Quand « la classe » ruine la paysannerie
26/05/2012
- Opinión
Le problème agricole n’est pas un problème agricole… C’est un problème d’économie politique… Pour faire de la bonne agriculture, il faut faire de la bonne politique.
Journal La Nation, 11 novembre 1950
1- Le 25 février 1935, le gouvernement de Sténio Vincent signe un accord commercial avec la Standard Fruit. Il fut octroyé à cette compagnie le monopole de l’achat de la figue-banane sur tout le territoire de la République. En contrepartie, la compagnie devait notamment entreprendre des travaux d’irrigation, établir dans les ports de la République des entrepôts d’achat et des facilités d’embarquement et financer la culture de la banane aux moyens de prêts à accorder aux petits cultivateurs.
Les choses n’allaient pas sans heurts, car la Standard Fruit ne respectait pas toujours les clauses ci-dessus et cette situation créa des conflits avec le gouvernement de Vincent. Mais aussi, de nombreuses plaintes et protestations des planteurs, lesquels en diverses occasions invectivèrent la Compagnie pour ses manquements.
La Standard Fruit faisait de son mieux pour tirer le maximum de profits de ses investissements. Néanmoins, la culture de la figue-banane prospéra et 1 300 000 régimes furent exportés en 1936. Les exigences du gouvernement à la Compagnie allaient dans le sens d’une augmentation beaucoup plus rapide de la production.
Le 29 mars 1937, sous l’initiative du gouvernement de Vincent, des clauses additionnelles et certaines modifications furent apportées au contrat de la figue-banane. Il fut décidé que :
A partir du premier avril 1937, compte tenu de la hausse des prix sur le marché américain, la Standard Fruit paiera aux planteurs, à la livraison, par régime, 42 cts or du 1er mars au 31 août et 37 cts du 1er septembre au 28 février. Ce qui représentait un meilleur prix au producteur.
La compagnie augmentera le nombre de ses stations d’achat par l’installation de nouveaux comptoirs.
La compagnie augmentera le nombre de ses moniteurs dans les régions de production afin d’obtenir l’amélioration et l’augmentation de la production.
La Compagnie versera au gouvernement la somme mensuelle de G5 000 pour la construction et l’entretien des routes agricoles. Les travaux seront déterminés d’un commun accord.
Les efforts d’augmentation de la production -impliquant la compagnie- doivent viser l’exportation de 6 millions de régimes au minimum en 1940.
En outre, la Compagnie devait contribuer à l’irrigation de certaines zones de production, dans l’Artibonite, aux Cayes, à Jean-Rabel, à l’Arcahaie, au Cap-Haïtien et renforcer dans les ports, les commodités nécessaires à l’entreposage et l’embarquement.
Toujours selon ces clauses, les investissements effectués par la Compagnie ne devaient affecter en rien le prix à payer aux producteurs.
La production augmenta régulièrement il est vrai, mais en 1940 on en était encore à 3 millions de régimes exportés. Et ce n’est qu’en 1947 qu’on atteindra 7 400 000 régimes. Nous ne sommes pas en mesure d’affirmer si des plantations de bananes avaient été touchées par la destruction des jardins paysans sous le gouvernement de Lescot. Mais on retiendra que ce gouvernement, entre 1941 et 1944, mettra le paquet en faveur des plantations de caoutchouc et de pite et non dans les vivres et les denrées.
2-Le gouvernement de Dumarsais Estimé qui arriva au pouvoir à la faveur du mouvement de 1946, supprima très tôt le monopole accordé à la Standard Fruit. L’Etat acquît le monopole de l’achat de la figue-banane. Qu’en fit-il ? Eh bien, il céda ses droits à des sociétés haïtiennes fraîchement créées. Ce qui suppose que ces nouvelles compagnies achèteraient la figue-banane des agriculteurs, pour les revendre à la Standard Fruit en qualité de simples intermédiaires.
