La gauche aspire au gouvernement
26/10/2004
- Opinión
Dans une Amérique latine qui ne cesse de surprendre
politiquement et socialement, les élections générales du
dernier dimanche d'octobre en Uruguay laissent prévoir plus de
nouveautés. Si les sondages de la mi-octobre se confirment, la
coalition "Encuentro Progressista/Frente Amplio/Nueva Mayoría
-qui rassemble une quinzaine de courants et de partis de
gauche - arrivera au gouvernement pour la première fois de son
histoire. "Un moment très particulier", souligne Raúl Zibechi,
journaliste, commentateur et écrivain. Responsable de la
section internationale au sein du célèbre hebdomadaire
"Brecha", édité à Montevideo, il est l'auteur de plusieurs
livres sur les mouvements sociaux, dont le dernier s'intitule
"Genealogía de la revuelta. Argentina : una sociedad en
movimiento".
A quelques jours des élections, quels sont les pronostics ?
Toutes les enquêtes donnent une première place très
confortable à la coalition "Encuentro Progresista-Frente
Amplio-Nueva Mayoría". Les estimations sur les suffrages que
recueillerait la candidature de Tabaré Vázquez à la présidence
oscillent entre un minimum de 46 % et un maximum de 55 %,
selon les différents instituts de sondage. Il faut souligner
que cette tendance continue à se renforcer : dans la majorité
des enquêtes, Vázquez obtient plus de la moitié des suffrages.
Le parti Colorado (libéral), qui présente son ex-ministre de
l'Intérieur, Guillermo Stirling, approche 10 % , ce qui
signifierait une véritable débâcle pour un parti qui a
gouverné l'Uruguay pendant plus d'un siècle. Le parti National
(conservateur), dont le candidat est le sénateur Jorge
Larrañaga, ancien maire de la ville de Paysandú, est crédité
de 32 % d'intentions de vote. On peut donc être quasiment sûr
que Vázquez sera le prochain président uruguayen.
LE FRENTE AMPLIO :TRANSPARENCE ET PRODUCTION
Dans un pays connu pour sa grande culture politique, y a-t-il
eu une discussion programmatique de fonds durant le processus
pré-électoral ?
Une campagne électoral n'est jamais le meilleur moment, ni
l'ambiance la plus propice pour discuter de questions
fondamentales. De toute manière, il y a des différences
marquées, ainsi que des profils et des propositions diverses.
Le parti Colorado se présente comme le parti de la loi et de
l'ordre, comme le disent certaines de ses annonces
publicitaires : il affirme que sa gestion gouvernementale a
permis de surmonter la crise économique et financière de 2002.
Les nationalistes prennent leurs distances avec le
gouvernement - auquel ils ont participé durant la majorité du
temps -, car la gestion de ce gouvernement fut très mauvaise.
Il faut rappeler que le pays a réduit son produit intérieur
brut (PIB) de moitié, la dette extérieure est supérieure au
produit annuel et le chômage a atteint des niveaux
historiques. De son côté, la gauche propose deux axes
basiques : honnêteté et transparence, revenir à l'Uruguay
productif.
Nous avons parlé des partis en compétition. Quel est le profil
de leurs candidats respectifs ?
Stirling, le candidat officiel, représente la continuité des
politiques néo-libérales, avec un type de gestion étatique
autoritaire et hyper-centralisée. Larrañaga, le plus jeune des
trois, exprime une certaine rénovation de son parti, surtout à
l'intérieur du pays, avec une culture plus décentralisée, mais
sans idées nouvelles sur le plan économique. Vázquez est la
synthèse de la gauche uruguayenne : médecin professionnel, il
propose des changements modérés. C'est un excellent
communicateur, c'est le seul candidat propre, car il n'est pas
impliqué dans la corruption, dans l'autoritarisme et dans la
gestion économique qui ont détruit le pays. Les scandales
causés par la corruption ont été une constante des derniers
gouvernements de coalition entre les nationalistes et les
colorados.
Que signifierait concrètement une victoire de la gauche ? Ou
une éventuelle déroute inattendue ?
