Actualité des règles internationales, des politiques des nationalisations et du contrôle des activités des transnationales
En défense des nationalisations
04/08/2006
- Opinión
Introduction
L’Amérique latine est un continent en ébullition. Les tendances politiques actuelles, suite aux élections des deux dernières années, confirment un virage à gauche amorcé dans la région depuis 2000. Le changement du paysage politique latino-américain — suite aux protestations et aux grandes mobilisations à l’échelle continentale et à l’articulation de ces mouvements avec un programme politique — constitue un rejet explicite des politiques libérales qui ont marqué les décennies 1980-1990.
La vague de nationalisations totales ou partielles de l’industrie d’exploitation pétrolière et d’autres ressources qui balaie l’Amérique latine, suscite de vives réactions de la part des États-Unis, de l’Union européenne et de ses États membres.
Par referendum, le peuple uruguayen s’était prononcé en faveur de la re-nationalisation de l’eau et de son retour au domaine public en 2004. Le gouvernement de Kirchner a re-nationalisé les secteurs clés de l’économie comme les télécommunications, les postes, et plus récemment, le service d’accès à l’eau.
Le Venezuela a récemment obligé les entreprises pétrolières étrangères à s’associer à l’entreprise nationale PDVSA dans le cadre de joint-ventures. Exxon Mobile a refusé et a revendu sa participation à Repsol.
En Bolivie, quelque 26 sociétés transnationales (y compris Petrobras) sont visées par le décret de nationalisation du 1er mai 2006 qui leur impose de remettre la propriété des gisements et l’exploitation à la compagnie publique YPFB.
Dernièrement, c’est le tour de l’Equateur qui a annulé le contrat d’exploitation pétrolière avec la compagnie américaine Occidental Petroleum (Oxy), fait qui a provoqué l’ire de Washington qui a immédiatement suspendu les négociations pour un accord de libre-échange avec l’Équateur.
En même temps, on observe sur tout le continent des mobilisations contre les traités de libre-échange signés par les États-Unis avec les gouvernements latino-américains, ce qui risque de contrarier les plans de Washington mais aussi ceux de l’Union européenne qui se place dans la même logique. Les mobilisations en Amérique centrale ont empêché l’entrée en vigueur du CAFTA et aujourd’hui, les mobilisations des indiens et des paysans en Colombie contre le traité de libre-échange signé avec les États-Unis parlent des luttes des peuples en vue de l’autodétermination.
Plus récemment, le Venezuela s’est retiré du CAN et dénonçait - pour la première fois - le traité de libre-échange signé avec le Mexique et la Colombie. Rappelons aussi le bloc entre le Brésil, le Venezuela, le Paraguay, la Bolivie et l’Uruguay qui a fait capoter en novembre 2005, au milieu de fortes mobilisations, l’ALCA. C’est cet ensemble de facteurs qui font l’objet de la présente réflexion
Prima facie, tout cela a des répercussions directes sur l’ordre juridico-politique international, fruit de contradictions d’intérêts qu’il tente de traduire et de matérialiser en normes afin de les surmonter ou de les dépasser [1]. Force est de constater que la nature de la mutation de ce droit dépend de la nature même des contradictions [2] et de l’état des rapports des forces. Les mesures prises dernièrement reflètent l’état des contradictions d’intérêts. Va-t-on vers un changement des rapports de force sur le plan continental ? Vers de nouvelles constructions alternatives en transition et de mise en place de politiques de développement endogènes ? L’agonie des doctrines économiques néo-libérales prônant une ouverture totale des frontières au bénéfice du capital privé ? Vers un changement radical du modèle économique dans la région ?
Le point essentiel dans ce débat est celui de savoir si les États, les gouvernements, les pouvoirs publics, ont effectivement la volonté politique d’affronter les pressions et problèmes que la mondialisation a fait surgir et s’ils sont capables de mettre en place des politiques nationales, locales et régionales de développement économique social.
Au-delà de ces interrogations, on voit bien que les questions des nationalisations - celles concernant la récupération des biens publics bradés dans la foulée des privatisations ainsi que celles relevant de l’ordre juridique interne et international (interdiction ou droit à la nationalisation) - traduisent une opposition idéologico-politique entre les gouvernements latino-américains cités et les pays du Nord et les institutions financières internationales.
