Corruption et crise financière aux temps du choléra haïtien (2 de 3)

18/06/2015
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Le pillage systématique des deniers publics a également touché le secteur de l’éducation avec le détournement des fonds estimés à 100 millions de dollars l’an, collectés à partir d’une taxe de 5 centimes ($0.05) sur chaque appel téléphonique entrant et 1.50 $US sur chaque transfert monétaire. Dès la première année, 766 fausses écoles [1] ont été créées et financées dans le cadre du prétendu Programme de Scolarisation Universelle Gratuite et Obligatoire (PSUGO). Ce programme a été totalement improvisé et il n’est pas muni des garde-fous nécessaires. Le Ministère de l’Éducation nationale est souvent dans le rouge et n’arrive pas à payer les écoles participant au PSUGO. En 2015, pour justifier les retards enregistrés au niveau des paiements des écoles participant au PSUGO [2], le gouvernement pleurniche en prétendant qu’il n’a reçu que 44 millions de dollars des 100 millions qui avaient été prévus. Aucun audit indépendant n’est venu prouver cette assertion.

 

La première pierre de l’édifice est déficiente : les professeurs n’ont pas le niveau requis pour enseigner. Avec des dirigeants incultes au sommet de l’État, la distinction entre un « vrai » professeur et un « faux » professeur est impossible. Qui juge ? Il n’existe pas une équipe capable de cerner les principaux paramètres qui permettraient d’y voir un peu plus clair. Les enquêtes menées indiquent que l’affaire se complique quand on essaie de débroussailler le maquis qui entoure le PSUGO. Il n’empêche que chaque année, le rendez-vous est pris avec l’étalage de la pourriture aux examens. Avec un système éducatif où 80% des professeurs n’ont pas le niveau requis pour enseigner, on ne peut pas s’étonner des piètres résultats aux examens. L’an dernier, 400 écoles n’ont eu aucun élève admis en sixième année fondamentale et près de 800 écoles ont eu moins de 20% de réussite.

 

Un imbécile heureux

 

Déjà le 30 avril 1979, les professeurs Idalbert Pierre-Jean et Wilhelm Roméus avaient tiré la sonnette d’alarme sur la routine qui s’installait dans notre système d’enseignement secondaire. Ils critiquaient le fait qu’au baccalauréat les mêmes sujets étaient choisis depuis une décennie et encourageaient « l’abracadabrante pratique de la dictée des sujets tout faits à des fins de mémorisation [3]. » Un mois plus tard, sous le nom de plume Fernand, soulignant le niveau de 80% d’analphabétisme dominant, un autre éducateur prenait les problèmes de l’éducation au sérieux dans les écoles publiques primaires en milieu rural où seulement 35 % des enseignants étaient qualifiés [4]. Idalbert Pierre-Jean et Wilhelm Roméus lancèrent un cri du cœur alors en disant : « Nous avons mauvaise conscience à dispenser un enseignement bâtard qui aliène les fils du peuple, nihilise les fils de la classe moyenne, néantise les fils de la bourgeoisie. »

 

Avec la malédiction des tontons macoutes à la barre, la diminution de l’analphabétisme s’est faite au profit de l’illettrisme. Des personnes alphabétisées, donc sachant lire et écrire, n’arrivent pourtant pas à lire, à comprendre et à écrire des textes exprimant des idées simples. L’illettrisme constitue un handicap sérieux pour fonctionner dans la société moderne. En effet, « Trente ans d’hégémonie tonton macoute ont marqué le déclin de l’instruction et la possibilité de décrocher n’importe quel diplôme pourvu qu’on soit « chef » ou « fils de chef ». Nombre de cancres sont ainsi devenus médecins, ingénieurs, agronomes et avocats. C’est ainsi que Astrel Benjamin, analphabète à peine fonctionnel, tristement célèbre juriste des Cayes, diplômé de l’école de droit de Jérémie, a pu être proclamé lauréat de sa promotion [5] . » Quand il montra son diplôme au président François Duvalier dans un langage truffé de termes abscons, le tyran devint pantois devant l’imbécile heureux et ne put que sourire. Constatant le niveau irréaliste des faits, Duvalier prit la décision de fermer immédiatement l’école de droit de Jérémie [6]. Toutefois, le misérabilisme a continué sans broncher et le système a pu traverser les trente (30) dernières années sans modification majeure au niveau du secondaire, avec seulement 30% de réussite au Bac I et 50% au Bac II aux épreuves nationales [7].

