40 ans après le coup d’Etat en Argentine, les procès contre l’impunité se poursuivent

18/04/2016
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 contra ley de amnistia
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Originaire de Corrientes, province située au nord-est de l'Argentine, Hilda Presman est une militante argentine pour les droits de l'homme qui accompagne depuis des années les poursuites en justice des crimes de lèse-humanité de l'époque de la dictature. Dans l'Argentine du nouveau président Mauricio Macri, quelles sont les perspectives qui se dessinent quant à la poursuite de la réparation de la justice et la récupération de la mémoire historique ? Quelles sont les autres responsabilités cachées derrière ces cas de procès militaires mis sous les feux des projecteurs ? Que cache la visite d'Obama à Macri à une date si symbolique pour le peuple argentin ?

 

 

Le chemin vers l’annulation des lois d’amnistie par le gouvernement de Cristina Kirchner n’a pas été facile. Comment retraceriez-vous les avancées contre l’impunité en Argentine ?

Quand nous avons retrouvé la démocratie en 1983 avec le gouvernement d’Alfonsin, ont démarré les procès historiques contre la junte militaire où les trois dirigeants militaires ont été condamnés. Il y avait encore à cette époque une forte pression des secteurs militaires. Lors de la semaine sainte de 86, il y a eu des tentatives de soulèvement militaire. C’est alors que se sont produites celles que l’on a appelées les "Lois d’obéissance due et point final" entre 86 et 87. Cela signifiait que toutes les poursuites qui n’avaient pas été entamées jusqu’alors ne pourraient plus avoir lieu ensuite. Cela représentait de fait une amnistie, ou plutôt une impossibilité de faire avancer les poursuites. En 1989, c’est Carlos Menem qui atteint la Présidence et qui termine de ficeler cette impunité, en signant des remises de peine présidentielles pour nombre de ceux qui avaient été condamnés dans les procès contre la junte. Ces lois représentèrent un pas en arrière en termes de recherche de la vérité et de la justice.

 

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Marche pour la vérité et la justice en mémoire du massacre de Fatima

Mais les mouvements des Droits de l’homme ont pu trouver la brèche pour démolir cet édifice de l’impunité...

Oui, cela fut possible à travers les jugements des vols de bébés. En plus des disparitions et des séquestrations, la dictature argentine s’est caractérisée par le vol des bébés des femmes emprisonnées qui étaient enceintes. Si l’on a pu avancer dans ces enquêtes c’est parce que ce délit n’était pas abordé dans les lois d’amnistie. La créativité et la recherche d’outils surgissent quand les vents nous sont contraires. Les mouvements et organisations pour les Droits de l’homme en Argentine ont trouvé un mécanisme qui était celui des procès de la vérité, invoquant le droit humain inaliénable à savoir ce qui s’est produit, quelle a été la destination finale des personnes mortes et disparues, même s’il n’était pas possible de condamner pénalement les responsables.

 

Un peu partout en Argentine on a avancé sur les procès. Avec toute l’armature administrative : juges, procureurs, témoins, on avance sur la reconstitution des faits. On les a appelés les Procès de la Vérité. Il ne pouvait pas y avoir de condamnation parce que les personnes passibles de poursuites étaient protégées par cette Loi du Point final. Mais on avançait sur toute la trame répressive, sur la chaîne de responsabilités et sur tout un tas d’éléments qui étaient de la plus haute importance. On a donc progressé sur ce point malgré le frein de la Loi du Point Final. Et au niveau international, on a procédé en Espagne au jugement d’Adolfo Scilingo, le marin qui a reconnu les vols de morts et y a participé.

 

C’est à ce moment là qu’on a posé le problème de la justice internationale ?

Oui. Alors qu’il y a déjà eu des jugements sur certaines causes qui ont déclaré inconstitutionnelle la Loi du Point Final. Il en a été ainsi jusqu’en 2000, avant le gouvernement de Nestor Kirchner, où on a pensé que si l’on ne pouvait pas juger les coupables en Argentine il fallait en appeler à la justice internationale.

