harvey.
Il en est ainsi surtout dans cette période de crise « de
sénilité » du capitalisme, comme le signale Samir Amin. Mais,
en parallèle, parce que nous nous trouvons face au transfert
du centre du pouvoir vers le sud-est et l’est de l’Asie,
devenus le principal centre mondial de production de plus-
value. En d’autres termes, le centre impérial étasunien parie
sur une « accumulation par dépossession » féroce (en
s’emparant par exemple des principales ressources pétrolières
mondiales pour étendre son domaine) devant la perte de
l’hégémonie économique et devant le risque d’effondrement
financier du dollar.
Actualiser de vieux débats
Quel rapport entretient ce qui précède avec les politiques de
la gauche en Amérique latine ? Comme le remarque Harvey -
c’est un point sur lequel tous les analystes de gauche
s’accordent - le « nouvel impérialisme » ne peut fonctionner
que si le monde est interconnecté. Ici fait son apparition un
débat lancé il y a longtemps par Samir Amin sur la nécessité
de la « déconnexion ». Comme l’auteur lui-même l’indique, le
terme choisi n’était peut-être pas celui qui convenait, vu le
rejet qu’il a subi. Dans un travail récent, Amin revient sur
le sujet au travers du concept de « développement autocentré »
ou « endogène » [5], qui est le développement que les centres
capitalistes ont connu.
Selon l’auteur, un développement de ce type suppose que l’on
dispose d’institutions financières nationales capables de
maintenir leur autonomie face à la fuite du capital
transnational, à une production orientée principalement vers
le marché interne, au contrôle des ressources naturelles et
des technologies. Au contraire, le capitalisme dépendant est
orienté vers l’exportation et la consommation des importations
par les élites.
C’est ce que ne pourront plus faire les bourgeoisies
nationales inexistantes, annihilées ou cooptées par la
globalisation. Ce pourrait être la tâche des gouvernements de
gauche, s’ils comprenaient que le capitalisme - en particulier
le nord-américain - traverse une étape critique de décadence.
Pour prendre cette direction il faut, en premier lieu, avoir
suffisamment de courage politique pour affronter le chantage
de la superpuissance et de ses centres financiers. En second
lieu, cela implique d’en finir avec cette poignée de grandes
entreprises exportatrices de capital transnationalisé, qui
sont les véritables bénéficiaires de l’« ouverture » de nos
économies. Cela implique, inévitablement, un conflit interne
de proportions de grande ampleur, qui ne pourra pas être évité
même si l’on renforçait les processus d’intégration régionale.
Parier sur un changement graduel, ordonné, « sans ruptures et
sans traumatismes » comme le soutient le président du PT, José
Genoino, c’est ou bien refuser le changement, ou bien refuser
de voir la réalité [6].
L’impérialisme ne fonctionne déjà plus comme avant les
changements des années 70. Jusqu’à ce moment, les pays
centraux exportaient des capitaux vers les périphéries où ils
encourageaient un développement dépendant, et renvoyaient dans
les métropoles les profits extraits du travail, en général
supérieurs aux investissements initiaux. Maintenant ce n’est
pas cette forme qui domine. Les ressources que les pays
centraux pompent à l’Amérique latine ne sont plus la
contrepartie des investissements mais le résultat du vol
simple et brutal que suppose le paiement des intérêts de la
dette externe. La manière fondamentale de combattre l’empire
ne peut pas maintenant passer par l’expropriation des grandes
usines, comme dans les années 60, mais par la rupture avec le
capital financier et le refus de payer la dette. Ceci peut-il
se faire de manière graduelle et ordonnée ?
NOTES:
[1] Prensa Latina, Río de Janeiro, 26 avril 2004.
[2] David Harvey, « Le nouvel impérialisme », Akal, Madrid,
2004.
[3] David Harvey, « Le nouvel impérialisme : sur les
réajustements spatiotemporels et l’accumulation par
dépossession », dans la revue Viento Sur, l’Espagne,
www.vientosur.info.
[4] Idem.
[5] Samir Amin, « Au-delà du capitalisme sénile », de Buenos
Aires, Paidós, 2003.
[6] José Genoino, « Un nouveau modèle de développement", O
Estado de Sao Paulo, 24 avril 2004.
Source : ALAI, América Latina en Movimiento, 29-04-04.
Traduction : Hapifil, pour RISAL.
https://www.alainet.org/pt/node/111156?language=en
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