El Alto : un monde nouveau à partir de la différence
02/12/2005
- Opinión
Un chaos en mouvement. Une Babel tout entremêlée. Vendeuses de rue et commerçants, marchands et forains, coursiers et commissionnaires, répétant toujours les mêmes phrases, un trafic mouvementé sur la boue noire et gluante qui recouvre les trottoirs et les rues ; les klaxons vrombissent, mêlés aux musiques andines - avec leurs rauques tût tût traditionnels et les guitares électrisantes - fondues dans les voix qui offrent - vendent - réclament - marchandent ; des centaines de camionnettes se préparent à s’immerger dans la cuvette de La Paz et autant qui font la prouesse (inverse) de remonter l’interminable côte : c’est la Ceja del Alto, le centre, le noeud commercial et politique de la ville aymara. Une bacchanale de couleurs et de bruits. A mesure que les jours passent, lorsque enfin les sens s’habituent aux 4 100 mètres d’altitude et à l’air glacé qui souffle depuis la Cordillère royale enneigée, à mesure que l’on s’habitue à l’agitation et à la foule, le raffut commence à prendre forme. Il suffit de se laisser porter par l’ambiance pour que les bruits tourbillonnants se changent en rumeur et la cacophonie en son. El Alto est un chaos vu de l’extérieur. Autrement dit si l’on cultive le regard occidental, étranger, colonial.
L’insurrection d’octobre 2003 qui a renversé le président Gonzalo Sanchez de Lozada [1] et entravé l’application du modèle néolibéral en Bolivie, a mis en lumière l’existence d’une société alternative qui s’est le mieux développée chez les indigènes aymaras autour du lac Titicaca et dans la ville de El Alto, sa meilleure représentante. Cette société possède ses propres institutions politiques et sociales, sa propre économie et une culture nettement différente de la société « officielle », métisse et blanche, qui se fonde sur les institutions d’Etat et l’économie de marché.
Montrer quelques aspects de cette « autre » société, voilà l’objectif de ce bref travail.
Une croissance explosive
El Alto a joué un rôle éminent dans les luttes sociales boliviennes. En 1871, les milices aymaras de Tupac Katari et Bartolina Sisa établirent dans cette zone de plaines dépeuplées leur quartier général ; c’est à partir de là qu’elles descendaient à La Paz, qu’elles ont assiégée durant des mois [2]. En 1899, les aymaras de El Alto ont dressé une muraille humaine durant la guerre fédérale pour empêcher l’entrée des troupes constitutionnelles. En 1952, la ville a été le théâtre politique où le triomphe de la révolution nationale s’est confirmé. Depuis le début du siècle, El Alto est le centre politique des aymaras, la ville du pays qui grandit le plus rapidement, et c’est la cité rebelle la plus importante d’Amérique latine.
El Alto possède un avantage géographique et stratégique sur La Paz, centre politique et administratif du pays. Située à 4 000 mètres d’altitude, elle domine les collines et l’accès à la capitale, située quant à elle à 3 600 mètres dans une immense cuvette, un profond affaissement de terrain où les Espagnols ont édifié la principale ville bolivienne. D’un point de vue social, on peut dire que dans l’Altiplano [3], les pauvres vivent en haut (El Alto) et les riches, en bas (La Paz). Cet avantage géographique des aymaras a joué un rôle éminent dans l’histoire de la Bolivie, et il continue à le jouer aujourd’hui.
En 1952, 11 mille personnes seulement vivaient à El Alto. Elles constituaient une société fondamentalement rurale. En 1960, elles étaient déjà 30.000. En 1976, leur nombre s’élevait à 95.000. Entre 1976 et 1985 (moment où El Alto obtint l’autonomie municipale), la population crût de manière explosive (211.000 personnes en 12 ans) à cause de l’émigration en provenance des centres miniers et des régions rurales aymaras et quechuas de l’Altiplano, passant de 307.000 habitants à 405.000 en 1992. Au recensement de 2001, la population s’élevait à 650.000 personnes et on suppose actuellement qu’elle approche les 800.000, dont 81% s’identifient comme indigènes, surtout aymaras.