Certains gouvernements latino-américains, soucieux de garantir l’exercice du droit à l’autodétermination et du droit des États et des peuples sur leurs ressources naturelles, ont pris ces mesures qui vont à l’encontre des règles et du cadre juridique international libéral dominant. Ces mesures remettent à l’ordre du jour l’ordre international dans son ensemble, et probablement ouvriraient la voie à un processus de démocratisation des relations internationales et vers des nouvelles formes de démocratie.
La notion centrale de souveraineté dans ce débat apparaît clairement. Elle est essentielle pour la revendication des relations internationales démocratiques, d’un nouvel ordre international démocratique et pour l’exercice plein et entier du droit des États et des peuples sur leurs ressources naturelles.
Ainsi, contrairement aux prédictions et aux souhaits des idéologues du libéralisme, la souveraineté, au lieu de disparaître au profit des sociétés transnationales et des pays du Nord, revient avec force sur le plan international en tant qu’élément moteur où l’État jouera son rôle de régulateur social. Les nationalisations se trouvent ainsi étroitement liées à cet élément de base de la société internationale qui est la souveraineté.
1- L’attaque contre le rôle social de l’État et contre la souveraineté
L’un des aspects le plus frappant de la mondialisation libérale est l’attaque frontale contre le rôle social de l’État et contre les compétences des pouvoirs publics en matière de contrôle et régulation du capital, de commerce, des investissements, services publics, ressources naturelles, etc. La mondialisation libérale n’est pas un processus purement économique. Elle englobe des aspects politiques, idéologiques, sociaux, environnementaux et juridiques qui ont une incidence négative directe sur le plein exercice de tous les droits de l’homme [3], des droits des peuples et sur les droits et devoirs des États [4].
Selon la Banque mondiale, le moteur essentiel pour le fonctionnement correct de l’appareil étatique est la concurrence qui le rendra beaucoup plus performant [5]. De plus, « ... le développement économique des États ... exige la libre circulation de tous les facteurs...la libéralisation des investissements... » [6].
C’est le secteur privé qui devient le moteur de l’économie et les pouvoirs publics doivent lui donner les garanties nécessaires à son fonctionnement. Ainsi « pour que le secteur privé puisse tirer le meilleur parti des nouvelles possibilités qui s’offrent à lui dans le domaine de la fourniture des services d’infrastructure et des services sociaux, il faudra souvent qu’il existe un cadre réglementaire solide » [7]. Les pouvoirs publics doivent se rendre à l’évidence : « .. l’État s’acquitte médiocrement des missions aussi essentielles que l’ordre public, la protection de la propriété...Pour les investissements, il (l’État) est pas crédible, ce qui nuit à la croissance et à l’investissement... » [8].
L’organisation de la société internationale contemporaine repose sur la domination, la discrimination, le pillage des ressources naturelles du Sud et l’imposition d’un ordre international anti-démocratique. Elle est essentiellement basée sur un droit international et des règles qui se confondent avec les intérêts des pays riches et du capital privé [9]. Dans ce nouvel ordre international libéral, les institutions internationales économiques et financières jouent un rôle principal en vue de la destruction et de l’anéantissement de tout projet local alternatif de développement.
Les pouvoirs publics doivent en conséquence se limiter à « gérer les privatisations » par des règlements bien conçus et par d’autres interventions de l’État en faveur du secteur privé pour stimuler le développement du marché [10]. Cette attaque contre l’État et les pouvoirs publics a été le cheval de bataille des institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale, piliers, avec l’OMC, de la mondialisation libérale et de la création et consolidation des règles corporatives exclusivement favorables aux sociétés transnationales du Nord et aux pays du Nord. Le rôle des pouvoirs publics se réduit à réguler juridiquement les privatisations et la vente des biens publics aux transnationales (entreprises d’État rentables), à gérer les « restructurations » qui entraînent le licenciement des employés et ouvriers, etc. Les pouvoirs publics perdent ainsi la maîtrise des politiques économiques, sociales et financières. Notamment, en tant que facteur politique et social de régulation, l’État a perdu et son rôle de re-distributeur de richesses par la politique fiscale et celui de la mise en place des politiques d’emploi... En un mot, l’État est réduit au rôle de gardien des intérêts privés. L’État ne joue plus son rôle social, mais est devenu un acteur à part entière dans le processus destiné à faciliter la mondialisation capitaliste [11].
Le Rapport 2006 sur les Perspectives de l’économie mondiale du FMI, attire l’attention sur l’instabilité et l’incertitude politiques dans la région, instabilité entendue dans le sens de l’arrivée au pouvoir de gouvernements de gauche, dont certains ont déjà pris des mesures de nationalisation et de contrôle des activités des sociétés transnationales ainsi que la re-nationalisation des ressources naturelles [12].