 

A cette époque, le tortionnaire Ricardo Miguel Cavallo était au Mexique, et les organisations pour les droits de l’homme en ont appelé à la justice internationale pour qu’il soit jugé là où il se trouvait. Il était incarcéré au Mexique, et le Juge Baltazar Garzon l’a extradé vers l’Espagne. Des failles se dessinent dans le schéma de l’impunité, avec des déclarations d’inconstitutionnalité de ces lois de la part des Juges Fédéraux, comme le Procès de 2001, du Juge Gabriel Cavallo. C’est ainsi qu’en 2003, le président Kirchner a présenté au Congrès de la Nation une loi proposant l’annulation du Point Final. Il s’est pour cela appuyé sur les travaux de certains juges ayant démontré son inconstitutionnalité sur des faits ponctuels.

 

Le gouvernement de Kirchner a eu l’habilité politique, la responsabilité et la sensibilité, d’emprunter ce long chemin de lutte et de réclamations et de travailler dans la même direction que son peuple. Mais cette décision n’aurait pas pu se prendre sans tout le travail qui a été réalisé en amont. Il y eut alors des avancées et des pas en arrière en fonction des va-et-vient législatifs. Malgré tout, à partir de ce moment-là, la majorité des jugements a connu une véritable impulsion dans tout le pays. On a repris parfois des enquêtes jusqu’alors paralysées par le Point Final, dans d’autres cas on a tout commencé de zéro.

 

40 ans après le coup d’état et l’instauration d’une dictature militaire en Argentine, quelles ont été les avancées en matière de réparation des victimes et de leurs familles ?

On a beaucoup évoqué le fait que les droits de l’homme étaient une politique d’état. Mais il est en fait impensable de concevoir la réparation des crimes de lèse-humanité comme une politique de l’état, sans la lutte menée ces quarante dernières années par les organisations défendant les droits de l’homme, celles des familles des victimes, et le soutien de toute la société dans son ensemble.

 

Cela n’est en aucun cas la faveur d’un gouvernement quel qu’il soit. Cela n’a pas été le cas avec le précédent, ce ne sera pas non plus le cas avec l’actuel gouvernement. Son maintien va dépendre fondamentalement, comme auparavant, de la pression, de la mobilisation des organisations de lutte. Les organismes des droits de l’homme et les familles ont pesé de tout leur poids dans les avancées considérables qui ont eu lieu en Argentine quant au recensement, aux jugements et parfois aux condamnations, comme ce fut le cas dans les actes aberrants de terrorisme d’état.

 

Où en est la majorité des dossiers ?

Certains cas ont été jugés et condamnés. Quelques uns ont eu des condamnations fermes, après des appels devant la Cour Suprême. On décompte environ 500 militaires condamnés, il en reste entre 1500 et 1800 en attente de jugement. Disons que nous sommes à mi-chemin. Tous les jugements ne sont pas pleinement conclus. Certains sont avancés, d’autres sont en cours, et d’autres stagnent voire sont complètement paralysés.

 

A quoi cette paralysie est-elle due ?

C’est dans le jugement des militaires qu’il y a eu les avancées les plus importantes. Mais nous, en Argentine, nous nous disons que c’est une dictature civico-militaire qui nous a été imposée pour mieux instaurer le modèle économique d’application non-raisonnée des politiques néolibérales héritées de l’impérialisme. De telle façon que le jugement des militaires est un aspect de cette nécessité historique de réparation et de justice.

 

Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir quant à la responsabilité et la complicité civiles. Et particulièrement la responsabilité entrepreneuriale, qui est liée à la disparition de travailleurs ruraux. Il y a beaucoup de dossiers, comme celui de Mercedes Benz, de Ford, de l’entreprise sucrière Ledesma, où s’est produite la "Noche del Apagon" (1). Ce sont de grandes entreprises qui ont eu une responsabilité directe dans la disparition de leurs employés. Il n’y a eu pour l’heure aucune condamnation relative à la responsabilité civile.