La ville est constituée de neuf districts, huit urbains et un rural. On peut la diviser en trois zones : la zone nord est peuplée de migrants de l’Altiplano. Y prédomine l’activité artisanale, manufacturière et commerciale, dont la meilleure expression est le gigantesque marché de l’avenue du 16 juillet où l’on retrouve quelque 40 mille échoppes. La zone centrale, dénommée la Ceja, où sont situés les principaux services publics, d’eau et d’électricité. Et la zone sud où se trouvent quelques usines et des migrants de la région sud du département de La Paz. L’aéroport international est incrusté au milieu de la ville.
Une étude sociologique récente définit El Alto comme « un conglomérat hybride de différentes expériences communales, artisanales, commerciales et ouvrières qui se meuvent dans l’espace urbain et s’entrecroisent quotidiennement de manière fragmentée. » L’immense majorité des gens est pauvre ou très pauvre et n’a pas accès à l’eau potable, à l’électricité, aux soins de santé, à l’éducation, au logement. El Alto est une ville précaire, aux rues irrégulières et poussiéreuses, aux habitations d’adobe [4] auxquelles sont adossées des briques. Sa population y vit sous des températures extrêmes, qui oscillent en moyenne entre 10°C en dessous zéro et 20°C au-dessus lorsque brille le massif soleil de midi. Une donnée supplémentaire : 60 pour cent de la population a moins de 25 ans.
Une ville « auto-construite »
Cette croissance explosive - d’une moyenne annuelle d’environ 10% - a eu pour résultat qu’une bonne partie des habitants n’a pas accès aux services de base. En 1997, l’UNICEF estimait que seul 34% des Alteños [les habitants de El Alto] bénéficiaient de tous les services y compris de rues asphaltées et empierrées, d’un service de ramassage des ordures ménagères et du téléphone public. En 1992, seuls 20% des habitants avaient accès au service d’égouts et 18% à celui du ramassage des poubelles. Mais, dans certains districts, ces pourcentages descendent à 2% en ce qui concerne les égouts. Les démarches pour les obtenir peuvent durer jusqu’à 10 ans. 20% n’ont ni eau potable ni électricité, et 80% vivent dans des rues en terre.
D’autre part, 75% des familles n’ont accès à aucun type de soins médicaux, et cela dans une zone où abondent les infections respiratoires aiguës et les diarrhées et où est enregistrée une mortalité infantile élevée. Au début des années 90, 40% de la population étaient analphabètes et seulement 25% finissaient le cycle d’enseignement secondaire. En général, les services ont été mis sur pied par les habitants eux-mêmes, organisés en juntas vecinales (comités de quartier) qui se regroupent dans la Federación de Juntas Vecinales (FEJUVE - Fédération des comités de quartier) de El Alto. Il existe actuellement quelques 500 comités, qui se sont chargés de la construction urbaine, soit directement par le travail collectif solidaire soit en faisant pression sur les autorités municipales.
En ce qui concerne le travail, la principale caractéristique est l’« auto-emploi ». 70% de la population occupée travaille dans le secteur familial (50%) ou semi-entrepreneurial (20%). Ces types d’emplois se retrouvent essentiellement dans le commerce et les restaurants (95% des travailleurs employés), suivis par la construction (80%) et la manufacture (75%). Les jeunes sont majoritaires dans ces secteurs : plus de la moitié des employés dans le secteur de la manufacture ont entre 20 et 35 ans, la présence féminine étant dominante dans le commerce et les restaurants des catégories familiale et semi-entrepreneuriale.
A El Alto, la famille est la protagoniste principale du marché de l’emploi, comme unité économique génératrice d’emploi ou comme fournisseuse du plus grand nombre de salariés. Dans ces espaces surgit une nouvelle culture de l’emploi et des rapports sociaux, marquée par le nomadisme, l’instabilité et des relations de travail différentes : il n’y a pas de séparation entre la propriété et la gestion de l’unité économique, d’une part, et le processus de production, d’autre part. Dans ces unités familiales, c’est le travail familial non rémunéré qui domine ; on se montre les uns aux autres comment faire le travail ; l’organisation du temps consacré à la réalisation du produit est de la responsabilité exclusive de celui qui travaille, du moment qu’il répond à temps à la demande.
Aussi bien la construction de la ville par les habitants eux-mêmes que l’ « auto-emploi » ont produit une relation très particulière avec leur environnement : les habitants de El Alto sont conscients d’avoir tout fait eux-mêmes, d’où un sentiment très élevé d’appartenance et d’estime de soi.