Nous assistons à une vraie confiscation de la souveraineté des États ; à un processus qui escamote, érode et affaiblit le rôle social du pouvoir étatique. Il s’agit d’une re-formulation de la nature même de l’État et des fonctions des pouvoirs publics : rétrécissement de compétences étatiques dans le domaine social, crise de légitimité démocratique, crise des pouvoirs publics, discrédit de la démocratie, violations des droits humains, autant de conséquences d’un système qui consacre la primauté de l’espace économico-commercial sur l’espace politique et démocratique, bafouant en même temps les normes internationales concernant les droits humains. Dans l’état des rapports de force au sein des relations internationales, le libéralisme envisage l’existence de l’État réduite à son rôle de gendarme dont la fonction essentielle consiste « à garantir la liberté et le profit pour une minorité d’exploiter les autres » [13]. C’est ainsi que, sous couvert de la « concurrence » et du « libre jeu des forces du marché », sous la contrainte des obligations concernant la protection des investissements et des obligations internationales commerciales parmi d’autres, les États et, en conséquence, les pouvoirs publics et les citoyens sont mis à l’écart des décisions économiques et politiques [14].
A cela, il faut ajouter les politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale qui fonctionnent selon la logique des entreprises financières privées et du capitalisme mondial, sans grande considération pour les résultats sociaux et politiques de leurs actions et en constituent l’organe exécutif des pouvoirs de facto [15].
En réalité, ces institutions et les programmes qu’elles élaborent et mettent en place constituent « ...l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de "courroie de transmission" pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national » [16]. Somme toute, elles font partie « de la contre- révolution néo libérale » [17].
Dans ce contexte, l’ONU, conçue originellement pour prévenir l’éclatement de conflits ouverts entre les États, contribue à l’application de la stratégie de mise en place du nouvel ordre mondial libéral. Fortement dépendante des puissances dominantes et en particulier des États-Unis, l’ONU y a désormais souscrit, oubliant même la revendication de base d’un NOEI (Nouvel Ordre économique international promus par le mouvement des non alignés après la conférence de Bandoung).
Le Secrétaire général actuel, M. Kofi Annan, a accéléré le processus de subordination des Nations unies aux sociétés transnationales. Dans son rapport à l’Assemblée générale, intitulé "L’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement durable" [18], le Secrétaire général a pris position sans ambiguïté en faveur d’un "modèle économique et social international unique". Ce "modèle" consiste en fait à imposer un système économique unique qui renforce la domination des pays riches et de leurs élites économiques et financières sur la majorité des peuples et des nations du monde [19]. Le Secrétaire général affirme dans son rapport que "dans tous les pays, développés et en développement, ’dérégulation’ est devenu le mot d’ordre de la réforme de l’État" [20].
Le rapport intitulé "Business and Human Rights : a Progress Report" (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, janvier 2000) confirme on ne peut plus clairement cette stratégie. Il y est dit : "À l’aube du XXIe siècle, l’un des changements les plus significatifs intervenus dans le débat sur les droits de l’homme est la reconnaissance accrue du lien entre les milieux d’affaires et lesdits droits" ("At the dawn of the 21st century, one of the most significant changes in the human rights debate is the increased recognition of the link between business and human rights").
A contre-courant de cette tendance générale, l’Assemblée générale de l’ONU a récemment rappelé la nécessité de respecter l’autodétermination des peuples et l’égalité souveraine des États [21] ainsi que l’obligation de respecter les règles contenues dans la Charte des Nations unies [22]. De la même manière, l’AG de l’ONU insiste sur l’obligation de respecter le droit des peuples de choisir leurs propres systèmes politiques, économiques sociaux et culturels et de déterminer entièrement tous les aspects de leur existence [23] .
2- Les traités de libre-échange et les traités sur la protection des investissements : éléments de désintégration sociale et continentale.
Il est à remarquer que l’ordre international juridique libéral contemporain est caractérisé par un très haut degré de sécurité des droits des sociétés transnationales auprès des États dans lesquels elles opèrent. Cet ordre, par le biais des accords sur la protection des investissements et les accords de libre-échange, cherche à imposer une règle uniforme : obligation presque absolue de tous les États de protéger avant tout et en toutes circonstances la propriété privée. Ces obligations visent la limitation radicale du droit de nationalisation, la primauté du droit applicable aux contrats d’État sur le droit national et un système de règlement des différends favorable aux sociétés transnationales, les tribunaux nationaux perdant toute compétence pour appliquer les lois nationales.
