Elections, gauche et néolibéralisme

25/06/2006
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Comme l’avaient indiqué les sondages, le candidat Alan Garcia de l’APRA [1] a gagné avec un avantage d’environ 10 points contre Ollanta Humala, le candidat de l’Union pour le Pérou. Cette victoire d’un candidat qui n’a cessé d’infléchir ses positions vers la droite et de céder devant le modèle néolibéral et les intérêts de Washington, a des conséquences sur la région, avant tout parce qu’elle s’inscrit dans une recomposition des forces de droite et de centre-droit, que montrent la réélection d’Uribe [2] en Colombie, et maintenant celle de Garcia au Pérou. En Amérique du Sud, les doutes se trouvent maintenant en Equateur, et autour de son prochain processus électoral (octobre 2006). Les élections péruviennes et colombiennes ont démontré que le pendule n’oscille plus vers la gauche : après être allé à droite, il est resté au centre. Reviendra-t-il à gauche ? La réponse, c’est l’Equateur qui la détient pour la région. Or, il y a un ingrédient supplémentaire à l’élection de Garcia au Pérou, au-delà de son contexte local : c’est l’affrontement avec le président vénézuélien Hugo Chávez. Cet affrontement, en réalité, se situe dans un contexte de luttes pour des leaderships régionaux qui entrent en conflit avec le dessein des Etats-Unis pour l’Amérique du Sud, un contexte dans lequel Chávez a consolidé son influence, surtout par rapport au personnage qui aurait dû être la référence en termes de positions nationalistes et de gauche sur le continent, à savoir Lula. En effet, le Brésil est un cas à part parce que sa minime incidence politique n’est pas à la mesure de son énorme importance économique. Ceci, l’Itamaraty [3] le sait bien. La diplomatie brésilienne a élaboré un agenda de leadership régional sur lequel elle pourra s’appuyer pour faire une entrée réussie sur les différentes scènes où se décide le sens de la mondialisation, à savoir le G7+1 (Russie) et le siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. La seule possibilité pour le Brésil d’avoir une influence dans la mondialisation et de parler de sa propre voix est, précisément, d’accéder au leadership régional, qu’il a déjà montré lors des négociations de la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA, sigles en espagnol) [4] et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) [5]. Néanmoins cela ne suffit pas, car Lula n’a pas la marge de manœuvre de Chávez, et il ne l’a pas parce que derrière Lula se trouve la bourgeoisie de São Paulo qui va contenir tous les mouvements du Parti des travailleurs (PT), alors que derrière Chávez il y a une bourgeoisie désarmée, une classe politique fragmentée et, en plus, Petróleos de Venezuela (PDVSA), c’est-à-dire le pétrole et compte tenu de ses prix actuels, un gouvernement peut bien se payer le luxe de parler de socialisme et d’affronter directement les Etats-Unis. Un luxe que, bien évidemment, Lula ne peut pas se permettre. Pourtant, il y a encore autre chose dans ce scénario, qui incombe directement aux Etats-Unis : c’est l’intégration de l’infrastructure de l’Amérique du Sud, en couloirs multinodaux qui privatisent les espaces sur lesquels ils sont mis en place, qui génèrent des relations de travail précaires, exploitent à leur maximum les ressources naturelles et rendent possible le transfert d’énormes ressources du continent, surtout l’eau, le gaz et la biodiversité, vers les multinationales. C’est le projet IIRSA [6], financé par la Banque interaméricaine de développement (BID), autrement dit par le département du Trésor états-unien ; par le Fonplata (Fonds financier pour le développement du bassin du Plata), et la Corporation andine de développement (CAF, sigles en espagnol). L’IIRSA est la contrepartie physique de la ZLEA. Tandis que cette dernière permettait la définition d’accords de libéralisation commerciale en transférant la souveraineté des Etats aux multinationales, l’IIRSA se chargeait de mettre en pratique ce qui était écrit dans les textes de la ZLEA. C’est ainsi que le Brésil a demandé l’accès comme actionnaire de type « A » à la CAF. Entrer à la CAF, dans ces circonstances, c’est entrer de plein pied dans la définition des projets de privatisation, et de précarisation du travail dans toute l’Amérique du Sud. C’est pour cela que, dans la géopolitique de la biodiversité et des ressources naturelles, les bases militaires états-uniennes dans la région coïncident point par point avec les zones les plus riches en biodiversité, qui sont en plus les régions les plus conflictuelles, à savoir, le Chocó andin [Nord-ouest de l’Equateur], et son corollaire politique, le Plan Colombie (devenu le Plan Patriote) [7], l’aquifère Guarani et la base militaire de la Triple frontière [8], etc. Autrement