S’organiser pour la survie et la résistance
L’ « auto-construction » de la ville et l’ « auto-création » d’emplois n’auraient pas été possibles sans une solide organisation de base, quartier par quartier, rue par rue, marché par marché. Depuis 1957, les organisations d’habitants existent, même si la FEJUVE a été créée plus récemment, en 1979. Mais elle n’est pas l’unique organisation de El Alto. Il y a des clubs de mères, des associations de jeunes, des associations culturelles, des centres de résidents émigrants des différentes provinces et régions, des associations d’ouvriers « relocalisés », des associations de parents qui se chargent de gérer l’éducation, et la Centrale ouvrière régionale (COR) [5] de El Alto.
Dans les années 70, ont été créées des associations professionnelles de commerçants et d’artisans qui, « à la différence des ouvriers d’entreprise, ont une identité professionnelle à fort enracinement territorial ». C’est ainsi que sont nées les organisations de corps de métiers, d’artisans et de commerçants au détail, des boulangers et des bouchers, qui, en 1988, ont créé la COR à laquelle se sont rattachés les tenants de bars et de pensions et les employés municipaux. Ces groupes sont formés, dans leur immense majorité, de micro-entrepreneurs et travailleurs indépendants, un secteur social qui, dans d’autres pays, n’est habituellement pas organisé. Depuis le commencement, la COR a coordonné ses actions avec la FEJUVE. Ce sont les acteurs les plus importants de la ville, ils ont joué un rôle déterminant dans la lutte pour la création de l’Université publique de El Alto (UPEA) en 2001, et surtout dans les grandes mobilisations de septembre-octobre 2003, et mai-juin 2005, qui se sont soldées [respectivement] par la chute des présidents Gonzalo Sanchez et Carlos Mesa [6].
Une approche plus fine des comités de quartier permet de comprendre que nous sommes en face d’un type d’organisation communautaire qui reproduit, d’une certaine façon, la forme d’organisation traditionnelle des aymaras et quechuas du milieu rural. A El Alto, la population a recréé - reproduit en la modifiant - la communauté andine ancestrale. Le sociologue aymara Felix Patzi se demande : « Pourquoi les gens obéissent-ils aux organisations alors qu’ils pourraient ne pas le faire ? » Patzi fait allusion au fait que les comités de quartier et les corporations des marchés rendent obligatoire la participation de leurs membres aux manifestations, assemblées et à toutes les actions qu’ils convoquent. Dans ce but, ils élaborent des fiches comme moyen de contrôle de la présence de chaque famille. La question à laquelle il faut répondre est, à son avis, de savoir pour quelles raisons la population obéit. En effet, le caractère obligatoire fait partie de la culture communautaire, mais dans le cas des communautés rurales, il tient à ce que les paysans ne sont pas propriétaires de la terre, mais seulement usufruitiers et s’ils n’obéissent pas à ces règles, ils perdent l’accès à leur unique moyen de survie.
Selon Patzi, trois éléments permettent de parler de communauté à El Alto : le lien au marché, celui au territoire et celui à l’éducation, qui démontrent la force de la structure communautaire. Selon lui, une communauté se caractérise par l’existence d’une propriété collective et d’une possession privée des biens. Dans la communauté rurale, c’est la terre qui joue ce rôle, mais à El Alto, la situation est plus complexe. Dans le commerce, « les échoppes ne sont pas des propriétés privées, elles sont gérées par le syndicat, par les corporations, autrement dit, c’est la collectivité qui est propriétaire. Les gens obéissent à la corporation parce que s’ils ne peuvent pas faire du commerce, ils ne peuvent pas survivre ». Quant au territoire, « les décisions en vue d’obtenir un accès à l’eau, à l’électricité et aux autres services ne sont pas individuelles. Si tu ne respectes pas les décisions du comité, ta rue n’aura pas de trottoirs, d’eau, d’électricité parce que les coopératives qui se sont créées pour les services sont des entreprises collectives qui pallient les déficiences de l’Etat. » Enfin, ce sont les associations de parents qui contrôlent l’accès des enfants à l’éducation, ce qui fait que la participation à leurs assemblées et actions est décisive pour assurer l’avenir des enfants. C’est cet ensemble de caractéristiques que l’on appelle « caractère obligatoire ». Il ne s’agit pas cependant d’obligations imposées, mais acceptées d’un commun accord, adoptées par la population qui sent que la communauté urbaine est une sorte d’extension naturelle de la communauté rurale et la forme d’organisation qui assure la survie dans un milieu hostile.