Trois points clés sont prévus dans tous les accords de libre-échange dont les traités de protection des investissements font partie intégrale.
Tout d’abord, ils consacrent juridiquement la démission des pouvoirs publics à envisager et à appliquer toute politique de développement local, national ou régional de développement endogène et autonome. Cela est vrai dans la mesure, par exemple, où les pouvoirs publics doivent prendre toutes les mesures nécessaires afin de protéger les investissements et les investisseurs. Et l’expression « mesure » englobe, comme le remarque le TPPI entre le Canada et le Venezuela, « toute loi, règlement, procédure ou pratique » [24]. En outre, les traités de libre-échange visent à obstruer les processus d’intégration régionale qui pourraient se constituer en tant que modèles alternatifs au cadre international libéral.
Citons l’exemple de l’atomisation de la Communauté Andine (CAN) où la Colombie, le Pérou et l’Equateur, tout en étant membres, ont négocié isolément face au refus des États-Unis de traiter avec le bloc. Trois traités de libre-échange, au moment où on se trouve dans un processus d’intégration, ne peuvent signifier dans les faits, d’une part, qu’un coup d’arrêt du processus d’intégration andine ; d’autre part, ils rendent extrêmement difficile, dans ce contexte, une intégration réelle en tant que chemin propre de développement suivant le niveau et les besoins de chaque pays.
Deuxièmement, les États renoncent à contrôler la circulation des biens, des capitaux et des services par le biais des privatisations, par l’ouverture forcée du commerce, par la protection de la propriété des investisseurs et celle de l’investissement contre toute atteinte au droit de propriété, etc.
Troisièmement, les États sont privés d’un attribut essentiel : l’exercice des compétences de contrôle et d’application des lois nationales par leurs tribunaux lorsqu’un différend éclate entre l’État hôte et les investisseurs privés.
Dans ce cas, c’est en général un tribunal arbitral (couramment le CIRDI [25], tribunal de la Banque mondiale [26]) qui est chargé d’interpréter et d’appliquer le droit. Un changement de taille introduit par les TLE et les TPPI concerne la clause selon laquelle le non-respect de n’importe quelle obligation contenue dans ces accords, engage la responsabilité internationale de l’État d’accueil pour des dommages directs ou indirects occasionnés aux investisseurs privés étrangers. Tout cela signifie un encadrement juridique international où les droits du capital priment sur les droits démocratiques et humains des peuples.
Tous les traités et accords de libre-échange et tous les traités de protection des investissements contiennent la clause selon laquelle il est interdit :
a. de nationaliser
b. d’exproprier
c. de prendre des mesures analogues qui auraient pour effet d’exproprier ou de nationaliser [27].
Les investissements ne peuvent « ...faire l’objet d’aucune mesure permanente ou temporaire qui limite le droit de propriété... », dispose l’article 5 de l’Accord entre le Maroc et l’Italie relatif à la promotion et à la protection des investissements de 1990. De la même manière, en cas de différend entre l’investisseur ou un national de l’autre partie avec l’État hôte, le CIRDI sera le tribunal compétent pour le résoudre. Le national de l’autre partie ou l’investisseur ont le droit, sans nécessité d’épuiser les recours internes, de porter plainte directement contre l’État hôte pour manquement à ses obligations internationales. Ainsi, ce n’est plus le droit national qui s’applique mais le droit international commercial de nature libérale [28]. C’est donc la mort même de la doctrine Calvo, enterrée par l’institutionnalisation de l’arbitrage international, ce qui, à son tour, provoque la destruction de l’appareil théorico-juridique international, régional et national. L’application des règles consacrant les politiques de libéralisation et de privatisation - en tant que régime juridique à caractère obligatoire - se trouve assurée par un tribunal comme le CIRDI. Pour les États du Nord (États-Unis, Union européenne et ses États membres), en concluant une série d’accords internationaux avec les PVD, l’objectif est clair : il s’agit d’empêcher que l’on revienne en arrière sur ces politiques [29].
3- Les nationalisations : un droit de tous les États et de tous les peuples
Le décret de nationalisation du Pouvoir exécutif bolivien en date du 1er mai 2006 affirme clairement que « le processus dit de capitalisation et de privatisation de Yacimientos Petrolíferos Fiscales Bolivianos - YPFB a non seulement porté des préjudices économiques à l’État mais constiue un acte de trahison à la Patrie pour le fait d’avoir mis le contrôle et la direction d’un secteur stratégique dans les mains étrangères au détriment de la souveraineté et la dignité nationales ». La décision rappelle que, suivant la constitution du pays, « toutes les entreprises établies dans le pays sont soumises à la souveraineté, aux lois et à l’autorité de la République », principe et règle que contredisent directement tous les traités de libre-échange et de protection des investissements et qui, dans les faits, peut équivaloir à leur dénonciation.