Il s’agissait selon des journaux de l’époque, de favoriser la formation de « société composée de parlementaires ». D’ailleurs, en janvier 1947, le député de Jacmel, Fritz Moïse, avoua sans détours qu’il allait prendre la tête d’une société. Le député Maurice Maignan de Nippes cria haut et fort que « le monopole d’achat de la figue-banane lui sera octroyé » ; d’autres parlementaires du Nord-Ouest et du Nord, se virent accordé des concessions.
Le journal La Nation indiquera dans un numéro de mars 1949 que les détenteurs de contrats étaient en général des « parlementaires, de hauts gradés de l’armée, (des) politiciens amis du gouvernement ».
Rappelons-nous deux choses : 1) Il est généralement admis, qu’au moment de l’élection de Dumarsais Estimé, des manœuvres frauduleuses furent effectuées au parlement en sa faveur, avec l’aval de hauts gradés de l’armée. Nous nous posons légitimement la question à savoir s’il ne s’agissait pas (dans l’affaire de la figue-banane) de récompenser ceux qui avaient facilité ces manœuvres au profit de l’élu des Verrettes ? Par ailleurs, il existe des allégations de démêlés de l’oncle d’Estimé, un grand propriétaire foncier, avec la Standard Fruit.
A notre avis, il est intéressant de chercher à savoir : 1- En quoi les rapports directs des paysans avec la Compagnie d’achat gênaient-ils ? 2- Quelle est la nature des démêlés qui ont opposé le père adoptif d’Estimé, ancien sénateur de la République et grand propriétaire foncier, à la Standard Fruit ? Nous sommes portées à croire que les rapports directs des paysans avec la Compagnie frustraient les ambitions d’une couche de profiteurs qui (sous couvert de nationalisme) ne rêvaient que de juteux prélèvements et non de production. Parmi eux, des politiciens avides d’argent facile, des aigris en mal d’ascension sociale, de grands féodaux fonciers ordinairement parasites actifs dans le rôle d’usuriers et de spéculateurs. De toute façon, député depuis longtemps, le président Estimé connaissait très bien le dossier de la figue-banane, ses problèmes et ses exigences.
Suite aux déclarations tapageuses de maints parlementaires et aux informations obtenues, la Presse cria au scandale. Avec humour, elle parla de « denrée parlementaire » se demandant si les privilèges accordés par l’exécutif aux députés faisaient partie des « immunités parlementaires ». Ce tollé provoqua une déclaration immédiate du président Estimé affirmant : « La question de la figue-banane ne donnera lieu à aucun scandale ».
3- Comment se comportait à l’époque le budget de la République ? Compte tenu des discours en faveur des masses de l’arrière pays, quelle portion du budget leur était réservée, quand on connaissait le poids de la production agricole dans notre balance de paiement ?
En consultant le budget de l’année 1947, nous constatons que le poste budgétaire le plus important revient à la Garde d’Haïti avec une enveloppe de Gdes 11, 374 000 (onze millions trois cent soixante quatorze mille). Alors que le Ministère de l’Agriculture se retrouvait en dixième position avec Gdes1, 217 675 (un million deux cent dix-sept mille six cent soixante quinze). C’est-à-dire onze fois moins que la gendarmerie. Alors qu’elle faisait vivre la République et payait la Garde. Quant au poste budgétaire dit d’Economie Nationale, concernant la petite industrie il lui était réservé la somme insignifiante de Gdes 217, 675 (deux cent dix-sept mille six cent soixante quinze ).
Cette allocation budgétaire prouve clairement que la production agricole et industrielle n’était pas la priorité qui guidait le pouvoir.
4- Dès février 1947, la presse fait état de pratiques frauduleuses de la part de certains proches du régime se déclarant des « protégés » de l’exécutif, contraignant des paysans producteurs à leur céder gratuitement des régimes de bananes qu’ils revendaient à la Standard Fruit.