Les comités de quartier tiennent des assemblées mensuelles ou hebdomadaires au cours desquelles tous les problèmes du quartier sont discutés. La présence est obligatoire pour un membre par famille ou par noyau d’habitations. Les comités sont territoriaux et pour être reconnus par la FEJUVE, ils doivent compter un minimum de 200 membres. Ils font partie « d’un processus d’auto-organisation sociale des zones urbaines pour discuter et chercher à répondre aux besoins urbains fondamentaux (eau potable, électricité, égouts, soins de santé, éducation, terrains de détente, etc.) de la population de leurs quartiers ».
Ceux qui aspirent à être dirigeants des comités de quartier doivent remplir quelques conditions : vivre dans la zone depuis au moins 2 ans, ne pas être loteador (c’est-à-dire un spéculateur qui vend les terrains), commerçant, transporteur, boulanger ou dirigeant d’un parti politique, ne pas être « traître », ne pas avoir collaboré avec les dictatures.
Pablo Mamani, aymara et directeur de la faculté de sociologie de l’UPEA, affirme que les comités de quartier « ressemblent aux communautés rurales du monde andin de par leur structure, leur logique, leur caractère territorial, leur système d’organisation. Même si chaque famille est propriétaire de son habitation, il y a des espaces d’usage commun comme les places, les terrains de foot et l’école ». Il ajoute que « pour acheter ou vendre une parcelle ou une habitation, la famille se présente au comité de quartier qui contrôle si elle n’a pas de dettes en souffrance et s’il n’y a pas d’autres éléments qui empêchent la transaction. De plus, le comité est le lieu où l’on peut présenter le nouveau voisin qui offre de la bière pour être reçu et accepté. »
Même si la participation au comité est volontaire, « celui qui n’y vient pas subit une sanction sociale à travers les rumeurs qui disent que le voisin ne respecte pas le voisinage ou le comité ». Pour éviter cette image négative, pratiquement tous les habitants participent aux assemblées mensuelles. A ceux qui ne viennent pas aux marches, manifestations, cortèges ou aux assemblées elles-mêmes, on inflige des amendes, qui sont des punitions symboliques. En outre, le comité de quartier a l’habitude d’intervenir dans les conflits et bagarres entre voisins ; dans des circonstances très graves, il rend la justice en imposant comme sanctions des travaux au profit du quartier, ce qui lui confère un caractère qui va bien au-delà de l’association traditionnelle et l’assimile aux communautés agraires. Les comités de quartier sont la colonne vertébrale du mouvement social à El Alto, et ils permettent de comprendre la puissance de ce mouvement.
Les formes d’action de la communauté urbaine
Les comités de quartier sont une forme d’organisation horizontale de la « comunidad vecinal » (littéralement, communauté de voisinage, le quartier), et constituent de véritables réseaux qui s’étendent à l’échelle du quartier et du district, qui agissent sans structures intermédiaires, mais ces derniers sont apparus récemment à un niveau supérieur, dans la FEJUVE. Dans cette instance, la culture communale se dissout pour faire place à « l’autre » culture, la métisso-blanche comme le souligne l’anthropologue Silvia Rivera Cusicanqui ; l’autre culture, marquée par le clientélisme, le rationalisme et le colonialisme. Mais c’est l’expérience de base horizontale « qui se déploiera avec succès durant les journées du soulèvement civil de 2003. »
La forme de mobilisation et d’action de ces bases éclaire sur ce qu’est réellement et ce que signifie ce tissu social. Cela suppose de regarder de près ce qu’on peut appeler les « microstructures » de mobilisation de quartier dont les potentialités se déploient et certains aspects deviennent visibles durant les mobilisations alors qu’ils restent cachés ou immergés au quotidien.