Mais l’argument le plus fort est que cette décision est entièrement basée sur la décision souveraine du peuple bolivien qui, par le referendum du 18 juillet 2004, a décidé que les pouvoirs publics récupèrent la propriété de tous les hydrocarbures situés sur le territoire bolivien. Compétences des pouvoirs publics, droit sur les ressources naturelles, droit de contrôler les activités des sociétés transnationales, autodétermination des peuples, droit à choisir son propre modèle de développement économique et social sont les points cruciaux que soulève la décision du gouvernement bolivien.
La souveraineté sur les ressources naturelles s’est exprimée juridiquement, pour l’essentiel, dans une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies. Dès 1952, la résolution 626 (VII) établit pour la première fois un lien explicite entre la souveraineté et le “droit des peuples d’utiliser et d’exploiter librement leurs richesses et leurs ressources naturelles” [30]. Le droit à la nationalisation fait partie du droit international en tant que corollaire de la souveraineté, dont découle également le droit des États et des peuples sur leurs ressources naturelles. A son tour, le droit des peuples sur leurs ressources naturelles est étroitement lié au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [31].
La résolution 1803 (XVII) du 14 décembre 1962 relative a la souveraineté permanente sur les ressources naturelles a réaffirmé le droit de chaque État de nationaliser, d’exproprier ou de confisquer, et reconnu ce droit comme primant sur les simples intérêts particuliers ou privés [32]. Dès lors, la perspective de la résolution 1803, la protection de l’investissement n’est plus seulement une norme de droit international qui s’impose à l’État comme une obligation objective dont la violation entraînerait sa responsabilité internationale face aux sociétés transnationales et aux investisseurs. La résolution affirme clairement que la protection de la propriété privée et des investissements n’est pas une fin en soi comme le prétendent les pays du Nord : c’est la souveraineté et, par conséquent, les pouvoirs publics qui doivent les réguler dans le but du développement économique et social.
La Charte des droits et des devoirs économiques des États confirme ce droit en y ajoutant celui de transférer la propriété des biens étrangers [33]. La Charte le renforce en énonçant que les indemnisations seront réglées conformément à la législation interne de chaque État et par ses tribunaux [34]. De même, les pays latino-américains défendaient depuis longtemps la “doctrine Calvo” selon laquelle le droit et les tribunaux nationaux sont seuls applicable et compétents pour réguler les relations contractuelles entre l’État et les investisseurs étrangers, à l’abri de toute influence et intervention extérieure. Les articles 50 et 51 du Code andin sur les investissements étrangers (1970) consacraient ces principes qui figuraient déjà dans de nombreuses constitutions nationales en Amérique latine.
Le droit sur les ressources naturelles contient le droit de chaque État de réglementer les activités des transnationales ainsi que de réglementer les investissements et d’exercer sur eux son autorité. Cela implique « ....le droit, exclusif et complet, qu’a l’État d’user de l’ensemble de ses compétences... pour régir le statut des ressources naturelles et celui de leur exploitation.. » [35]. En conséquence, son affirmation n’est que l’explicitation et la confirmation d’une compétence impliquée dans celles que le droit international reconnaît à l’État.
Les pouvoirs publics possèdent en conséquence toutes les compétences nécessaires pour exercer ces droits afin de décider de leurs propres modèles de développement, de leurs stratégies et de leurs politiques nationales, régionales ou internationales.
La souveraineté est le droit reconnu à chaque peuple de décider librement de son destin et de choisir librement, comme il l’entend, son régime politique, économique et social [36] ; droit sur lequel tout le monde s’accorde en principe. Pourtant, en pratique, ces choix se révèlent très difficiles dans la mesure où la liberté des peuples pauvres est limitée par les politiques des pays développés qui cherchent à leur imposer leur système économique et social en les élevant au rang de modèle social unique et incontestable, y compris sur le plan juridique.
