À l’origine du Traité transatlantique
14/09/2014
- Opinión
[…] Voyons maintenant les origines du TTIP et ce qu’il nous réserve... En soi, cet accord déterminerait les règles applicables à des échanges commerciaux d’une valeur de quelque deux milliards d’euros par jour ainsi qu’aux économies des deux régions les plus riches du monde. Ses conséquences sur la vie quotidienne de plus de 800 millions de personnes seraient à la fois prévisibles et imprévisibles.
Sommaire
(extrait du livre à paraître Les usurpateurs, Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Paris, Seuil, 2014, avec l’autorisation de l’éditeur)
Il aura fallu attendre 2013 pour que le TTIP, déjà en préparation depuis plusieurs décennies, soit annoncé au public. Alors qu’elles venaient de fonder l’OMC en 1994, les entreprises ont envisagé des conquêtes plus ambitieuses encore. Dès 1995, le Dialogue commercial transatlantique (TABD) « a été initié par le Département américain du commerce et la Commission européenne afin d’incarner le dialogue officiel (c’est moi qui souligne) entre les principaux acteurs commerciaux américains et européens, les secrétaires de cabinet américains et les commissaires européens ». Ces États coopéraient déjà pleinement avec les entreprises transnationales (ETN) et ne s’en cachaient pas. Les 70 entreprises adoubées par le TABD ont dicté aux hommes politiques et aux bureaucrates la marche à suivre, comme l’a elle-même reconnu la Commission européenne en 2000 : « Conformément aux recommandations du TABD, nous avons fait des efforts particuliers en ce qui concerne les normes, la certification et les règlements », secteur par secteur [1]. [c’est moi qui souligne]
C’était là l’étape préliminaire à l’élaboration américano-européenne d’un droit des sociétés. D’emblée, le TABD a mis sur pied des groupes de travail composés de représentants des secteurs industriels concernés, chargés d’examiner « les questions de normes et de règlements » qui avaient toujours été leur bête noire. Les membres du TABD ont lancé ce slogan pour le moins arrogant : « Approuvé une fois, approuvé partout ». Traduisez : « Si nous, les ETN de part et d’autre de l’Atlantique, donnons notre feu vert, le reste du monde n’a plus qu’à suivre. »
Quand le slogan fait loi
Les négociations en cours à l’heure actuelle devraient donner à ce slogan force de loi : telle est la mission que se sont donnée les négociateurs gouvernementaux. Si le TTIP est ratifié et signé, les gouvernements seront tenus de l’appliquer et de le faire avaler à leurs citoyens. L’État reste nécessaire,les gouvernements ont encore un rôle à jouer et les ETN n’ont pas l’intention de gouverner directement, mais elles n’en procèdent pas moins à une véritable usurpation de l’autorité. Les gouvernements s’en rendent complices : ne sont-ils pas à l’initiative du TABD, visant à déléguer aux ETN la politique commerciale et réglementaire qui devrait être celle de l’État ?
Les membres du TABD sont représentatifs des principaux secteurs économiques : grands cabinets comptables transnationaux, laboratoires pharmaceutiques (Pfizer, Merck, Lilly et BASF), entreprises d’informatique (Microsoft, Oracle et Intel), groupes pétroliers (Total, Exxon et BP), géants de l’industrie allemande (Siemens et ThyssenKrupp), fabricants de cigarettes (BAT et Philip Morris), auxquels s’ajoute toute une cohorte de groupes de consulting et de cabinets d’avocats.
Le TABD n’est pas sorti tout armé de la tête de Jupiter ou de Jacques Delors. En Europe, il avait été précédé par la Table ronde des industriels européens (European Round Table of Industrialists, ERT), fondée en 1983 par 18 directeurs des plus grandes ETN européennes. Aujourd’hui, l’ERT est fière de rappeler que ses membres, à la tête d’une cinquantaine d’entreprises, brassent des centaines de milliards d’euros et ont créé 6,6 millions d’emplois, dont 2,6 millions directement. Ces mêmes ETN sont à l’origine de la stratégie de Lisbonne, qui s’aligne sur les revendications mises en avant dans un rapport de l’ERT intitulé « Vision pour une Europe compétitive en 2025 » (et dont le sous-titre annonce des « recommandations politiques »). Le TABD s’est contenté de recopier ces revendications à la virgule près, et les membres de l’ERT ont continué de dicter leurs volontés sans douter une seconde qu’elles soient exaucées. En mars 2013, Angela Merkel a ainsi invité François Hollande et quinze PDG membres de l’ERT à Berlin, où d’éminents hommes d’affaires comme Jean-Louis Beffa (administrateur de Saint-Gobain et membre de plusieurs conseils d’administration d’industries et de banques) et Gerhard Cromme (Siemens, ThyssenKrupp) ont présenté un rapport sur la « compétitivité ». Ces deux-là sont d’ailleurs amis de longue date : Cromme a commencé sa carrière à Saint-Gobain et parle couramment le français. François Hollande a souvent eu l’occasion de les recevoir en tête-à-tête. Leurs opinions à propos de compétitivité sont les mêmes que celles de l’ERT et elles sont bien évidemment à l’opposé de celles que défendent les mouvements syndicaux et sociaux. Le credo de l’ERT prévaut désormais aussi auprès des chefs de gouvernement, socialiste français et centre-droit allemand.