En général, les témoignages et les analyses convergent pour dire que, durant la rébellion, les bases ont débordé leurs dirigeants et leurs propres organisations au point que plusieurs dirigeants affirment : « Nous avons été contraints par les bases ». Il s’agit d’une pression sourde qui vient des bases et qui, de ce fait, ne peut être contenue lorsqu’elle se déploie. Roxana Seijas, une des dirigeantes de la FEJUVE, signale quelque chose d’étonnant sur la relation entre bases et dirigeants : « Ici à la tête [de la FEJUVE], on nous appelle les « rellenos », les figurants, des gens peu importants. Autrement dit, ils sont superficiels, tels des figurants, mais ils sont forcés par les bases à travailler (« c’est nous, les « rellenos » qui avons travaillé »). Son témoignage montre deux aspects clés de la culture communale : être dirigeant n’est pas un privilège, mais un service qui ne rend jamais autonome de la base ; et, comme ils ne sont que « la farce », ils peuvent être remplacés par d’autres sans que l’organisation ne cesse de fonctionner, sans que se produisent ni traumatismes ni changements d’orientation.
Ainsi la rébellion « n’a pas eu d’organisateur ni de leader, elle a été menée directement par les habitants du quartier ». Les comités de quartier « n’ont pas été les structures organisationnelles de la mobilisation mais des structures de l’identité territoriale au sein desquelles un autre type de fidélités, de réseaux d’organisation, de solidarités et d’initiatives se sont déployées de manière autonome au-dessus et, dans certains cas, en marge de la propre autorité du comité de quartier. » Dans beaucoup de cas, le comité était seulement invoqué de manière symbolique pour des marches et des manifestations qui, en réalité, étaient l’initiative de souples réseaux sociaux territoriaux qui se créaient durant les événements et se transformaient en « structures de commandement, de délibération et d’exécution des décisions. »
Une telle chose ne peut se produire que s’il existe déjà, dans la vie quotidienne, l’habitude de l’auto-organisation. Ces réseaux ont fonctionné comme des comités de mobilisation, comme les comités de défense du gaz ; ou, en certaines occasions, ils ne prennent même pas de noms, ils sont simplement la manière naturelle dont des habitants se regroupent pour résoudre leurs problèmes quotidiens qui, parfois, s’orientent vers l’autodéfense de la communauté.
Les assemblées ont joué un rôle décisif. Sur la base de la large expérience en matière d’assemblées des comités de quartier, les habitants se sont regroupés dans des assemblées informelles mais massives, transformées en espace de délibération et de rencontre, de légitimation et de légalisation sociale de la mobilisation, et en lieu d’échange d’informations. Les radios locales, de leur côté, ont amplifié la communication entre les bases et leur ont donné un caractère de cohésion massive, en particulier le réseau Erbol (Education radiophonique de Bolivie), lié à l’Eglise catholique.
Le système ancestral des « tours de garde », né dans les communautés rurales, a permis de garantir les veilles pour assurer le blocage des rues et des routes, l’alimentation des manifestants et le maintien de l’action de rue à des niveaux très élevés de participation. Le système de rotation ou tours de garde s’emploie dans toutes les actions collectives, depuis la représentation jusqu’au blocus ; il consiste dans la rotation, par districts ou par zones, par communautés et par familles, de façon à ce que, pendant que les uns participent directement, les autres se reposent et maintiennent l’activité de la vie quotidienne. Un exemple : dans une zone où 100 habitants participent aux cortèges, la moitié sont de sortie de 6 heures du matin à 3 heures de l’après-midi, et l’autre moitié, de 3 heures à minuit. Durant la nuit, la garde est volontaire. De cette manière, tous participent et pendant qu’une partie marche ou manifeste, les autres préparent la nourriture, travaillent et se préparent pour le tour de garde suivant. De plus, la rotation permet que ces cent personnes ne participent pas tous les jours, mais qu’elles soient relayées par d’autres communautés, zones ou groupes de familles. Ainsi, chaque personne peut participer directement dans les rues tous les X jours, voire semaines, ce qui permet de maintenir l’action sociale de manière indéfinie, et d’user ainsi l’appareil répressif et l’Etat. Dans certaines mobilisations, comme celle de septembre 2000, un demi-million d’aymaras ont participé chacun à leur tour (sur un total d’un million et demi qui vivent en Bolivie), ce qui montre que pratiquement toute la population a été d’une manière ou d’une autre impliquée à travers cette forme non hiérarchique de division du travail.