dit, derrière le leadership régional c’est le destin des ressources de la région qui serait en jeu. Après l’échec de la ZLEA [9], les Etats-Unis ont conçu une stratégie de rapprochement, d’appropriation et de contrôle de ces ressources à travers le bilatéralisme des traités de libre échange. De fait, la Colombie et le Pérou ont déjà conclu leurs négociations. Par conséquent, la victoire électorale de Garcia doit être considérée à la lumière des intérêts stratégiques qui se jouent dans la région, et dans le contexte de la lutte pour des leaderships régionaux. Garcia misera sur l’apaisement des tensions avec le Venezuela, il n’y a pas de doute, mais en même temps qu’il atténuera ces tensions, il commencera à apparaître comme un leader régional appelant à la modération, au consensus, au dialogue, c’est-à-dire le contraire de la confrontation à laquelle appelle Chávez. C’est à cela que sert Garcia, à disputer à Chávez le leadership régional, car Chávez a commis l’erreur de trop s’exposer dans les élections péruviennes, et cette erreur signifie qu’il doit accepter le geste généreux de Garcia d’atténuer les tensions et de faire ainsi du président péruvien élu, sans qu’il l‘ait proposé, le porte-parole de l’axe d’un centre politique. Autrement dit Chávez, avec sa stratégie de confrontation et son engagement dans la candidature de Ollanta Humala [10], a créé un personnage et un espace : celui de l’équilibre des forces dans la sous-région andine. C’est de cet espace que la région a besoin pour consolider le modèle néolibéral que les Etats-Unis ont cherché à ouvrir sans succès. En effet, cet espace peut servir de charnière entre les positions de Chávez et celles d’Uribe (Colombie), mais en limitant la portée du discours bolivarien de Chávez et en le mettant sur la défensive. Cet espace va devenir le centre de l’équilibre régional du pouvoir, ce que n’a pas pu pas faire Uribe car il est trop identifié avec les Etats-Unis, mais que Garcia pourra faire. Son triomphe électoral est non seulement une victoire nationale, mais aussi géopolitique car maintenant Chávez devra reculer, peut-être demander des excuses, ce qui signifierait un grave revers dans sa stratégie d’alliances sous-régionales. Or, dans la région, la récente proposition de réforme agraire du président bolivien Evo Morales, la rupture du contrat avec la transnationale pétrolière états-unienne Occidental en Equateur [11], et l’appui d’environ 45% de l’électorat à Ollanta Humala au Pérou, qui s’est déclaré ouvertement critique du modèle néolibéral, indiquent que ce qui se joue est, précisément, la survie du modèle néolibéral. Les élections en Equateur sont cruciales car elles définiront les portées et les possibilités historiques de ce modèle néolibéral. En Amérique latine, en général, et en Amérique du Sud, en particulier, la critique et la résistance au néolibéralisme présentent des nuances contradictoires dans les partis de gauche, mais un large consensus dans les secteurs populaires. Le peuple a appuyé dans les urnes les candidats qui rompent avec les partis politiques traditionnels liés de manière organique aux propositions néolibérales. Le problème est que ces candidats font campagne avec un discours anti-système et gouvernent avec les mêmes structures traditionnelles du pouvoir, créant un désenchantement par rapport à la démocratie libérale, au régime de partis, au discours politique, et suscitent ainsi l’aversion à la politique sur le continent, qui s’exprime dans une phrase qui s’est répétée à Quito et à Buenos-Aires : « Qu’ils s’en aillent tous ! ». C’est dans ce cadre qu’il faut situer cette résurgence des partis politiques liés à la gauche dans la région, y compris dans le cas de la Colombie, où le résultat électoral du Pôle démocratique alternatif [12] révèle que le régime d’Uribe peut très bien être considéré comme une transition vers la fin du bipartisme et vers un éventuel triomphe de la gauche, malgré la guerre civile. Malgré cela, les partis politiques de gauche, très combatifs dans les rues et très radicaux au moment de critiquer le modèle néolibéral, quand ils ont l’opportunité de former un gouvernement, optent pour un pragmatisme qui, à la longue, finit par légitimer ces structures de pouvoir contre lesquelles ils prétendent lutter. Si les partis politiques finissent par abandonner leurs propositions idéologiques et par favoriser le marché ou le modèle néolibéral, que faudrait-il penser des personnages qui se présentent comme les outsiders du système politique ? L’Amérique latine possède déjà une galerie de ces personnages qui, après s’être montrés des critiques acerbes du néolibéralisme, finissent par souscrire au credo néolibéral avec la foi aveugle des récents convertis. Ceci a créé deux positions par rapport au néolibéralisme, une de