Comme s’en félicite Peter Sutherland, ex-commissaire européen et ex-directeur de l’Organisation mondiale du commerce, de British Petroleum et de Goldman Sachs, l’ERT est « bien plus qu’un groupe de lobbying. Ses membres ont accès aux plus hauts niveaux du gouvernement ». En effet, l’influence de ces individus et leur esprit de corps dépasse l’entendement des mortels ordinaires : ils respirent l’air raréfié des hauteurs de Davos.
Tous les membres du TABD appartiennent bien entendu à d’autres organisations commerciales, chambres de commerce ou fédérations du secteur industriel. Leur point de ralliement européen est BusinessEurope (anciennement UNICE). Cette association patronale, présidée jusqu’à récemment par le baron Ernest-Antoine Seillière, regroupe des ETN et des entreprises plus modestes et se vante de compter « 41 fédérations commerciales dans 35 pays ». Elle aussi contribue à déterminer l’agenda officiel européen.
Même topo de l’autre côté de l’Atlantique. Le Conseil des entreprises européennes et américaines (European-American Business Council), fondé en 1990, est une chambre du commerce européen à Washington et à New York entièrement financée par ses entreprises membres. Les Américains sont dotés de leurs propres organisations homologues, comme la vénérable National Association of Manufacturers ou l’American Business Council, sans parler de l’United States Chamber of Commerce (USCC) qui est sans doute le groupe de lobbying le plus puissant au monde. En 2012, celle-ci a déboursé la bagatelle de 136 millions de dollars, soit plus de trois fois plus que le deuxième plus grand groupe de lobbying enregistré auprès du Congrès américain [2]. L’USCC s’est illustrée par son soutien au Parti républicain en faisant voter par le Congrès des lois favorables aux entreprises et en engageant des procédures judiciaires devant la Cour suprême où, ces dernières années, elle a obtenu gain de cause dans 68 % des cas.
L’USCC se mêle aussi de commerce international. En octobre 2012, en association avec BusinessEurope, elle a publié un plan d’action sur la « Coopération en matière de réglementation dans l’accord économique EU-US » (désormais connu sous le nom officiel de TTIP). À l’en croire, il suffirait de débarrasser ces deux économies de la moitié de leurs divergences de réglementations pour assurer une progression du PIB de plus de 200 milliards de dollars par an de part et d’autre de l’Atlantique. Ce rapport sur la convergence en matière de réglementation préconise diverses mesures destinées à rendre les règles européennes et américaines parfaitement harmonieuses. L’USCC souhaite que ce dispositif soit permanent, de façon à s’adapter à des circonstances en constante évolution. Les parlements nationaux seraient ainsi déchargés une fois pour toutes de la mission consistant à établir les dispositions réglementaires relatives aux nouveaux produits et processus.
Le suivi des affaires internationales, et commerciales en particulier, est assuré par l’American Chamber of Commerce (à ne pas confondre avec l’USCC). L’AmCham, qui compte 115 bureaux à l’étranger, dont un à Bruxelles, compte quinze comités spécialisés et sponsorise souvent les conférences du TTIP organisées sous les auspices des États membres de l’UE. Il va sans dire qu’elle se prévaut d’une influence considérable.