 

Selon un rapport réalisé en 2015 par l’Union des Parents d’Élèves Progressistes Haïtiens (UPEPH), « le PSUGO subventionne plus de 2 500 écoles fantômes. Ces dernières sont créées par des délégués départementaux, des députés du Bloc pour la stabilité et le progrès (PSP), des sénateurs pro-gouvernementaux et des partis du gouvernement. Le rapport indexe en des termes pour le moins cinglants, Kenston Jean-Baptiste, député du Cap-Haitien, qui a pistonné 44 écoles du Nord, comptabilisant 812 bénéficiaires. Dans le Sud, poursuit le rapport, sur les 79 établissements privés subventionnés par le PSUGO, 73 sont référencés par des députés. "Il y a six départements du pays où les parlementaires sont beaucoup plus impliqués dans les cas de fraude du PSUGO : la Grande-Anse, le Sud, le Nord, l’Artibonite et le Nord-Ouest " indique le document [8]. »

 

Dans la danse macabre, à cœur joie

 

Le clou de l’encouragement à la corruption est la libération du gangster Woodly Éthéart, connu sous le nom de Sonson La Familia le 17 avril 2015 ainsi que d’autres individus tels que le dénommé Rénel Le Récif. C’est le signal clair que la mafia trône au sommet de l’État et a institutionnalisé la délinquance comme système de gestion de la chose publique. La disparition d’Evinx Daniel et la saga dans laquelle se sont enlisées les enquêtes relatives à l’affaire Clifford Brandt Junior sont d’autres indications de l’empiètement du pouvoir exécutif dans le champ de compétences de l’appareil judiciaire.

 

Selon le New York Times, Woodly Éthéart a été arrêté en 2014 « dans le cadre de l’enlèvement d’un homme d’affaires par des hommes armés en uniforme de police qui demandaient une rançon de 1,2 million de dollars [9]. » Il est le dirigeant d’un gang nommé Galil, qui a participé à 17 cas d’enlèvements dont treize d’entre eux ont payé en trois (3) ans plus d’un million huit cent quatre vingt neuf mille cinq cents (1 889 500) dollars américains (US $ 1.00 = 46.00 gourdes alors) [10]. L’indignation de la société civile devant la libération de Sonson La Familia a provoqué une marche pacifique dans les rues de la capitale le 6 mai 2015 à laquelle ont participé des centaines de démocrates et progressistes parmi lesquels Rony Desroches, Marie-Yolème Gilles, Pierre Espérance, Léopold Berlanger, Hérold Jean-François, Mario Andrésol, etc. Un aéropage de patriotes de multiples sensibilités, tous concernés par la dérive mafieuse affectant Haïti. À cette occasion, l’ex-chef de la police Mario Andrésol devait déclarer : « le bandit ne peut pas être légal » [11].