Si l'on examine les perspectives, je crois qu'à court terme il
n'y aura pas de grands changements. Si la gauche ne gagne pas,
l'émigration continuerait à saigner le pays, les problèmes
sociaux, et surtout le désespoir, s'aggraveraient. N'oublions
qu'en nombre de suicides l'Uruguay est le troisième pays du
monde et le premier pour l'Amérique latine. A court terme, les
changements viendront grâce à une meilleure gestion, plus
ordonnée et plus transparentes, à partir de la volonté
politique de distribuer des ressources en faveur des plus
pauvres (30 % de la population, 60 % des enfants). De toute
manière, l'avenir d'un pays si petit et si endetté dépendra en
grande mesure, à moyen terme, de ce qui se passera avec les
gouvernements d'Argentine et du Brésil, pays dont nous sommes
très dépendants.
Avant de venir à la géopolitique, la gauche pourrait-elle
gouverner seule ou devrait-elle, comme dans le cas du PT
brésilien, conclure des alliances avec des forces de centre-
droite ?
La gauche aura une majorité parlementaire, donc elle n'aura
pas besoin de faire des alliances. Il y a des accords avec des
secteurs sociaux comme les producteurs agricoles et certains
industriels, accords qui visent à réactiver la production,
spécialement dans les secteurs liés à l'exportation. Il existe
des propositions de créer des agro-industries, qui peuvent
dynamiser le secteur, vu que le marché intérieur est petit.
Une victoire du Frente Amplio entraînerait-elle une dynamique
distincte et nouvelle, par rapport à celle qu'a connu le
Brésil après la victoire du PT ? Pourrait-elle impliquer un
projet conceptuel innovateur ?
Je ne le crois pas. Les différences entre les gouvernements
progressistes d'Amérique latine se situent au niveau des
nuances. Je dirai que Lula (Brésil), Néstor Kirchner
(Argentine) et Ricardo Lagos (Chili) ont beaucoup plus de
choses en commun que de différences entre eux. C'est une autre
affaire pour le Venezuela, dont la dynamique est très
particulière et où il y a une tension claire pour sortir du
modèle néo-libéral. Il y a quelques jours,Tabaré Vázquez a dit
que les références de son gouvernement seraient Lula et Lagos.
Il n'a pas mentionné Kirchner, peut-être pour ne pas irriter
les classes moyennes...
RENFORCER LE POLE ANTI-ALCA
Quelles répercussions aura une victoire de la gauche
uruguayenne pour l'Amérique du Sud et pour l'ensemble de
l'Amérique latine ?
Elle renforcerait le pôle des gouvernements qui rejettent
l'ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) et qui cherchent
à établir des relations moins dépendantes avec les Etats-Unis
et l'Union européenne. Il est aussi possible que ces
gouvernements renforcent le MERCOSUR (accord économique
régional), qui traverse un moment difficile. En tout cas,
l'Amérique latine - et plus concrètement l'Amérique du Sud -
se trouvent dans une situation complexe. Elle vit un équilibre
très instable en raison de l'ingérence permanente des Etats-
Unis qui ont pris pied en Colombie (NDLR : avec le "plan
Colombie", et la guerre contre-insurrectionnelle du
gouvernement Uribe), d'où elle pressionne tout l'aire andine
(Venezuela, Bolivie, Pérou et Equateur). De plus, Washington a
une relation très privilégiée avec le Chili qui, bien qu'ayant
un gouvernement de " gauche ", a été très pro-USA. D'autre
part, seul le Venezuela résiste avec force pour rééquilibrer
ces pressions, accompagné par le Brésil qui a cependant des
intérêts plus globaux qui transcendent le continent. Dans ce
contexte, la possible reconstruction du MERCOSUR (NDLR :
auquel la République bolivarienne du Venezuela a demandé son
adhésion) jouerait un rôle important.
Le thème des relations entre mouvements sociaux, partis
politiques et pouvoir sera bien présent en janvier prochain,
lors du 5e Forum social mondial à Porto Alegre. La dynamique
uruguayenne actuelle pourra-t-elle contribuer sensiblement à
ce débat ? Quel est l'état actuel des mouvements sociaux en
Uruguay ?