Plus on est de fous…
Le Dialogue commercial transatlantique (TABD), précurseur du TTIP, a connu bien des mutations depuis l’époque de sa création en 1995. En janvier 2013, le Conseil commercial transatlantique, issu de la fusion entre le TABD et le Conseil des entreprises européennes et américaines, est venu prendre la relève. Le TABD reste néanmoins opérationnel sous forme d’un programme spécifique dans le cadre de ce nouveau Conseil. Depuis 2007, nous pouvons également compter sur le Conseil économique transatlantique (CET), fondé à l’initiative d’Angela Merkel, de George W. Bush et du président de la Commission européenne José Manuel Barroso. Ce Conseil n’a pas simplement pour mission de graisser les rouages commerciaux des États-Unis et de l’Europe. D’après la page d’accueil de son site Internet, « le Conseil économique transatlantique est un organisme politique chargé de superviser et d’accélérer la coopération intergouvernementale dans le but de promouvoir l’intégration économique entre l’Union européenne et les États-Unis ».
En quoi cet organisme est-il politique ? Et en quoi consiste cette intégration économique qu’il prétend superviser et accélérer ? Le CET se propose d’abolir les réglementations encombrantes afin de « renforcer le secteur privé ». Un programme qui ressemble étrangement au projet de gouvernance formulé par l’USCC et BusinessEurope. Mais qui a dit que les citoyens étaient demandeurs d’une « intégration économique » en vue de « renforcer le secteur privé » ? Je n’ai pas souvenir qu’un tel programme ait jamais été plébiscité. Embrouillée par tant de conseils, de chambres et d’acronymes, aurais-je raté un épisode ?
Quoi qu’il en soit, voilà déjà une vingtaine d’années que les ETN s’emploient à jeter des ponts de part et d’autre de l’Atlantique, fusionnant et coopérant les unes avec les autres ainsi qu’avec leurs États respectifs, et fondant leurs propres institutions permanentes, politiques et décisionnaires, sous l’œil complaisant des élus. Il est désormais grand temps pour elles d’encaisser les bénéfices de ces alliances.
Au travers de ces entités diverses et variées et plus ou moins publiques, les entreprises n’ont jamais eu d’autre objectif que de se débarrasser des réglementations, d’assouplir les normes, de faciliter les échanges, d’« harmoniser » les règles commerciales et, à terme, d’assurer leur emprise sur l’économie. Toutes ces organisations veulent une seule et même chose : que les entreprises puissent faire la loi de manière à maximiser leurs bénéfices. Les entreprises ont des intérêts et elles sont prêtes à les défendre bec et ongles : cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est qu’elles aient décidé que c’est à elles, et non aux organes législatifs et administratifs de l’État, de remplacer l’Agence de protection de l’environnement ou les diverses instances réglementaires établies par l’Union européenne de Dublin à Varsovie [3].
Le TTIP n’est pourtant pas aussi nouveau qu’on pourrait le croire : voilà déjà près de vingt ans qu’il se trame en coulisses, à notre insu. Hilary Clinton a bien pris la mesure de sa portée géopolitique : « C’est un impératif stratégique autant qu’économique ». Il apparaît désormais comme une menace pour les citoyens de part et d’autre de l’Atlantique, et pour la démocratie elle-même. Fin 2013, la signature du TTIP était officiellement annoncée pour l’année suivante. Elle a désormais été reportée au courant de l’année 2015. Espérons que le mouvement d’opposition parviendra à la repousser aux calendes grecques.
Cet accord, s’il est ratifié, n’engagera pas seulement un pourcentage considérable du PIB et des échanges mondiaux, mais la majeure partie des investissements dans le monde. En 2012, le stock d’investissements cumulés de part et d’autre de l’Atlantique représentait 2 800 milliards d’euros et les relations commerciales américano-européenne étaient les plus lucratives au monde [4]. Mais plus ne veut pas forcément dire mieux : si le TTIP parvient à accélérer le processus de privatisation et de déréglementation, ce sera au détriment des citoyens et au profit des ETN. À en juger par la triste expérience de l’OMC, il est à prévoir qu’il fera l’impasse sur la protection des consommateurs, les acquis sociaux, la santé publique, l’emploi et l’environnement. […]
Notes
[1] Commission européenne, « Bilateral Trade Relations, USA, Economic Relations », avril 2000.
[2] Il est difficile de dire quel est le lobby qui dépense le plus d’argent en Europe, parce que nous disposons seulement d’un registre « volontaire »,mais je suis prête à parier sur BusinessEurope. Il n’a d’ailleurs pas à financer l’ensemble de ses projets, dans la mesure où il peut infiltrer une myriade de « comités d’experts » de l’Union européenne.
[4] Rapport final Groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance, 11 février 2013.
lundi 15 septembre 2014
https://www.alainet.org/en/node/103381
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