Le droit des États sur leurs ressources naturelles étant admis en droit international - en tant qu’une conséquence de la souveraineté -, il faut reconnaître que le droit d’un État de procéder à des nationalisations en est également le corollaire. La souveraineté implique la possibilité réelle de maîtriser l’exploitation, la gestion, l’industrialisation, l’exportation, la distribution, des richesses existantes sur le territoire d’un État. La nationalisation est donc un acte légitime et licite [37] et elle ne peut donc engager la responsabilité internationale de cet État devant les particuliers.
Le droit de propriété privée ne peut être un obstacle lorsque les pouvoirs publics exercent leurs compétences (nationalisations ou expropriations) là où celles-ci
s’imposent comme une stratégie et comme politique de développement national en vue de la satisfaction des besoins des populations [38],
sont destinées à un usage social ou au service public ou visent à garantir les droits humains indivisibles [39].
Cela étant, il relève de l’évidence que l’exercice de ce droit exige et englobe le droit de chaque peuple à déterminer librement son propre système politique, économique et culturel [40], en tant que garantie d’une société internationale pluraliste et démocratique [41].
L’importance des nationalisations en Bolivie, au Venezuela et dans d’autres pays, réside dans le fait qu’elles contribuent de manière substantielle
à l’exercice des droits démocratiques confirmant le droit de choisir son propre système économique, social et politique [42]
au renforcement du rôle social de l’État
et à la démocratisation des relations politiques, économiques et commerciales internationales [43].
Loin de constituer un acte arbitraire ou discriminatoire ou un abus de droit, il va sans dire que l’État qui nationalise est le mieux à même de juger l’application de ce droit. Et c’est aux seuls pouvoirs publics de considérer si les besoins de développement et des politiques et des stratégies exigent la nationalisation ou la récupération des ressources naturelles privatisées. Ce qui vient d’être affirmé a été bien remarqué par l’arbitre international dans l’Affaire Texaco concernant les nationalisations faites par la Libye. L’arbitre indiquait : « Il (l’arbitre) croit dès lors devoir considérer le gouvernement libyen comme ayant agi selon l’appréciation qu’il fait souverainement des intérêts du pays » [44].
Sans aucun doute, l’ensemble des mesures législatives prises dans les pays cités et l’ensemble des règles de droit international heurtent frontalement le droit de propriété privée, considéré par le CIRDI comme étant « un droit fondamental » [45] qui ne peut pas être l’objet de restrictions de la part de l’État, que ce soit par la voie de l’expropriation ou de la nationalisation directe, progressive ou indirecte. Le droit de propriété privée pour le CIRDI est si absolu, prime si ouvertement sur les droits humains, sur la santé collective et individuelle, sur le droit à un environnement sain que même, « les mesures de protection de l’environnement peuvent être considérées comme des mesures d’expropriation...similaires à toute autre mesure d’expropriation par laquelle un État mette en place sa politique... » [46] .
Malgré les TLE et les TPPI et leurs dispositions interdisant les nationalisations ou les expropriations, le droit à la nationalisation existait bien avant : il s’agissait dans le cas de la Bolivie, de l’Uruguay à l’égard de l’eau, du Venezuela et de l’Equateur de s’en servir et de le faire prévaloir en tant que droit.
Ces mesures confirment que lorsqu’un peuple ou un gouvernement en ont la volonté politique, il est possible d’appliquer le droit international et de le faire prévaloir. Et que contrairement à la doctrine occidentale dominante, les modalités de l’indemnisation ne peuvent pas primer en tant qu’obligation objective imposée par le droit international. Au contraire, elles relèvent avant tout des lois nationales. Et plus important encore, si différend il y a, c’est au juge national que revient le droit de trancher et seulement en dernière instance, à un tribunal international arbitral.
Par l’application du droit de nationaliser, d’exproprier ou de transférer la propriété privée, les États - et particulièrement l’État bolivien- visent à consolider leur indépendance sur le plan économique, politique et idéologique, dans le cadre d’un droit international pluraliste et de relations économiques et politiques démocratisées.
En résumé, le problème de fond se pose par rapport aux choix idéologiques, politiques et économiques qui sont adoptés en vertu de cette souveraineté. Ces choix se trouvent confrontés à ceux qui sont prônés par les néolibéraux d’où l’opposition de deux conceptions antagoniques. D’une part, celle des pays du Nord qui cherchent la soumission à leurs politiques commerciales libérales par la perte de la souveraineté des peuples et celle des pays en voie de développement. D’autre part, celle des pays dits en voie de développement qui, comme dans les cas de la Bolivie de l’Equateur et du Venezuela, sont légitimement très attachés à l’exercice du droit à l’autodétermination et du droit sur les ressources naturelles.