Le déploiement à partir des bases : les insurrections
Dans les années 90, en plein essor du néolibéralisme, des changements importants se sont produits à El Alto. Au renforcement des mouvements sociaux dont on a parlé plus haut, il faut ajouter un changement notable sur la scène politique. Aux élections de 1989, un nouveau parti, Condepa (Conscience de la Patrie) obtient 65% des voix, renvoyant de façon surprenante les partis traditionnels (MNR, MIR, ADN [7]) à des positions marginales. Il faut noter que ceci n’arriva qu’à El Alto et La Paz, renforçant ainsi un comportement différencié des aymaras qui sont restés fidèles dans leur soutien à Condepa durant presque une décennie.
Condepa a été formé par le speaker et chanteur populaire Carlos Palenque dont les médias, Radio Metropolitana et Canal 4 qui formaient le Système radio-télévision populaire (RTP), avaient été fermés, en 1988, par le gouvernement du MNR. Palenque et Condepa ont été rejetés par les élites et par les classes moyennes métisses et blanches qui les méprisaient, les considérant comme étant « populo » et sensationnalistes. Mais Condepa était l’expression des aymaras pauvres des deux villes, ces groupes marginalisés et dépréciés par les élites. « Condepa a été un parti qui n’a pas seulement exprimé mais aussi revendiqué la réciprocité et la culture andine », ce qui lui a valu des loyautés citoyennes entretenues par des aides solidaires que Palenque obtint/obtenait grâce à ses médias dans lesquels il dénonçait en outre « l’ordre injuste dominant au nom des exclus du jeu économique, social, politique et culturel. »
Même si Condepa tomba dans le même jeu de corruption et de clientélisme qu’il dénonçait, qu’il ne put se remettre de la mort de son leader en 1997 et qu’il fut victime d’une crise de leadership qui le conduisit à sa mort politique aux élections de 2002, le parti joua un rôle éminent dans la croissance de l’ « estime de soi » des secteurs populaires aymaras. Ou, pour le dire d’une autre manière, Condepa surgit au moment où les aymaras pauvres des villes étaient en plein processus d’ « auto-affirmation » qui n’aurait pu s’accomplir entièrement avec les partis établis - de droite ou de gauche - mais que pouvait leur offrir un outsider qui, à leurs yeux, appartenait à leur monde culturel. « La solide constitution de l’identité culturelle des habitants de El Alto s’est exprimée dans des votes collectifs », dit une étude sur le sujet, qui montre que dans cette ville le vote « obéit à des formes de comportement collectif imprégnées de signification culturelle ».
La crise de Condepa est parallèle à la croissance du Mouvement vers le Socialisme (MAS) et du Mouvement indigène Pachakuti (MIP) qui firent de très bons scores électoraux à El Alto et sont les partis les plus liés aux nouveaux acteurs sociaux. En 2003 déjà, le mouvement social alteño, qui avait commencé son ascension lors de la « guerre de l’eau » à Cochabamba en avril 2000, et au cours des mobilisations aymaras rurales de septembre de la même année, est devenu le principal acteur du pays. Le 5 mars 2001, la FEJUVE convoqua une grève qui se fit sentir surtout dans les quartiers périphériques par des occupations de rues et d’avenues ; dans lesquelles « on observe comment les femmes bloquent les rues, assises au milieu des avenues, mastiquant de la coca et parlant en aymara et en espagnol », tandis que les principales avenues « s’étaient transformées en une sorte d’assemblées de groupes auxquelles participent même des enfants. »
La tendance à s’organiser par zones et blocs de maisons grandit tandis qu’au cours des grandes journées [de mobilisation] se produit une sorte de « réunification inter-quartiers avec des caractéristiques indigènes » d’après Mamani. L’année clé de 2003 commence par des actions choc. Les 12 et 13 février, on enregistre à La Paz un affrontement armé entre des policiers en révolte et les militaires qui les répriment, affrontement dans lequel 11 policiers et 4 soldats trouvent la mort. Dans la ville de El Alto, une foule assiège la mairie et les installations de Coca-Cola, les pille et les incendie. C’est la seconde fois que la mairie de El Alto est incendiée par la foule, rendue furieuse cette fois par la mauvaise gestion du maire du MIR. Au cours de ces journées, le siège des principaux partis (MIR, MNR, ADN) et des bureaux gouvernementaux sont incendiés, et 33 personnes meurent à La Paz et El Alto.