 

Sur le même registre de la corruption, le cas du juge Jean Serge-Joseph liquidé en 2013 selon le New York Times « deux jours après avoir dit à Me Madistin que le président avait assisté à une réunion illégale pour faire pression sur lui pour qu’il rejette l’affaire contre la première dame » est un excellent indicateur du climat d’absence de droit qui prévaut en Haïti. Aucun investisseur sensé ne mettra un sou dans un pareil environnement déclaré « open for business », mais où personne ne peut le rassurer qu’en cas de litige, ses droits seront respectés. Les anticipations ne peuvent être que négatives dans une économie dite libérale où le président de la République, qui s’est lui-même dénommé « bandi legal », a le toupet d’intervenir auprès d’un juge, jusqu’à ce que mort s’en suive, pour le porter à trancher un litige dans le sens qu’il désire. Quand le chef de l’État est entouré de scélérats à qui il prête main forte, alors les opérateurs économiques sont aux abois. Nombre d’entre eux à leur tour rentrent dans la danse macabre et s’y donnent à cœur joie.

 

Les conséquences néfastes de la corruption douanière

 

Depuis l’arrivée du gouvernement Martelly, les rentrées budgétaires annuelles sont inférieures à ses propres prévisions. Les écarts négatifs évalués à 5 milliards de gourdes correspondant à 10% des recettes [12] sont dus à la mauvaise gestion, à la corruption et à l’anarchie gouvernementale. D’abord, le président de la République, Sweet Micky, a contourné toutes les règles de l’administration publique en commençant par l’Administration Générale des Douanes (AGD) avec la création d’unités parallèles de collecte ayant à leur tête des amis à lui tels que Calixte Valentin et Ernest Laventure Édouard alias Kompè Mòlòskòt. Ces derniers ont littéralement pompé une partie des recettes qu’ils acheminent au Palais national, tout en se sucrant le bec au passage. Et quand ils sont allés trop loin, le palais national les a retirés de la circulation avant de les recycler ailleurs.

 

On se rappelle le sort fait à Calixte Valentin après qu’il ait tué le commerçant Octanol Derissaint [13] à Fonds Parisien en avril 2012. Au sujet du Kompè Mòlòskòt, Thomas Lalime écrit : « Selon les dénonciations à la justice du directeur général de l’AGD, M. Fresnel Jean-Baptiste, Mòlòskòt a émis des badges de l’Administration générale des douanes (AGD) ainsi que des permis de port d’armes à feu à un certain nombre d’individus. Il serait activement recherché par la justice haïtienne pour " usurpation de titre, faux et usage de faux " pendant que son avocat crie à la trahison. "Mon client se sent trahi et abandonné par ses [employeurs] dans cette affaire. Il avait tout le support de hauts dignitaires de l’État. Pourquoi il est maintenant livré à la justice alors qu’on pouvait régler le dossier autrement", a confié Me Harrycidas Auguste, cité par HPN. Mòlòskòt se dit lui aussi trahi par le chef de l’État, tout en précisant qu’il n’avait rien entrepris seul et sans consentement des plus hauts dirigeants de l’État [14]. »

 

Depuis six mois, un membre de la famille présidentielle s’est arrogé le droit de collecter en espèces le montant de 45 millions de gourdes par mois du bureau central des douanes dans de grands sachets. Enfin, les directeurs de douane changent au rythme du vent. On est passé de Jean Jacques Valentin en 2011 à Fresnel Jean-Baptiste en 2012, puis à Clovis Noël et enfin aujourd’hui à Victor Hugo Saint Louis. La durée de vie de ces directeurs de douane est liée aux luttes d’influence entre les différents clans gravitant autour de la présidence pour contrôler la poule aux œufs d’or. La performance d’un directeur de douane n’est pas dans sa réalisation d’un record de recettes, ne se laissant pas intimider par les malfrats se réclamant de la présidence. Elle est plutôt dans sa capacité à regarder de l’autre côté pendant que les agents de la famille présidentielle font main basse sur les recettes. Clovis Noël n’a même pas tenu trois mois à son poste avant de connaître le même sort que son prédécesseur car il n’était pas assez proche de la présidence.

