Programme Katye Pa m Poze (KPP) :
Réflexions sur le programme national de décentralisation en Haïti
24/04/2012
- Opinión
Comme promu lors des campagnes électorales, le président Martelly et son gouvernement viennent de s’attaquer à la décentralisation, définie par la Constitution de 1987, comme l’instrument stratégique de la participation citoyenne et de l’inclusion de tous dans la gestion de la chose publique d’Haïti[1]. A coté du programme Anba Grangou, on assiste au déroulement de Katye Pa m Poze[2] (KPP).
KPP est le programme de décentralisation lancé en Mars 2012 par l'administration du Président Martelly, via le Ministère de l'Intérieur des Collectivités Territoriales, et de la Défense Nationale (MICTDN). Ce programme-pilote s’exécutera en principe dans dix (10) communautés à raison d’une (1) communauté par Département. L’objectif général de KPP est de garantir l’accès aux services sociaux de base et la sécurité citoyenne aux habitants des dix communautés retenues.
Le programme KPP privilégie la décentralisation à base communautaire. Ceci impliquerait, selon le gouvernement, la participation directe et constante de chaque communauté dans la conception, la mise en œuvre, et le suivi-évaluation des projets sur leur territoire. Le MICTDN a lancé (à Jacmel, Léogane, etc.) le programme KPP en organisant des Café-dialogues qui sont, selon le gouvernement, des aspects de l'approche participative du programme. Par ces Café-dialogues, le MICTDN chercherait à rapprocher le citoyen de la prise des décisions, à évaluer les besoins locaux et à lancer une recherche de terrain sur l'actif communautaire.
Les atouts du programme KPP?
L’esprit de la Constitution de 1987 promeut la concertation et la participation de toute couche de la population aux décisions de la république. Cet idéal est d’autres en plus renforcé par d’autres lois du pays tel que le Décret-cadre de 2006 sur la décentralisation qui encourage l’implication des habitants pour une gouvernance locale participative[3].
Cependant, cet idéal étant que tel ne reste qu’au niveau des idées, car la participation des citoyens et citoyennes dans la gestion de la chose publique locale a été toujours mitigée, pour ainsi dire négligée. Les habitants ne sont que trop peu informés et impliqués dans des initiatives et mises en œuvre qui leur concernent directement. Du fait que les habitants ont besoin de sentir qu’ils sont comptés et adressés dans la prise des décisions, le programme KPP, par sa stratégie, peut constituer une démarche capable de contribuer à la bonne gouvernance locale par la (re)valorisation et la promotion de la participation des habitants.
L’axe communautaire priorisé par le gouvernement correspondrait au changement de paradigme de certains partenaires internationaux (PADF, GRET, etc.) qui seraient en train eux aussi d’envisager des projets visant à aider les communautés et les quartiers à se prendre en main. Le programme KPP peut être les signaux de la compréhension et de la volonté du gouvernement de la nécessité de choisir des stratégies plus adaptées aux moments.
Les incohérences du programme KPP ?
En principe, l’action communautaire fait référence aux initiatives provenant des personnes, des groupes et groupements d’habitants- d’une même localisation géographique, d’une histoire et d’identités partagées, et motivés par des intérêts communs- projetant d’apporter des réponses solidaires et collectives aux problèmes collectifs ou de répondre aux besoins communs. Cependant, dans le cas du programme KPP, c’est bien le gouvernement qui va vers les communautés en apportant ressources et en suscitant motivation et intérêts. Où est la prise de conscience collective inhérente à l’action communautaire ? Si elle existe, elle ne viendrait pas toutefois des communautés. La philosophie communautaire part en principe du bas vers le haut, et non l’inverse. L’une des incohérences du programme KPP serait liée avec sa propre philosophie communautaire selon laquelle la prise de conscience et les motivations viendraient carrément d’en haut.
D’autres penseurs affirment que la philosophie descendante du programme KPP répondrait à l’exigence de la décentralisation qui voudrait que l’État octroie aux entités infranationaux des ressources et compétences. Cette façon de voir n’est pas un non-sens. Mais le principe de décentralisation édicte aussi la façon d’octroyer.
Le principe de décentralisation en Haïti fait des Collectivités Territoriales[4] (CT) des entités administrativement et financièrement autonomes, et donc maitresses d’œuvre de leur développement. Les conseils exécutifs des CT auraient la responsabilité de tout mettre en branle à travers des structures participatives pour faire prospérer leurs territoires en améliorant les conditions de vie des leurs citoyens et citoyennes. Au niveau local, les conseils exécutifs des CT sont légalement les chefs d’orchestres du processus de réduction de pauvreté et d’impulsion du développement. Cependant, le programme KPP travaillerait directement avec les organismes communautaires, sans mettre les élus et les autorités locales au poste de commande. Ce qui paraitrait comme un court-circuit des pouvoirs locaux et peut entrainer une collusion des pouvoirs (central et local). Toute collusion de pouvoirs trahirait la lettre et l’esprit de la Constitution de 1987 qui établit la répartition des compétences et le mode de coordination entre l’État et les CT.