Les mesures de nationalisations prises dernièrement par les gouvernements bolivien, équatorien et vénézuélien ne font que re-actualiser le droit international en vigueur. Ces mesures réaffirment qu’un peuple a le droit de contrôler l’exploitation, la gestion, la distribution et le commerce de ses ressources naturelles. Elles rappellent notamment aux sociétés transnationales et aux pays du Nord que les pouvoirs publics démocratiquement élus ont encore la faculté d’exercer pleinement ce droit et que le droit international est toujours en vigueur.
Notes:
[1] Salmon J., « Le droit international à l’épreuve au tournant du XXIè siècle” in Cursos Euromeditarraneos Bancaja de Derecho international, vol. VI, 2002, p. 212.
[2] Chaumont Ch., « Cours général de droit international public », RCADI, 1970, vol. II, 340-343.
[3] AG-ONU, Résol. 60/152. La mondialisation et ses effets sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, 21 février 2006.
[4] AG, A/RES/56/165 La mondialisation et ses effets sur le plein exercice de tous les droits de l’homme 26 février 2002 ; AG, A/RES/58/193 AG, Résolution 58/193, La mondialisation et ses effets sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, 23 mars 2004.
[5] L’État dans un monde en mutation, Banque Mondiale, Washington, 1997, p. 6.
[6] Carreau Dominique, Droit international Economique, Paris, 2004, p. 379-380.
[7] L’État dans un monde en mutation, Op. cit., . p. 9.
[8] Ibid. p. 5.
[9] Mbaye K., « Commentaires de l’article 2.1 de la Charte des Nations Unies », in Pellet A. et al., La Charte des Nations Unies, Paris, 1991, p. 94.
[10] Ibid., p. 9
[11] ONU-CDH, Effets des politiques d’ajustement structurel sur la jouissance effective des droits de l’homme, Rapport de l’Expert indépendant Fantu Cheru, E/CN.4/1999/50 § 3.
[12] FMI, Perspectives de l’économie mondiale, Washington, avril 2006, p. 89.
[13] Salmon J., Op. Cit., p. 300.
[14] Selon le rapport sur la mondialisation présenté à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, les violations prennent des formes diverses allant des exécutions extrajudiciaires, disparitions involontaires, torture et autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, détention arbitraire au refus du droit à un procès équitable. « ....Les États abusent de la force pour faire face à l’opposition qui se manifeste contre la mondialisation ou à l’application des règles du libre-échange au niveau local, ou pour tenter de renforcer la protection des régimes d’investissement. C’est ainsi que la privatisation de services essentiels comme l’approvisionnement en eau potable ou la cession de terres ou d’autres ressources naturelles à de grosses sociétés a suscité des manifestations de résistance et d’opposition de la part de divers acteurs de la société civile. La réaction de certains États entrave l’expression de ces droits démocratiques. La suppression systémique de ces droits pourrait être utilisée comme stratégie par l’État pour imposer des mesures économiques impopulaires, stratégie qui pourrait avoir la faveur d’entreprises cherchant à avoir accès aux ressources naturelles et autres de pays en développement..... ». ONU-CDH, DROITS ÉCONOMIQUES, SOCIAUX ET CULTURELS, La mondialisation et ses effets sur la pleine jouissance des droits de l’homme. Rapport final présenté par J. Oloka-Onyango et Deepika Udagama, conformément à la décision 2000/105 de la Sous-Commission, 25 juin 2003, § 17.
[15] Cf. Benchikh M, Charvin R., Demichel F., Introduction critique au Droit international public, Collection Critique du droit, Presse Universitaires de Lyon, 1986, p. 12.
[16] ONU-CDH, Effets des politiques d’ajustement structurel sur la jouissance effective des droits de l’homme, Rapport de l’Expert indépendant Fantu Cheru, E/CN.4/1999/50, par. 31.
[17] ONU-CDH, Effets des politiques d’ajustement structurel sur la jouissance effective des droits de l’homme, Rapport de l’Expert indépendant Fantu Cheru, E/CN.4/1999/50,, A. L’ajustement structurel et la contre-révolution néolibérale, 28 - 30 28 - 30.
[18] A/52/428.
[19] ONU-CDH, Ecrit présenté par le CETIM et l’Association américaine des juristes, E/CN.4/Sub.2/2000/NGO/16, 1er août 2000, § III.
[20] § 50 du Rapport du Secrétaire général de l’ONU.