Le 1er septembre de cette même année, tandis que dans les zones rurales les paysans se mobilisent contre la vente du gaz au Chili, à El Alto commence la mobilisation contre les formulaires Maya et Paya (« un » et « deux », en aymara) qui auraient amené à l’augmentation des impôts immobiliers. Le 15 et le 16, la ville est paralysée et la population se rassemble devant la mairie, coupe les rues dans chaque quartier ainsi que les principales sorties de la ville. Le 16 septembre toujours, la mairie fait marche arrière en annulant les formulaires, ce qui représente un triomphe éclatant de la mobilisation sociale. Mais le 20, c’est le massacre de Warista (une école-ayllu [8] historique pour les aymaras, située à Omasuyos, près du lac Titicaca), 4 indigènes et un soldat y trouvent la mort.
Dans un climat de rejet et d’indignation collective, le 2 octobre une grève de 24 heures est organisée à El Alto tandis qu’à la Radio San Gabriel a lieu une grève de la faim de dirigeants aymara, avec à sa tête Felipe Quispe, dirigeant de la centrale paysanne CSUTCB. La ville [El Alto] se transforme en « facteur structurant des indigènes en Bolivie » tant au niveau urbain que rural. A partir du 8 octobre, à El Alto, la FEJUVE, la COR et la UPEA déclarent une grève indéfinie contre la vente du gaz. La grève est massive et se s’exprime par l’occupation des territoires des quartiers par les habitants qui barrent les rues et les avenues, creusent des tranchées profondes pour empêcher le passage des camions et des tanks de l’armée. Ce même jour, le 8, l’armée tire et blesse 2 jeunes, mais la répression continue qui cause la mort de 67 personnes et blesse plus de 400 autres. Les 12 et 13 septembre sont les jours les plus violents, avec 50 morts.
Malgré la militarisation de la ville et la brutalité de la répression, la population de El Alto obtint la démission de Sanchez de Lozada et réussit à freiner la vente du gaz. Que va-t-il se passer dans un pays où la population a perdu la crainte des tanks, de la répression violente et des massacres ? Tout indique que le futur de la Bolivie s’est déplacé des élites blanches et métisses vers les aymaras, les quechuas, les indigènes de toutes les ethnies, les pauvres des campagnes et des villes.
Un futur plein de surprises
Après octobre 2003, vint mai-juin 2005. C’est le cinquième soulèvement aymara depuis le début du XXIe siècle. Le premier grand soulèvement se produisit le 9 avril 2000, son épicentre se situait à Achacachi, dans la province de Omasuyus. Le second, en septembre et octobre de la même année, dans toute la région de l’altiplano et la vallée nord du département de La Paz. Sept provinces de cette région aymara se sont mobilisées. Le troisième soulèvement eut lieu en juin et juillet 2001, il avait aussi son épicentre dans la grande région de l’altiplano et dura 2 mois. Le quatrième, lui, eut pour épicentre la ville de El Alto, en octobre 2003. Finalement, le cinquième soulèvement aymara se déroula aux mois de mai et de juin 2005 avec de nouveau El Alto comme épicentre.
Les revendications principales sont la nationalisation des hydrocarbures, une assemblée constituante et une opposition très dure aux autonomies départementales (voulues par les élites de Santa Cruz [9]). « Ici, de nouveau, les comités de quartier et les organisations de travailleurs s’articulent comme de véritables gouvernements de quartier. Les décisions se prennent de manière collective et publique par les assemblées de quartier. Petit à petit, ce soulèvement irradie, d’abord vers l’intérieur des quartiers, ensuite vers d’autres provinces et départements du pays », raconte Mamani. Cette fois, le centre effectif fut Senkata, centre de stockage de combustible et de gaz liquide. Là, des centaines d’hommes et de femmes ont assumé des tours de garde pendant 18 jours et 18 nuits pour empêcher, comme disent les gens, « la moindre goutte de gaz » de sortir vers la ville de La Paz et d’autres endroits.