 

Comment menez-vous à bien la mise en place du devoir de mémoire en Argentine ?

Le travail que réalise l’équipe argentine d’anthropologie légiste qui permet de récupérer les restes des personnes séquestrées, assassinées et enterrées clandestinement est plus qu’essentiel. Cette réparation permet que se ferme le cycle, mais les corps restitués ne sont pas si nombreux. C’est une situation qui varie en fonction des personnes impliquées et des régions. Il y a des zones du pays où l’on a avancé sur les cas de lèse-humanité, d’autres où c’est en cours, et d’autres enfin où c’est un peu plus difficile.

 

Marche en mémoire des disparitions à Las Marias (Corrientes, Argentine)

 

Comme dans la zone de Corrientes par exemple ?

Oui, c’est une zone où l’on produit de l’herbe à maté. Ici est implantée une grande entreprise agro-industrielle appelée Las Marias où l’on réalise la récolte du maté et son élaboration. Las Marias dépend d’une famille qui a toujours été coopérante avec les gouvernements de dictature en place. Au début de la dictature, ici, les travailleurs ruraux étaient syndiqués, organisés. Ce qui leur a valu des séquestrations et des disparitions. Certains ont été emprisonnés, d’autres ont choisi l’exil... Nous avons entamé une poursuite contre cette entreprise. C’est une de celles qui nous pose le plus de problèmes dans l’avancée des jugements. Cette entreprise représente de manière emblématique l’impunité dont jouissent les grandes entreprises, qui furent complices, parties prenantes et instigatrices du coup d’état. Au niveau économique, elles ont été les principales bénéficiaires.

 

Le président des Etats-Unis Barack Obama est en Argentine. La date de sa visite a été désapprouvée par le Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel. Quel est le sens de cette visite ?

Pour nous, cette visite est une gifle, une insulte au peuple argentin. Surtout à cette date, voir la Casa Rosada avec les drapeaux de l’impérialisme, et qu’il vienne accorder sa grâce pour l’ouverture des archives. Alors qu’en réalité cette demande a été faite il y a 40 ans. En plus, à chaque fois qu’ils ont donné des archives, certaines parties étaient effacées. Et bien entendu, il refuse de nous laisser les archives de la CIA. En réalité, les gouvernement états-uniens ont été les principaux instigateurs et responsables des dictatures militaires en Amérique Latine.

 

Au sud du continent, certaines des causes sur lesquelles on enquête sont appelées les causes du Plan Condor. Ce plan de répression aux organisations sociales et populaires a été conçu depuis les Etats-Unis. Il y eut des séquestrations, des prisonniers, des disparus, de manière simultanée en Argentine, au Chili, en Uruguay, au Brésil et au Paraguay.

 

Les archives ont été trouvées à Asuncion du Paraguay, par le militant des droits de l’homme Martin Almada (2), qui a gagné le Prix Nobel Alternatif de la Paix, qui est le vrai Prix Nobel. C’est lui qui a sauvé ces Archives de la Terreur (3) dans une caserne de police. Il a fait un travail colossal de documentation où apparaissent tous les croisements de faits, causes, séquestrations, poursuites, persécutions et espionnage de professionnels et d’étudiants.

 

Ce sont là les différentes stratégies de limitation des libertés et de répression. Tout était conservé dans une maison, et grâce à cette découverte on a pu avancer dans de nombreuses enquêtes liées à la simultanéité continentale, à la participation et à l’ingérence directe des Etats-Unis. Tous les militaires argentins s’y sont d’ailleurs entraînés. Donc, la visite de Barack Obama ces jours-ci n’est autre que la réaffirmation de la servitude de ce gouvernement prêt à tout que nous avons actuellement en Argentine, qui cherche à s’aligner avec les Etats-Unis.

 

Comment expliquez-vous le lien entre l’actuelle politique économique du gouvernement et les Etats-Unis ?