[21] AG-ONU, Résolut. 60/145. Réalisation universelle du droit des peuples à l’autodétermination, 14 février 2006
[22] Résolut. 54/36. Appui du système des Nations Unies aux efforts déployés par les gouvernements pour promouvoir et consolider les démocraties nouvelles ou rétablies.
[23] 56/151. Promotion d’un ordre international démocratique et équitable
[24] Artículo I, Definiciones.
[25] Centre International de Règlement des différends relatifs aux investissements.
[26] La sentence arbitrale du CIRDI équivaut à la décision d’un tribunal national et pourtant, elle est d’application obligatoire et directe. Aucun recours en appel ou en révision n’est possible, le recours en annulation ne portant que sur certains aspects contenus dans la sentence arbitrale et non sur la sentence en elle-même ou sur le fond de la décision.
[27] Seulement à titre d’exemple, l’article III du Traité de protection des investissement entre les États-Unis et la Bolivie prévoit qu’aucune des parties « n’expropriera ni nationalisera directement un investissement... et n’adoptera ni appliquera des mesures équivalentes à l’expropriation ou à la nationalisation ». Voir également l’article III du TPPI entre USA et l’Equateur, art ; IV Traité de protection des investissements entre USA-Argentine, art. 5 de l’accord sur les investissements entre la République Bolivarienne du Venezuela et la France, art. 1110 du TLE Nord-amé ricain ou ALENA.
[28] Voir article 30 du traité sur les investissements entre les USA et l’Uruguay de 2005.
[29] ONU-Commission des Droits Humains, Communication écrite présentée conjointement par le Centre Europe-Tiers Monde et l’Association Américaine de Juristes, 26 juillet - 13 août 2004 E/CN.4/Sub.2/2004/NGO/10
[30] Voir égal. A/RES/3281 ( XXI), 2158 ( XXI) et 1314 ( XIII).
[31] Cahier Ph., Cours général de Droit international public, RCADI, 1985, p. 50.
[32] No. 4. Voir également la Résolution 1314 ( XIII) du 12 décembre 1958.
[33] Résolution 3281, 12. 12. 1974, art. 2. c)
[34] Ibid.
[35] Combacau, J., La crise de l’énergie au regard du droit international, 1976, p. 21.
[36] Art. 1 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966.
[37] IV Rapport sur la Responsabilité internationale de l’État, F. Garcia Amador, A/CN.4, ACDI, vol. II, 1960, § 45.
[38] AG-ONU, Résolut. 60/157, Le droit au développement, 23 février 2006.
[39] ACDI, vol. II, Op. cit., § 46.
[40] Résolution 2625 (XXV), Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicals et la coopération entre les États, 1970.
[41] AG-ONU, Résolu. A/RES/59/183, Promotion d’un ordre international démocratique et équitable, 18 mars 2005.
[42] Résolut. 60/164, Respect des principes de la souveraineté nationale et de la diversité des systèmes démocratiques en ce qui concerne les processus électoraux en tant qu’élément important de la promotion et de la protection des droits de l’homme 2 mars 2006. Egal. Résolut. 58/189, 22 mars 2004.
[43] Selon l’Assemblée générale de l’ONU, un ordre international démocratique et équitable exige parmi d’autres, a) Le droit de tous les peuples à l’autodétermination, en vertu duquel ils peuvent déterminer librement leur statut politique et poursuivre librement leur développement économique, social et culturel ; b) Le droit des peuples et des nations à la souveraineté permanente sur leurs richesses et ressources naturelles ; c) Le droit de chaque être humain et de tous les peuples au développement ; d) Le droit de tous les peuples à la paix ; e) Le droit à un ordre économique international fondé sur une égale participation au processus décisionnel, l’interdépendance, l’intérêt mutuel, la solidarité et la coopération entre tous les États Résolut. 57/213, 25 février 2003.
[44] Journal de Droit international, Clunet, 1977, p. 332.
[45] Affaire Marvin Feldman c. Mexique, 99/1, § 110 et 119. Egalement Pope e Talbot c. Canada, 2000, § 87-88
[46] Centro Internacional de Arreglo de Diferencias Relativas a Inversiones, Técnicas Medioambientales TECMED vs Estados Unidos Mexicanos, Caso No. ARB (AF)/00/2, Laudo, 29 de mayo de 2003, 121 Ver también, International Centre for Settlement of Investment Disputes, Arbitration between COMPAÑÍA DEL DESARROLLO DE SANTA ELENA, S.A. And THE REPUBLIC OF COSTA RICA Case No. ARB/96/1, February 17, 2000, § 71 y 72.
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