Un des faits les plus notables et en même temps porteur d’espoir est que toute cette activité sociale s’est réalisé sans qu’il n’y ait de structures centralisées et unifiées. Peut-être le fait qu’il n’y a jamais eu d’Etat aymara a-t-il une relation avec cela. Cependant, la non-existence de ce type d’appareils centralisés n’a rien enlevé à l’efficacité des mouvements sociaux. Au contraire, on peut dire que s’il avait existé des structures d’organisation unifiées, une telle énergie sociale ne se serait pas déployée. La clé de cette écrasante mobilisation sociale réside sans aucun doute dans l’auto-organisation de base qui investit tous les pores de la société et rend superflue toute forme de représentation. En second lieu, pour la première fois, le noyau du mouvement indigène se situe dans une grande ville où de solides communautés urbaines ont surgi, ce qui fait présager des changements profonds et de longue haleine dans le mouvement social bolivien, changements qui, peut-être, pourraient irradier vers d’autres sujets (sociaux) dans d’autres parties du continent.
Sources :
— García Linera, Alvaro (coord.) (2004) Sociología de los movimientos sociales, Diakonía/Oxfam, La Paz.
Gómez, Luis (2004) El Alto de pie, Comuna, La Paz.
Guaygua, Germán y otros (2000) Ser joven en El Alto, Pieb, La Paz.
— Mamani, Pablo (2004) Los microgobiernos barriales en el levantamiento de El Alto, inédito.
— Mamani, Pablo (2004) El rugir de las multitudes, Aruwiyiri, La Paz.
— Quisbert, Máximo (2003) FEJUVE El Alto 1990-1998, THOA, Cuadernos de Investigación No. 1.
— Quispe, Marco (2004) De pueblo vacío a pueblo grande, Plural, La Paz.
— Rojas, Bruno y Guaygua, Germán (2003) El empleo en tiempos de crisis, Avances de Investigación No. 24, La Paz, Cedla.
— Rosell, Pablo (1999) Diagnóstico socioeconómico de El Alto. Distritos 5 y 6, Cedla, La Paz.
— Rosell, Pablo y otros (2000) Ser productor en El Alto, Cedla, La Paz.
— Rosell, Pablo y Rojas, Bruno (2002) Destino incierto. Esperanzas y realidades laborales de la juventud alteña, Cedla, La Paz.
NOTES:
[1] [NDLR] Consultez le dossier « Guerre du gaz » sur RISAL.
[2] [NDLR] L’histoire de la Bolivie sur WIKIPEDIA : http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Bolivie.
[3] [NDLR] Altiplano = hauts plateaux andins dans ce cas-ci.
[4] [NDLR] Boue mélangée parfois avec de la paille, moulée en forme de brique et séchée à l’air, qui s’emploie dans la construction de murs.
[5] [NDLR] La Centrale ouvrière régionale (COR), menée par Edgar Patani, est membre de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), mais bénéficie d’une certaine autonomie.
[6] [NDLR] Sur la démission du président Carlos Mesa en juin 2005, lire Thierry Vermorel, Bolivie : la seconde guerre du gaz, RISAL, août 2005 ; Sylvie Dugas, Après l’Argentine, la Bolivie au coeur de la tourmente néolibérale, RISAL, juin 2005 ; Richard Gott, Un soulèvement sismique chez les indiens d’Amérique latine, RISAL, juin 2005 ; Walter Chavez, Bolivie : mobilisations sociales pour la nationalisation des hydrocarbures et démission du président, RISAL, juin 2005.
[7] [NDLR] MNR= Mouvement nationaliste révolutionnaire ; MIR= le (très mal nommé) Mouvement de la gauche révolutionnaire ; NFR = Nouvelle force républicaine.
[8] [NDLR] Ayllu : collectivité agraire basée sur des liens de parenté, de voisinage, mais aussi sur un système de travail coopératif et de propriété collective.
[9] [NDLR] C’est dans les départements de Santa Cruz et de Tarija, dans l’est du pays, qui se trouve la plus grosse partie des richesses en ressources naturelles de la Bolivie. Un mouvement « civique » mené par les classes économiquement dominantes exige plus d’autonomie territoriale afin de contrôler ces ressources.
Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, Frédéric Lévêque & Isabelle Dos Reis pour RISAL (www.risal.collectifs.net).
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