En réalité, à l’époque néolibérale, tous les bénéfices économiques répondaient aux intérêts des grandes entreprises internationales et de l’impéralisme. C’est quelque chose que l’on observe clairement aujourd’hui. Ce qui était auparavant l’objet de pressions faites au gouvernement de la part des entreprises via les groupes de pouvoir et d’entrepreneurs est aujourd’hui au sein même du gouvernement. Les directeurs des grandes banques, des multinationales, des entreprises téléphoniques, des grandes entreprises agro-industrielles sont aujourd’hui nos fonctionnaires. Voilà le changement substantiel et qualitatif qui s’est opéré avec le gouvernement de Macri. C’est un recul considérable en termes institutionnels. Et l’application de ces politiques économiques provient d’une forte pression des Etats-Unis à travers les endettements et les négociations des « fonds-vautours ». Voilà la pression économique qui s’est exercée en Argentine ces derniers temps.

 

Une grande manifestation a réuni des milliers de personnes en réaction à la continuité de l’ingérence des Etats-Unis en Amérique Latine. Quel rôle peuvent jouer les mouvements sociaux en Amérique Latine contre le retour de la droite au pouvoir ?

Ils ont un rôle fondamental, j’ai une grande confiance en eux. Cela fait trois mois que nous avons changé de gouvernement, et nous sommes encore sous le choc. Nous devons nous remettre de cette surprise et générer de nouvelles mobilisations comme celle-ci. Cette lutte contre les crimes de lèse-humanité fait partie de notre peuple. Il faut livrer bataille pour que l’on ne recule plus sur ces questions.

 

Les jugements n’ont pas été suspendus, mais on constate une avancée de ce qu’on appelle « la Théorie des démons ». On essaie de nous faire croire qu’il y a eu une guerre et que chacun des deux partis a connu des victimes. Ce gouvernement a même réuni des familles de militaires emprisonnés qui souhaitent que les jugements soient revus. C’est la première fois qu’on les écoute depuis les institutions, puisqu’ils ont été reçus par le secrétaire aux droits de l’homme actuel de Macri. Cela a été un signal d’alarme et un motif de rejet de la part des familles et des victimes.

 

Comment cette attitude du gouvernement de Mauricio Macri peut-elle avoir des répercussions sur les crimes de la dictature en cours d’instruction ?

C’est une situation de grande tension, un va-et-vient, et cela va dépendre énormément du niveau de coordination que nous aurons au sein des organisations populaires pour exiger que les investigations se poursuivent bien qu’elles n’aient pas le soutien de l’état. Cela signifie que l’on ne pourra pas avancer dans le programme de protection des témoins, dans celui de l’enquête de l’anthropologie légiste, ni dans la banque génétique, qui est ce qui nous permet d’identifier les personnes qui ont été volées étant bébés, objectif des Grands-mères de la place de Mai.

 

Prétendre que le gouvernement de Macri va appuyer ces jugements, c’est ne rien comprendre à la situation actuelle. Les jugements ne se maintiendront qu’à coup d’organisation et de pression populaire. L’idée qu’a en tête le gouvernement est certainement l’épuisement de nos forces, et que la majorité des tortionnaires obtienne l’impunité pour raisons de santé. S’agissant de faits survenus il y a 40 ans, la majorité des coupables est aujourd’hui âgée ou avec des problèmes de santé. C’est quelque chose que l’on entend régulièrement dans les procès : le maintien à domicile pour raisons humanitaires, les personnes qui déclarent être en mauvaise santé, etc. Ce sont des variantes qu’ils essaient d’utiliser pour freiner les instructions. Quant à nous, nous affirmons que, sauf cas exceptionnels, les génocidaires sont en condition de purger leur peine dans une prison de droit commun.