Finalement, en mars 1949, le pouvoir décrète le libre commerce de la figue-banane. La guerre des prix est déclarée. Ce qui peut paraitre à première vue une très bonne chose pour le paysan producteur qui verrait ses revenus augmenter. « La Standard Fruit paie jusqu’à G10 le régime de banane dans le Nord… ». Cette hausse ne fut que feu de paille. Et, en lieu et place d’une concurrence profitable aux producteurs, où le meilleur gagne, c’est le désordre qui s’installa. Le Journal La Nation y verra une astuce du pouvoir pour mieux manœuvrer à l’occasion des élections législatives. Cette mesure confirma la dégringolade d’un commerce jusque-là intéressant pour le petit producteur paysan. Car il ne faut pas oublier les exigences faites à la Standard Fruit par l’Etat Haïtien en matière d’assistance technique, de crédits, d’irrigation, d’entretien des routes agricoles, d’aménagement des ports, des hangars, des entrepôts etc. Les nouvelles sociétés créées avaient-elles les moyens et la volonté de respecter ces clauses ?
5- Pendant ce temps, le président Dumarsais Estimé lance les chantiers du bi-centenaire, fortement critiqués par le Parti Socialiste Populaire qui considère ces travaux cosmétiques trop coûteux au regard des nécessités impérieuses de la Nation. Peu avant, dans une belle initiative, le président de la République, touchant la fibre patriotique, avait sollicité un sacrifice national pour le remboursement d’une dette de US 5 millions envers la Eximbank. Alors, on comprend mieux la position du PSP s’opposant dans pareilles circonstances à un projet qui devait absorber des sommes faramineuses pour l’époque, (environ 14 millions de dollars américains) compte tenu des problèmes sérieux qui affectaient l’économie haïtienne. La seule fontaine lumineuse coûta US 50 000. Une grosse fortune pour l’époque. Une somme supérieure à l’enveloppe allouée à la petite industrie en 1947.
Le projet était certainement d’une grande beauté sur le plan urbanistique au niveau de la capitale. Mais, le nouveau pouvoir lui-même, ayant reconnu le désastre dans lequel était plongée l’agriculture haïtienne, ne devait-il pas se colleter d’abord aux impératifs de relèvement économique, aux véritables priorités ?
Le sénateur Alphonse Henriquez allant dans le même sens, qualifia le projet d’« inutilement ostentatoire et improductif ».
Le projet du bicentenaire couvrait une Exposition Internationale ambitieuse ou de très nombreux pays viendraient exposer leurs marchandises. Anthony Lespès du PSP, s’interrogeant sur cette initiative explique :
« (Le gouvernement) croît-il sincèrement qu’une simple offre de marchandises… peut modifier le caractère de la production, le caractère du marché mondial, la nature des échanges commerciaux… les rapports politiques que supposent ces marchés ?… S’il en était vraiment ainsi… chaque Etat… aurait assis une fois pour toutes sa situation (économique et sociale) rien qu’en faisant une Exposition Internationale… »
Par ailleurs Rossini Pierre-Louis, futur sénateur de la République, crut bon d’alerter la population sur la fragilité des finances publiques. Il exposa ses inquiétudes en ces termes : « … Ce qui est indiscutable c’est que depuis septembre (1948) le Trésor Public n’a jamais disposé d’un million de gourdes de recettes comme réserve… On continuera à affirmer qu’il n’y a pas de crise financière… Quand l’actif d’un commerçant n’arrive pas à atteindre le chiffre du passif, cela s’appelle faillite ».
Le président Estimé monta au créneau pour affirmer qu’il n’y avait pas de crise financière.
6- Au mois de février de l’année 1949, la Standard Fruit annonce que les bateaux de fort tonnage ne viendraient plus en Haïti. Rappelons que jusqu’en 1947, le gros des exportations de figue-banane se répartissait comme suit : St Marc 21% ; Jérémie 20% ; Port-de-Paix 19% ; Cap-Haïtien 18%. Désormais ce sont de petits bateaux qui accosteront seulement dans deux ports, St-Marc et Port-au-Prince.
