Les veines ouvertes de Eduardo Galeano

09/06/2014
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Dans un article récent du Washington Post titré « Les latino-américains embrassent la mondialisation et leurs anciens colonisateurs » [1] d’un professeur de sciences politiques de l’Université du Colorado, l’auteur commence avec la phrase suivante : « l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano a renié son grand classique de 1971, « Las venas abiertas de América Latina », un des rares livres qui soit au panthéon de la gauche latino-américaine ». Quelques jours auparavant, The New York Times, s’était lâché avec un article titré « Eduardo Galeano répudie son livre « Les veines ouvertes...  » etc. [2]
 
Des exemples semblables sont nombreux dans diverses langues, surtout dans la presse en espagnol. Pendant des jours et des semaines, des articles et commentaires au ton funèbre se sont multipliés. Il semblait que nous étions en train d’assister, avec l’euphorie correspondante des conservateurs, au suicide de la critique radicale latinoaméricaine. Les sur interprétations étaient clairement orientées
 
Quand j’ai lu les premiers articles faisant référence aux récentes déclarations au Brésil, j’en ai voulu à Galeano lui-même. Je n’ai jamais été un fanatique de ce livre, et j’ai même écrit une étude assez critique sur lui, mais pour moi il fut l’un des livres les plus courageux de son époque. Si non le plus. Je crois que c’est un crime de le décontextualiser et je n’ai jamais cru que son propre auteur fût capable de le faire comme cela ressort de chacun des articles opportunistes qui ont suivi.
 
Je ne fus jamais communiste, ni n’ai porté le béret du Che, ni ne crois que les dissidents cubains sont « gusanos » [vers de terre] de par le fait d’être dissident et ne pouvoir l’être dans leur propre pays. Tous ne sont pas Posada Carriles. Néanmoins, chaque fois que quelqu’un vient me dire que Che Guevara fut un guérillero cruel (les exécutions sommaires de la première année de la Révolution Cubaine ne se justifient en rien), je le prends comme un fait historique parmi beaucoup d’autres. Puis, quand on le qualifie d’assassin, on le fait en omettant systématiquement le contexte : non seulement on esquive le fait que le Che est toujours allé de l’avant dans ses aventures révolutionnaires, et contre les pouvoirs impériaux du moment, pas derrière comme les gens de pouvoir de toujours, mais en plus on omet, quand on n’ignore pas, que le jeune Guevara était au Guatemala quand la CIA a bombardé capitale en 1954 pour détruire un rare indice de démocratie en Amérique Centrale, et ce qu’ensuite la grande presse a appelé dictature. Et il continua à le faire de diverses formes, comme l’a montré le professeur de l’Université de Boston, Stephen Kinzer dans son dernier livre « The Brothers » (pour les frères paranoïaques Dulles) et des milliers de documents déclassifiés l’ont prouvé, qu’on peut lire dans la George Washington University.
 
Alors, je vais laisser de côté quelques théories littéraires sceptiques qui se complaisent en affirmant que seul le texte compte, pas l’auteur. Bien que l’auteur ne soit pas l’autorité de son propre texte, dans ce cas les conclusions idéologiques et les classiques « je te l’avais dit » ne sont pas le texte, le livre, mais la propre interprétation de son auteur. C’est ainsi que cette fois, il y a du sens à se tourner vers l’auteur comme source d’interprétation de ce qu’il a dit. J’ai transcrit quelques passages de différents échanges épistolaires, parmi les derniers que j’ai eus avec Galeano, et évidemment je l’ai fait avec son autorisation.
 
Jorge : Il ya quelques années tu m’as dit que cela te coutait beaucoup de lire « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » que c’était un livre qui avait des défauts, que la réalité de ce début de siècle différait substantiellement avec la réalité du XXème siècle. Je n’ai jamais commenté ces opinions parce qu’elles me paraissaient raisonnables, presque sans intérêts, sur un livre publié il y a plus de trente années, et surtout, parce que tu me l’as dit dans une conversation privée entre amis. Tu as dit plus ou moins la même chose au Brésil il y a quelques semaines, et depuis lors les grands médias du monde entier n’ont cessé de rappeler que l’une des plus grandes référence de la pensée de gauche subissait un processus de conversion, du type Vargas Llosa mais tardif, que les intellectuels engagés du siècle précédent reconnaissaient leurs erreurs, et plus que des erreurs cela semblait comme si l’Eglise demandait pardon pour l’inquisition, comme si la Chine permettait de parler de Tiananmen et les Etats-Unis d’Amérique reconnaissaient les drames du Viet Nam et de l’Irak. Quelques fois aussi je t’ai dit que pour moi « Les Veines ... » était un livre avec des défauts, et une vision partiale de la réalité (mais quel livre a une vision totale, à part Aleph de Borges ?), mais qu’il était et continuait d’être un livre courageux et dérangeant.
 
Eduardo : Ils aboient, Sancho ; c’est la preuve qu’écrire sert, au moins, pour réveiller des célébrations et manifestation, applaudissements, et aussi indignations. Le livre, écrit il y a des siècles, continue à vivre et à faire bouger les choses. Simplement j’ai l’honnêteté de reconnaitre, qu’à cette époque de ma vie il s’avère dans un style dans lequel il me coûte de me reconnaître maintenant que je veux être chaque fois plus bref et aérien. Avec Vargas Llosa, rien à voir.
 
Jorge : tu ne crois pas que ton autocritique, courageuse pour le moins, est entrain d’être exploitée avec des intérêts idéologiques ? Ou alors sommes nous arrivés à la Fin de l’histoire et désormais nous ne voyons plus les injustices et l’exploitation nulle part.
 
Eduardo : Comme en son temps a su dire Figueres, qui était président du Costa Rica, « Ici ce qui va mal c’est tout ». Tu peux transcrire ce que tu veux. Je crois complètement en ton talent et ton honnêteté. Les autres voix qui se sont lancées contre moi et contre « Les veines ouvertes » sont gravement atteintes de mauvaise fois.
 
- Jorge Majfud Auteur uruguayen et professeur de littérature latino-américaine à l’Université de Géorgie, Etats-Unis d’Amérique.
 
(Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi)
 
 
https://www.alainet.org/pt/node/86216?language=es
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