 

Cependant nous avons encore à régler les questions de complicité entrepreneuriale et de complicité civile. Certains juges et procureurs sont actuellement poursuivis pour complaisance face à la répression de la dictature. Deux d’entre eux ont déjà été condamnés. Nous avons aujourd’hui la responsabilité historique de reprendre ce chemin de créativité et de lutte, de la manière dont nous l’avons entrepris quand les possibles se sont fermés et que nous avons trouvé cette idée de Procès de la Vérité. Nous sommes à un carrefour, mais le peuple argentin est connu pour sa capacité à se remettre en selle.

 

Quel est le rôle de la femme dans la récupération de ce devoir de mémoire ?

Le rôle des femmes a été fondamental. Les procès, les réparations et les condamnations ont été possibles grâce aux quelques femmes que sont les Mères de la Place de Mai, qui symbolisent en réalité la lutte de chacune des mères, soeurs, filles, qui d’un bout à l’autre du pays (puisque dans chacun de ses recoins ces situations se sont produites) sont sorties chercher leurs fils, leurs maris, leurs frères. Le travail des Mères a été sans relâche : elles prenaient soin de leurs enfants et de leurs petits-enfants, et allaient en même temps taper aux portes des commissariats, commanderies, églises, hôpitaux, centres clandestins...

 

Nous les avons vues partout chercher, réclamer, sans jamais baisser les bras. Les mères sont à l’origine de la plupart des procès. Il n’y a pas un recoin de l’Argentine où un disparu, un séquestré, un prisonnier n’ait pas été réclamé par une femme. Ces femmes étaient dans la plupart des cas mères au foyer, elles sont juste sorties chercher leurs fils. Et elles ont fini en figures de proue de la lutte, de l’engagement et de la recherche de la vérité.

 

 

Notes :

1) La Nuit de l’Apagón survint le 27 juillet 1976 dans la province du Jujuy, lorsque la dictature coupa la distribution d’électricité et séquestra des centaines d’individus avec le soutien logistique de la société Ledesma.

2) Pour plus d’information sur le Plan Condor, lire mon entretien avec Martin Almada

3) Les Archives de la terreur découvertes par Martin Almada le 22 décembre 1992 contenaient plus de 700 000 pages qui impliquaient tous les responsables de génocide en Amérique du Sud. L’UNESCO a qualifié ces archives de Mémoire du Monde. L’actuel projet de centre de documentation de Martin Almada, la Fondation Celestina Pérez, possède un nouveau site internet. Il est possible de soutenir son projet en faisant un don. Pour plus d’information, s’adresser à : fundacion@fcpa.org.py

 

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L’autre histoire : Les établissements Las Marias (province de Corrientes, Argentine)

L’année 1974 a vu les ouvriers des établissements Las Marias se syndiquer pour la première fois de leur histoire. La yerba mate était semée et récoltée dans les champs. Elle était ensuite transportée jusqu’à l’usine afin de lui appliquer des processus de séchage des feuilles, de coupe, d’emmagasinage, d’empaquetage et de commercialisation. Toute cette chaîne de production a fait s’organiser les travailleurs en deux syndicats, l’un lié au travail effectué aux champs : celui des travailleurs ruraux, et l’autre associé à l’industrie de l’alimentation qui consistait à emballer et à commercialiser. C’est en 1974 que les deux syndicats ont été créés, sous l’impulsion de Ramon Aguirre, qui était un Correntino (habitant de la province de Corrientes, NdT) qui s’exilera en Belgique quelques années plus tard.

 

Aguirre était le secrétaire général de la Fédération des Travailleurs Ruraux. Marcelo Acuna, son camarade, était le secrétaire du Syndicat de l’Industrie et de l’Alimentation. Ces deux syndicats ont permis aux travailleurs de s’organiser dans un contexte de revendications face aux piteuses conditions de vie et de travail qu’ils enduraient. On allait chercher les ouvriers aux champs à quatre ou cinq heures du matin, ils étaient ensuite amenés à l’usine dans les mêmes camions qui transportaient les troncs d’arbre. Il n’y avait ni toit ni mur, il faisait froid ou chaud, il pleuvait, etc. Alors que les employés de bureau arrivaient au travail à huit heures, on allait chercher les ouvriers à quatre heures du matin. La sécurité sociale n’existait pas non plus et les salaires étaient extrêmement bas. Toutes ces questions ont conduit à une prise de conscience et la tâche de ces deux syndicats consistait à améliorer les conditions de vie du travailleur rural.