En plus des incohérences ci-dessus mentionnées, il y a lieu de constater que l’agenda ou plan national de décentralisation dans lequel ce programme-pilote KPP serait inscrit n’aurait pas été communiqué. Les CT n’auraient pas été suffisamment informées du montage et de la mise en œuvre du programme. Ce manque d’information et d’implication- sans parler du faible niveau de transparence sur la mobilisation et l’utilisation des ressources- laisserait un degré d’appropriation trop faible du programme KPP par les CT et leurs partenaires directs.
Au-delà-des incohérences ?
En dépit des incohérences, les actions et la publicité officielle du programme KPP- via les cafés-dialogues par exemple- sont susceptibles de contribuer, à travers tout le pays, à la sensibilisation sur la décentralisation, à la responsabilisation citoyenne et la reddition des comptes des autorités vers les habitants. Car, à force d’en parler et de mener des actions concrètes sur le terrain, il y a chance de provoquer l’effet boule de neige et que le programme trouve son cohérence en prenant corps.
L’intérêt et l’implication du plus haut niveau du pouvoir dans le programme KPP peut constituer une fenêtre pour engager les débats et s’attaquer aux problèmes de fonds du processus de la décentralisation dans le pays. Si le haut du pouvoir poserait sincèrement la décentralisation comme une priorité, le programme KPP serait une opportunité à saisir pour les débats de société sur le processus de la décentralisation en générale, la décentralisation du budget national, la révision du cadre-légal de la décentralisation, l’accompagnement technique des CT, etc.
Les dangers guettant le programme ?
Cependant le programme KPP, tel qu’il est connu aujourd’hui, serait loin d’être suffisamment ficelé pour jouer le rôle de catalyseur. Le programme est guetté de nombre de pièges. Le fait que de programme ne serait pas inscrit dans un agenda ou plan techniquement élaboré et communiqué laisse le champ libre aux multiples errements techniques et politiques. Le manque d’information et de transparence sur la mobilisation et l’utilisation des ressources du programme rendrait le programme difficilement évaluable, en termes d’efficience et d’efficacité. Le programme KPP peut devenir facilement un espace de blanchiment de fonds, de corruption, etc.
A trop vouloir mettre les associations communautaires en avant, le programme KPP risque d’affaiblir davantage les institutions locales et de renforcer des pratiques non-institutionnelles, ce qui irait dans le sens contraire de l’état de droit tant promu par l’équipe au pouvoir. Le programme, tel qu’il est lancé et exécuté, risque donc de faire plus de torts au processus de la décentralisation en cours dans le pays moyennant de promptes mesures de redressage.
Corriger les dérives ?
S’il faut corriger les dérives du programme KPP, il est souhaitable que, tout retenant l’approche communautaire, qu’on redéfinisse le programme KPP pour en faire un programme aligné sur les priorités de la décentralisation localement et nationalement identifiées. Suite au séisme, dans le cadre de la Conférence Internationale des Villes et Régions pour la Reconstruction d’Haïti, le 23 Mars 2010, des Maires, Casecs, le ministre du Ministère de l’Intérieur d’alors, des cadres techniques de hauts niveaux et des partenaires internationaux (ambassadeur, ministre, et autres) se sont réunies à Fort-de-France (Martinique) pour identifier les priorités de la décentralisation en Haïti et les principales stratégies de terrain. Cette conférence dont les actes ont été publiés pourrait servir, entre autres, de repère pertinent pour un recadrage du programme KPP.
Une éventuelle redéfinition du programme devrait s’aligner sur les prescrits légaux en respectant le principe de décentralisation par lequel la Constitution de 1987 met les autorités locales en poste de commande dans la gestion des affaires locales et la fabrication du développement de leurs communautés. Il faudrait respecter la répartition des compétences établies entre l’État et les CT et mettre en application le mode de coordination légalement prévu entre l’État et les CT. Il faudrait également mettre en place un mécanisme de transparence capable de faciliter l’évaluation technique et financier des projets, et d’inspirer confiance aux partenaires nationaux et internationaux.
- Edy Fils-Aime, expert en Stratégies de Développement, spécialiste en Gouvernance Locale.
https://www.alainet.org/en/node/157430