 

La corruption douanière ayant pour conséquences la diminution des recettes a des ramifications dans le reste de l’économie et de la finance. La situation s’est tellement dégradée qu’au cours du mois de mai 2015, « l’administration des douanes a accusé un déficit hors pétrole, de plus d’un milliard de gourdes [15]. » L’argent accaparé par la famille présidentielle dans ces transactions frauduleuses est blanchi par des banques de la place à travers des emprunts non remboursables qui sont octroyés aux dépositaires de ces magots.

 

C’est ainsi que selon des rumeurs persistantes, Michel Martelly aurait bénéficié d’un emprunt de douze (12) millions de dollars d’une grande banque de la place [16] qui lui aurait permis de construire à Bois-Neuf près de Miragoâne une villa en bord de mer estimée à neuf (9) millions de dollars américains. D’autres estimations plus précises se décomposent comme suit : 5 millions de dollars américains pour la villa en bord de mer ; 5 millions de dollars américains pour la construction à Pétion-Ville d’un immeuble commercial avec gymnase ultramoderne, magasins de meubles dirigé par Bianca Joseph, l’épouse d’Olivier Martelly, et d’un restaurant huppé nommé Meraki que fréquente la haute bourgeoisie ; 1 million de dollars pour la construction d’une maison au Morne Calvaire pour son fils Olivier Martelly. Enfin le dernier million aurait été utilisé pour l’aménagement de ces résidences de grand luxe. (à suivre)

 

………..

 

- Leslie Péan é économiste, écrivain

 

[1] Frantz Duval, « 766 fausses écoles, combien de vraies ? », Le Nouvelliste, 11 mars 2013

 

[2] Jean-Daniel Sénat, « PSUGO pour éviter le fiasco », Le Nouvelliste, 29 avril 2015.

 

[3] Idalbert Pierre-Jean et Wilhelm Roméus, « L’enseignement secondaire en question », Le Nouvelliste, 30 avril 1979, p. 6.

 

[4] Fernand, « La misère de l’éducation primaire rurale en Haïti », Le Nouvelliste, 26, 29 et 30 mai 1979.

 

[5] Leslie Péan, « Le compte a rebours a commencé pour Préval », AlterPresse, 1er février 2011.

 

[6] Eddy Cavé, « La grève de 1960 dans la mémoire d’un militant jérémien » dans Leslie Péan, Entre savoir et démocratie - Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) sous le gouvernement de François Duvalier, Mémoire d’Encrier, 21 novembre 2010, p. 252.

 

[7] Louino Volcy, « La double face de la nudité du système éducatif haïtien, Le Nouvelliste, 28 août 2014.

 

[8] Jean-Daniel Sénat, « PSUGO pour éviter le fiasco », op. cit.

 

[9] Frances Robles, « Haitian Leader’s power Grows as Scandal swirls », New York Times, March 16, 2015.

 

[10] Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), Le RNDDH renseigne sur le dossier du "Gang Galil" dirigé par le nommé Woodly Ethéard, alias "Sonson La Familia", Port-au-Prince, 18 mars 2014.

 

[11] Roberson Alphonse, « La société civile dans la rue contre l’impunité et la corruption », Le Nouvelliste, 6 mai 2015.

 

[12] Cour Supérieure des Comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), Rapport sur la situation financière…., op. cit. p. 65.

 

[13] « Haïti-Droits Humains : Le Rnddh fustige les velléités arbitraires de haut-placés dans l’administration publique », AlterPresse, 30 avril 2012

 

[14] Thomas Lalime, « Douane parallèle, baisse des recettes ? », Le Nouvelliste, 15 juillet 2013.

 

[15] « Des dispositions pour faire face à la crise économique », Radio Métropole, 5 juin 2015.

 

[16] Léopold Joseph, « Martelly : transaction douteuse avec une banque privée un prêt de 12 millions octroyé sans papier », Haïti-Observateur, 10-17 juin 2015.

 

Source: AlterPresse, 18 juin 2015

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18360#.VYgxQ1J1yyc

https://www.alainet.org/pt/node/170546?language=en
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