concessions et d’administration du modèle néolibéral, dans un contexte de discours et de rhétoriques de gauche, comme dans le cas du « socialisme chilien », des politiques du Frente Amplio [13] en Uruguay, et, sans doute le cas plus emblématique, de Lula et du PT, au Brésil. C’est un axe d’une gauche « politiquement correcte », qui cherche des points de convergences et de négociation avec le programme états-unien pour la région ; il y a une autre position faite de confrontation, de critique radicale du modèle et de déconstruction des politiques de marché imposées par les réformes structurelles du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. C’est un axe de confrontation dont les leaders seraient Chávez et Morales. C’est dans ce décor que se joueront certains processus électoraux, comme au Mexique avec López Obrador, plus proche du socialisme « politiquement correct », au Nicaragua avec le retour éventuel d’Ortega au gouvernement, et en Equateur avec un scénario encore incertain. NOTES: [1] [NDLR] APRA= Alliance populaire révolutionnaire américaine. Parti fondé en 1924 par Victor Raúl Haya de la Torre avec un programme nationaliste et, dans un premier temps, teinté de marxisme. Depuis lors, le programme de ce parti et de son leader, Alan Garcia, s’est fortement modéré. [2] [NDLR] Consultez le dossier « la réélection d’Alvaro Uribe » sur RISAL. [3] [NDLR] Le Palais d’Itamaraty est le siège de la diplomatie brésilienne, à Brasilia. [4] [NDLR] Área de Libre Comercio de las Américas - ALCA ; Free Trade Area of the Americas - FTAA ; Zone de libre-échange des Amériques - ZLEA. Consultez nos articles sur la « Zone de libre-échange des Amériques et les traités de libre-échange ». [5] [NDLR] Consultez le dossier De la politique extérieure du gouvernement Lula, sur RISAL. [6] [NDLR] L’Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du sud (IIRSA) est un vaste programme de construction de nouvelles routes, de ponts, de voies fluviales et de liaisons énergétiques et de communication spécialement dans les zones tropicales et andines. C’est un des résultats du premier sommet sud-américain des présidents (2000). Consultez le dossier « Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du sud (IIRSA) » sur RISAL. [7] [NDLR] Consultez le dossier « Plan Colombie / Initiative andine » sur RISAL. [8] [NDLR] Situé entre les bassins des fleuves Paraná, Uruguay et Paraguay, l’aquifère Guaraní couvre une superficie d’environ 1 194 000 km2. Il est divisé entre le Brésil pour 70%, l’Argentine pour 19%, le Paraguay pour 6% et l’Uruguay pour 5%. Quoi qu’il en soit, on ignore aujourd’hui son étendue exacte. L’aquifère Guarani passe actuellement pour être la troisième réserve souterraine d’eau douce du monde mais pourrait être aussi la plus grande nappe d’eau existant sous terre, selon les dernières estimations. Lire Hinde Pomeraniec, L’eau convoitée de l’aquifère Guarani, RISAL, 26 décembre 2005 ; Elsa M. Bruzzone, Bataille pour l’or bleu à la « triple frontière », RISAL, 7 janvier 2004 ; Sally Burch, Les exercices militaires "Aguila III", RISAL, 24 septembre 2003. [9] [NDLR] Consultez le dossier « L’ALCA en panne » sur RISAL. [10] [NDLR] Consultez le dossier « L’énigmatique Ollanta Humala » sur RISAL. [11] [NDLR] Le 15 mai 2006, le gouvernement équatorien a déclaré caduc le contrat d’exploitation de l’entreprise transnationale Occidental Petroleum Corporation (OXY) qui opérait dans l’ouest du pays suite à des irrégularités légales commises par l’entreprise. Il s’agit sans conteste d’une victoire du mouvement social qui réclamait depuis longtemps l’expulsion de cette transnationale états-unienne. [12] [NDLR] La gauche colombienne, réunie dans le Pôle démocratique alternatif autour de Carlos Gaviria, a obtenu 22% des suffrages aux dernières élections colombiennes, ce qui représente son plus haut score historique. [13] [NDLR] Coalition de partis de centre et de gauche au gouvernement. Le Frente Amplio - Encuentro Progresista - Nueva Mayoría est composé de 18 partis et organisations politiques regroupés en quatre grands “espaces” électoraux incluant une vaste gamme de tendances qui vont de la “gauche historique” (c’est-à-dire les socialistes et les communistes), jusqu’aux “modérés” représentés par des personnages, comme Danilo Astori (le ministre de l’Économie) ou Mariano Arana (le maire de Montevideo). En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous: RISAL - Réseau d'information et de solidarité avec l'Amérique latine URL: http://risal.collectifs.net/ Source : ALAI, Agencia Latinoamericana de Información (http://www.alainet.org/index.phtml.es), 7 juin 2006. Traduction : Marie-José Cloiseau, pour le RISAL (www.risal.collectifs.net).
https://www.alainet.org/en/node/115803
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