C'est un thème difficile et complexe. Les relations entre
mouvements et gouvernements de gauche n'ont pas été bonnes. En
Equateur, elles sont très mauvaises. Au Brésil, elles sont
regullières. En Argentine, elles naviguent entre la cooptation
et la mobilisation. En Uruguay, les mouvements sociaux passent
par une période de faiblesse. Le mouvement ouvrier est très
affaibli par le chômage et par son incapacité à organiser les
"sans", c'est-à-dire les sans-travail, les sans-terres, etc.,
comme ce se produit dans d'autres pays du continent. De toute
manière, la forte tradition syndicale et organisationnelle que
nous avons peut jouer en faveur d'une réactivation des
organisations populaires. Mais il faudra attendre, je ne suis
pas très optimiste à court terme.
PERDRE LA PEUR
Pour conclure : le thème de la récupération de la mémoire
collective prend une importance significative dans toute
l'Amérique latine ? Dans quelle mesure cette thématique est-
elle aussi présente ou marquerait-elle l'éventuelle victoire
de la gauche uruguayenne ?
L'exemple argentin devrait nous stimuler, dans le sens de
pouvoir réviser les lois injustes du passé (En Uruguay, une
loi ratifiée par un vote populaire octroye l'impunité aux
militaires génocidaires), sans aucun problème politique de
déstabilisation ou danger de coup d'Etat.
Mais, plus que du gouvernement, cela dépendra de la pression
exercée par les gens. Les Argentins disent que la dictature
s'est terminée de fait le 19 et 20 décembre 2001 (NDLR :
manifestations populaires contre la politique économique
gouvernementale, aboutissant à la fuite du président Fernando
de la Rua, de la "Casa Rosada"), lorsque les gens sont sortis
dans la rue, malgré l'état de siège. Pourvu que le
gouvernement de la gauche représente, symboliquement, la fin
de notre dictature, la fin de la peur qui nous paralyse même
aujourd'hui et qui entraîne l'émigration de milliers de
jeunes. Ne serait-ce que pour cela, ça en aurait valu la
peine.
COMMENT RELANCER LA "SUISSE DE L'AMERIQUE DU SUD"
Comme le souligne le journaliste Raúl Zibechi, l'appareil
productif de l'Uruguay - l'ancienne Suisse de l'Amérique
latine - "est détruit". Et il ajoute que "la crise sociale y
est plus profonde qu'en Argentine, bien que moins visible en
raison de la stabilité de l'Etat uruguayen". Quelques chiffres
illustrent la situation de ce pays de 176.000 km2 et d'environ
3,4 millions d'habitants : durant les dernières décennies,
l'émigration a atteint le chiffre de 20 % de la population ;
plus du 60 % de la population active travaille dans le secteur
informel, est au chômage ou sous-occupée ; 25 % des habitants
de Montevideo vivent dans des campements précaires, car ils
ont perdu leur logement. "Ces chiffres donnent une idée du
terrible coût social imposé à l'Uruguay par le néo-
libéralisme", relève le responsable international de "Brecha".
Le dernier rapport du Programme des Nations pour le
développement humain (PNUD) confirme cette détérioration
accélérée. Alors que, malgré la profonde crise vécue par
l'Argentine, ce pays a réussi à se maintenir à la 34e place de
l'indice du PNUD, l'Uruguay - qui occupait la 29e place en
1990 - est descendu à la 46e place. Dans ce cadre, la
réactivation de la production et l'augmentation de la
croissance économique annuelle - actuellement la plus basse de
toute la région du Cône Sud - apparaissent comme des défis
essentiels à relever. La grande question, dans le cadre de ces
élections, est de savoir avec quel modèle et quel projet il
est possible d'opérer cette réactivation. Actuellement, les
principaux dirigeants du Frente Amplio se préoccupent de
rassurer le monde financier international et ses institutions.
Comme le signale Zibechi dans une analyse récemment publié par
ALAI (Agence latino-américaine d'information), Tabaré Vázquez
a prévu qu'en cas de victoire électorale, Danilo Astori
occuperait le poste de ministre de l'Economie. Auparavant, ce
portefeuille avait été proposé sans succès à Enrique Iglesias,
économiste uruguayen et président de la Banque internationale
de développement (BID). Dans ses récentes déclarations à la
presse, Astori - qui se considère disciple de Iglesias a pris
la défense du Fonds monétaire international, affirmant que "le
FMI n'impose pas de recettes et analyse les résultats attendus
et leur consistance par rapport au programme proposé" et
souligne la préoccupation tant de la Banque mondiale que de la
BID quant "aux thèmes sociaux"
Traduction : Hans Peter Renk.
https://www.alainet.org/es/node/110809
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