 

On a assisté en 1975 à un important mouvement de grève. C’était la première et unique fois qu’une grève paralysait la chaîne de production dans son ensemble : aucun travailleur ne se présenta aux récoltes des champs, aucune production ne fut accomplie. Le patronat a vécu cela comme un affront. Nous effectuons un gros travail de reconstitution historique de ce qui s’est passé à Las Marias, et tout le monde nous rapporte que cet événement a entraîné « la condamnation à mort des syndicalistes », que la société ne pardonnerait jamais l’affront d’une telle insubordination de ses travailleurs.

 

Lorsque la dictature militaire a pris le pouvoir en mars 1976, le délégué militaire du peuple s’est rendu spécialement aux établissements Las Marias. C’est lui qui a annoncé que toutes les activités syndicales étaient désormais interdites sur ordre du directeur de la société. Les principaux dirigeants, tout le comité de direction des syndicats, le Fatre (ouvriers ruraux) ainsi que le STIA (ouvriers du secteur de l’alimentation) ont été incarcérés entre mars 1976 et mai 1977. Une douzaine d’ouvriers ruraux ont été emprisonnés. Deux disparitions ont également eu lieu : celle de Neris Pérez et de Marcelo Peralta.

 

Marcelo Peralta était conducteur de tracteur et également secrétaire adjoint du syndicats des travailleurs ruraux. Le témoignage de son frère jumeau nous enseigne qu’on est allé le chercher aux champs et qu’on s’est d’abord saisi de lui, le prenant pour son frère. Il a alors été roué de coups puis relâché et c’est ensuite qu’on est allé chercher Marcelo Peralta. Selon le témoignage, Marcelo a réussi à s’échapper du convoi militaire et a été fusillé sur le champ. Personne n’a jamais retrouvé son corps.

 

Neris Pérez a été appréhendé à son domicile, on l’a séquestré en le mettant dans un coffre de voiture, et il a été transporté jusqu’à un centre de détention clandestin de la région. Selon des témoignages enregistrés par la justice, tous les soirs le capitaine de l’armée établissait dans le bureau du fondateur Navajas Artaza une liste des personnes à aller chercher.

 

Lorsque cette affaire judiciaire a vu le jour, le juge s’est dessaisi de l’affaire au prétexte qu’il avait un lointain lien de parenté avec l’entrepreneur. À partir de cet instant, on a assisté à une longue liste de 14 juges de la région qui, l’un après l’autre, n’ont pu traiter le dossier pour des raisons de liens familiaux, amicaux, d’engagement, ou pour quelque autre excuse. Ces 14 juges ont tous refusé de prendre cette affaire en charge à travers divers motifs. C’est finalement le juge n°15, Tomas Chalup, qui s’est chargé de faire avancer l’affaire et l’enquête concernant les séquestrations, les détentions, les disparitions...mais l’entrepreneur a immédiatement été mis hors de cause. La première décision du juge a donc été de déplorer l’absence d’expert, suivie d’une autre décision qui a été de clore le dossier concernant Navajas Artaza.

 

Ce dernier n’a toujours pas été jugé. À l’heure actuelle, l’instruction est suspendue sous le prétexte qu’elle concerne des personnes âgées, en proie à des problèmes de santé physique et mentale. Seule la responsabilité militaire a été établie. Selon Hilda Presman, ces personnes ont joué un rôle secondaire dans le déroulement des faits, la responsabilité principale en incombant plutôt à l’entrepreneur qui a été l’instigateur de ces événements.

13 avril 2016

 

Traduit de l’espagnol par Naima et Rémi pour Investig’Action

 

Source : Le Journal de Notre Amérique n°13, avril 2016

 

https://www.alainet.org/pt/node/176844?language=en
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