Haïti/1915-100 ans :

L’occupation américaine et les larmes de sang prédites par Hannibal Price (1 de 5)

24/07/2015
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«Le châtiment de nos erreurs et de nos fautes est visible, nous le rencontrons à chaque pas, à chaque minute de notre existence. Il n’a pas attendu, il n’attend pas l’heure suprême de la chute de la nationalité haïtienne. Et si nous ne savons prévenir ce malheur, si nous croyons y trouver au contraire notre bonheur, la conservation des richesses acquises, eh ! bien, je vous le prédis, moins de cent ans après cette fin désolante de tout un peuple, de toute une race, vos petits-enfants, irrémédiablement appauvris, ruinés, liront ce livre et pleureront des larmes de sang ! »
Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti , Port-au-Prince, Imprimerie Verrollot, 1900, p. 658.

 

De tout temps, les choix moraux et politiques opérés ou acceptés par les Haïtiens ont bloqué toutes les voies d’accès à l’autodétermination. Nous avons toujours eu le choix entre deux options aussi destructrices l’une que l’autre, la peste et le choléra : l’élitisme ou le populisme ; le lese grennen ou la dictature ; le mulatrisme ou le noirisme ; le français limité à une minorité ou le créole sans la production de manuels scientifiques de formation. Les droits inaliénables et sacrés sont foulés aux pieds et Haïti se retrouve encore aujourd’hui sous occupation étrangère, un siècle après le 28 juillet 1915. L’expérience haïtienne démontre que dans la problématique individu/société, l’individu ne sait pas nécessairement d’où il part vraiment car ce n’est pas lui qui fabrique la société dans laquelle il nait. Il y est façonné, et fort souvent à son insu. Aux prises avec la lutte pour la réinvention de soi sans laquelle aucune solution n’est possible, les Haïtiens semblent condamnés à vivre dans l’impasse. D’autant plus que le passé pèse lourdement dans la formation de notre identité. Sans compter que la mémoire collective est truffée de platitudes et de semi-vérités empêchant une prise de conscience du mal qui terrasse Haïti.

 

À ce propos, l’ouvrage De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti d’Hannibal Price publié en 1900, après sa mort en 1893 aux Etats-Unis d’Amérique, est une vraie boîte à idées géniales encore inexploitées. La société haïtienne a raté une occasion de s’instruire à partir des vérités exprimées dans ce livre. Hannibal Price est un géant de la pensée haïtienne qui a d’ailleurs été vénéré par cet autre géant qu’est Jean Price-Mars au point que ce dernier a attaché le nom Price au sien avec un trait d’union [1]. Cela est particulièrement significatif dans un milieu social hanté par la question de couleur.

 

Légitimer le vol et le pillage faits par des Noirs

 

L’ouvrage posthume d’Hannibal Price n’a pas bénéficié de la diffusion qu’il méritait. Sa critique de la chimère maléfique du racisme n’a pas été approfondie pour permettre de comprendre la dérive du pacte fondateur de 1804 signé par 24 Mulâtres, 12 Noirs et un Blanc. Dérive consacrée dans la Constitution de 1805 qui dit que tous les Haïtiens sont noirs. L’occupation américaine de 1915 a plutôt créé les conditions de l’émergence de la dangereuse imposture idéologique du noirisme indigéniste qui a culminé dans la terreur de la dictature sanguinaire des Duvalier. En déconnectant l’Haïtien de lui-même, l’occupation américaine l’a dépouillé en lui enlevant sa quintessence au profit de la prolifération d’idées farfelues, occultes et ésotériques. Depuis 1953, la découverte scientifique de la structure de l’ADN a pulvérisé la notion de race, ce qui n’a pas empêché la bande à Duvalier de préconiser ce que Léon Laleau a nommé en 1956 le « gobinisme à rebours » pour tenter de compenser l’échec du projet révolutionnaire exprimé dans l’Acte de l’indépendance. Échec traduisant une carence de morale et d’éthique.