Le ministre de l’agriculture Louis Bazin reconnut la gabegie des concessionnaires. Excédé, il demanda aux députés de lui nommer un seul bénéficiaire ayant honoré ses obligations. « Aucun d’eux ne s’est soucié depuis près de deux années qu’ils jouissent de leurs contrats d’entreprendre des travaux ». Ajoutant que beaucoup de détenteurs de contrats avaient « tout fait pour décourager les producteurs ». Ces nouveaux venus à la « curée » voulaient simplement s’enrichir sans se fouler la rate. Ainsi, les obligations liées aux contrats n’étaient-elles pour eux que du vent. Ils avaient poussé le dos de la Standard Fruit pour faire fortune individuellement et rapidement, non pour faire fructifier l’économie bananière au profit des paysans et du pays.
7- Au début de l’année 1949, on peut noter à l’exportation, une diminution drastique de 3millions de régimes par rapport à 1947, constituant des pertes de 12 millions de gourdes pour les producteurs à raison de G4. 00 le régime et des pertes de G3 millions pour l’Etat Haïtien. « Les producteurs de figue-banane sont aux abois » signale la presse. Les plantations de figue-banane périssent par manque d’eau selon les planteurs du Limbé. Et « La population jérémienne demande de sauver la figue-banane ».
A la même époque, le gouvernement d’Estimé adopte d’autres mesures nocives pour la production agricole haïtienne. Il abaisse les droits de douane sur plusieurs produits alimentaires cultivés au pays tels : le riz, le pois et le maïs, sous prétexte de faire baisser la vie chère. Au même moment, les guildiviers frappés d’une forte taxe sur l’alcool, protestent vigoureusement. D’aucuns sont contraints de fermer boutique. Le revenu par champ de canne avait baissé de US $ 50.00 à US $ 16.00. Peu de temps après, un scandale concernant une combine pour l’importation de riz étranger au profit de l’enrichissement illicite d’un gros commerçant éclate à la fin du mois d’avril 1949.
8- En dehors des 8000 travailleurs agricoles œuvrant sur les plantations de la Standard Fruit, les pertes causées par la fermeture des opérations affectent des dizaines de milliers de paysans, des camionneurs, des débardeurs, des contrôleurs de qualité etc. La Compagnie se désintéresse du marché haïtien.
9- Deux inspecteurs de la Standard Fruit en tournée dans les zones de culture de la figue banane dans le Nord rapportent les principaux problèmes auxquels sont confrontés les paysans producteurs :
a) Contrôle de qualité mal fait ;
b) Trop de régimes en parfait état laissés de côté par les autres compagnies ;
c) Paiement incomplet de la part des autres sociétés, au terme de leur achat ;
d) Absence d’offre de supervision, d’assistance technique, de réparations de chemins vicinaux comme le faisait la Standard Fruit ;
e) Aucune régularité dans les jours d’achat ;
f) Un prix pratiqué par ces sociétés, inférieur à celui du marché local ; (Après la hausse passagère) ;
g) Non prise en compte des doléances des agriculteurs.
En plus, les planteurs se plaignent de recevoir des autres compagnies, des bons en lieu et place de liquidités, bons qu’ils ont du mal à convertir en argent.
Thomas Désulmé (reconverti plus tard en industriel) pour masquer à l’époque un tant soit peu le brigandage des profiteurs, eut l’idée géniale d’apporter des produits alimentaires aux producteurs du Nord’Ouest ruinés. Alors ministre de l’intérieur d’Estimé -en fonction d’ONG avant la lettre- il leur fit cadeau de 3000 petits sacs de riz, des boîtes de lait en poudre, des caisses de macaroni !
10- L’exportation de la figue banane diminua drastiquement à 600 000 régimes en 1954 jusqu’à disparaître grâce à la voracité des accapareurs de la « classe ».
Voilà comment une poignée de profiteurs, appuyés par l’Etat, la bouche pleine de discours creux sur la race, la classe, les masses, l’arrière-pays, ruinèrent des milliers de paysans haïtiens.
- Myrtha Gilbert est écrivaine, chercheuse
Bibliographie :
Le Moniteur, Mai 1937
Le Matin, 1947
Le Nouvelliste, 1947
Le Nouvelliste, 1949
La Nation, 1949
Anthony Georges Pierre, Dumarsais Estimé, l’homme, l’œuvre et les idées, 2010
Source: AlterPresse
https://www.alainet.org/de/node/158369
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