 

Dans l’explication de notre décadence, Hannibal Price fait remonter le phénomène au gouvernement Soulouque. En campant sur ses épaules, nous pouvons débusquer notre péché originel dès les premiers jours de notre indépendance. Price écrit : « Le mal est venu avec la première dictature établie en Haïti à la suite et par l’effet de notre querelle de couleur de 1843. » Or justement, ce qu’il nomme cette querelle de couleur remonte plus loin. Ce vice est un incessant tourbillonnement qui est déjà présent dans la colonie de Saint-Domingue et qui continue avec Haïti en 1804. Cette vérité n’a pas vacillé et exerce son empire sur notre société aussi bien avec le mulâtrisme qu’avec le noirisme.

 

Le péché originel

 

En effet, le noirisme institué sous Dessalines dans la Constitution de 1805 continue avec la même dose de fossilisation de la pensée raciste. Avec le même délire de la couleur de la peau. Au lieu de rendre caduque cette pensée maléfique comme l’a voulu l’Acte de l’indépendance, il la reproduit mécaniquement en en inversant les termes dans un discours peu scrupuleux qui tente de légitimer le vol et le pillage faits par des Noirs. Les séquelles de la pensée raciste ne peuvent produire que péripéties et insignifiances ne conduisant nulle part. Comme le disait Montaigne dans un autre domaine, « le vice n’est pas d’entrer chez elle, mais de n’en pas sortir [2]. »

 

Dans le cas haïtien, selon Hannibal Price, le mal « a été produit par les commandes extravagantes de l’Empire (de Soulouque), par les faveurs impériales, qui ont permis à des blancs mariés à des dames de la Cour, de gagner sur une simple fourniture de draps ou de pierres à fusil pour l’armée, plus d’argent qu’un négociant haïtien ou étranger n’en saurait acquérir en vingt ans de travail honnête. Des nègres et des mulâtres burent aussi à cette coupe empoisonnée des grâces et faveurs d’une Majesté. […]Avec le rétablissement de la République, la coupe des apanages, des grâces, des faveurs sonnantes se trouva brisée. Mais les blancs, les nègres et les mulâtres qui avaient pu y tremper leurs lèvres ne purent y renoncer, et la corruption commença son œuvre ténébreuse [3]. »

 

On se garderait d’entretenir une vue trop étroite sur la manière dont Hannibal Price aborde notre péché originel. Il se ravise quelques pages plus loin. Référant au noiriste Louis Joseph Janvier qui cite un texte du 18 février 1815 du général Prévost, duc de Limonade sous le royaume de Christophe, Hannibal Price écrit : « Pour combattre le roi Christophe qui voulait faire avec raison de cette guerre (la guerre du royaume du Nord contre la république du Sud) une guerre de couleur, et pour miner sa puissance qui développait une grande sévérité d’organisation, Pétion laissait faire aux noirs tout ce qui leur plaisait ; et plus l’autre sévissait pour obtenir l’ordre, plus Pétion relâchait [4].  »

 

Le piège dans lequel le mulâtrisme a aussi enfermé la jeune nation n’est pas moins grave. Cela s’est fait autant avec la politique de doublure initiée dès 1804 et consistant à mettre au pouvoir des Noirs ignorants afin de les manipuler ou encore avec la politique de lese grennen consistant à laisser les Noirs agir selon le « nou fè sa nou pi pito » et le « tout voum se do ». Entre ces deux pôles de néant, la pendule nationale vacille. (à suivre)

 

- Leslie Péan est économiste, écrivain

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[1] John Picard Byron, « La pensée de Jean Price-Mars », Préface à l’édition de Ainsi parla l’Oncle (1928), Montréal, Mémoire d’Encrier, 2009 p. 52.

 

[2] Aristippe de Cyrène dans Montaigne, Les Essais, tome III, Paris, Guy de Pernon, 2008, p. 129.

 

[3] Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie Verrollot, 1900, p. 655-656.

 

[4] Ibid, p. 671, tiré de Louis Joseph Janvier, Haïti et ses visiteurs 1840-1882, Paris, Flammarion, 1883, p. 335.

 

24 juillet 2015

Source: AlterPresse

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18547#.Vbec2rV1yyc

https://www.alainet.org/pt/node/171372?language=en
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