De crise en crise

17/02/2012
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Depuis quelques années, le pouvoir politique en Haïti ne semble vivre que de scandales, les uns plus burlesques que les autres. L’avant- dernier concernait le député Bélizaire qui a été arrêté illégalement à l’aéroport Toussaint Louverture de Port-au-Prince en revenant d’une mission pour la Chambre basse en novembre 2011. Alors que ce problème n’est pas encore résolu puisqu’il est soumis à une enquête sous la direction d’une commission composée des membres de cette branche législative, un nouveau boum, entre autres, marque la conjoncture. Cette dernière est actuellement dominée par la dénonciation faite par le sénateur Moïse Jean-Charles de la triple nationalité- haïtienne, américaine et italienne- du président de la République, M. Joseph Michel Martelly. Cette situation concerne aussi quelques ministres, sénateurs et députés d’après certaines clameurs, mais pour des motifs tactiques ou stratégiques, est restée cachée jusqu’à présent sous le boisseau. Effectivement, la Constitution en vigueur ne reconnaît dans aucun cas la double nationalité en son article 15 et interdit à quiconque qui a renoncé à sa nationalité haïtienne d’occuper certains postes bien indiqués dont celui de Président de la République.
 
Le refus du Président de publier le nouvel amendement de la Constitution a créé une nouvelle tension et surchauffé l’atmosphère déjà tendue. Cependant, les crises ne se contentent pas de s’ajouter les unes aux autres, mais elles forment un ensemble que l’on doit étudier dans sa totalité parce qu’elles regroupent un nombre d’actrices et d’acteurs qui s’attirent et se repoussent pour la continuité du même projet néolibéral. C’est ce qui explique que ces actrices et acteurs s’entrecroisent à chaque nouveau développement de la situation et qui rend difficile la possibilité de cerner leur position sur l’actuel échiquier politique. Par exemple, un courant animé par un large secteur du Sénat et de la Chambre des députés et soutenu par d’autres secteurs politiques et socio- professionnels s’en prend au président de la République qui a décidé de ne plus publier l’amendement de la Constitution avec toutes les erreurs voulues et/ou non voulues qui entachent la procédure même de l’acte. Un autre courant toujours de la droite dure et de la social- démocratie, sans appuyer sa politique générale, soutient la décision du Chef de l’État. La déclaration opposée du chef du gouvernement M. Garry Conille en faveur de la publication du document renforce cette position et témoigne bien du caractère embarrassant de la conjoncture, même s’il se réfère à la Constitution de 1987 pour imputer la responsabilité finale au président de la République. Cette différence de point de vue sur un dossier aussi stratégique pour le maintien et la consolidation de leur pouvoir, alimente le malaise entre eux, en dépit de leur vision idéologique commune. Balloté entre ces deux forces contraires, le chef de l’État a tranché et n’a pas caché l’objectif de son retrait malgré sa promesse faite au club de Madrid au début de cette année. Il ne s’apprête pas, dit-il en substance, à fournir aux gens qui veulent le destituer l’arme légale pour le faire. Tout en dévoilant ainsi sa propre faiblesse, une fois encore, l’intérêt personnel, malgré la délicatesse de l’enjeu, prévaut sur celui de la nation.
 
Pourquoi est-ce aujourd’hui que la rumeur sur la double nationalité de M. Martelly refait-elle surface et offusque-t-elle plus d’un alors qu’elle circulait très fortement déjà depuis sa campagne électorale ? La classe politique traditionnelle ne se souciait guère de la double interprétation de la Charte fondamentale quand le Conseil Électoral Provisoire (le CEP) a ignoré complètement le cas du postulant Martelly alors qu’il a écarté la candidature de M. Wyclef Jean de la course à la présidence, un autre artiste d’obédience internationale, à cause de sa résidence américaine.
 
La raison apparente se voudrait un règlement de compte entre le président et le sénateur. Cependant, elle est plus profonde qu’une simple mésentente entre les deux élus même s’ils sont placés sur des paliers différents dans la hiérarchie administrative et politique du pays.
 
Quels seraient les soubassements de cette affaire alors que le nouveau président s’est bien installé dans la politique néolibérale édictée par la communauté internationale qui décide des affaires nationales en dernière instance avec l’appui généralement des classes dirigeantes et des classes dominantes ? De multiples griefs entrelacés seraient-ils à l’origine du rejet partiel ou total de l’élu d’avril 2011 ?
 
En effet, la classe politique traditionnelle n’a jamais accepté M. Martelly comme son représentant officiel au Palais national. Le président, aux yeux des professionnels de la politique, est tombé comme un cheveu sur la soupe. Pour eux, c’est le hasard, à la suite d’une impulsion calculatrice, qui l’a hissé à la plus haute magistrature de l’État. C’est quelqu’un qui ne s’était jamais publiquement occupé de la politique militante. On dirait un néophyte qui, d’un coup d’essai, a fait un coup de maître. Chaque prise de parole ou prise de position du président - qui ne rentre dans le canon institué par la démocratie bourgeoise alors qu’il s’y baigne à plein le corps - lui vaut avec un ton réprobateur le reproche de son manque d’expérience dans son nouveau métier. Ainsi, voudrait-on faire de la politique un club d’initiés, difficile à pénétrer. Cependant cette classe politique, malgré tous ses atouts, ne pourrait réussir toute seule dans ses manœuvres sans les bras des classes dominantes adossées à la communauté internationale, ou disons mieux aux pouvoirs politique et économique américains.
 
Le secteur privé des grandes affaires de son côté critique aussi le président pour avoir concédé la construction du pays à la bonne volonté de l’ex-président Clinton, mais tout en restant attaché à la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH). Cette mainmise sur la souveraineté du pays ne le dérange guère, mais participe de préférence de son idéologie antinationale. Il s’en est montré insatisfait tout simplement parce qu’il ne bénéficie que très chichement des retombées des milliards promis très peu déboursés par l’internationale. Le gros du montant transite par Haïti pour regagner les coffres américains. Il n’a pas apprécié la misérable place de simple assistant qui lui était accordée lors du colloque de novembre dernier qui avait réuni plusieurs centaines de gens d’affaires du monde international. Le dîner forum du 20 janvier dernier de la Chambre Américaine d’Haïti (la AMCHAM) à l’hôtel Karibe rehaussé par la présence du président Martelly confirme l’offensive de ce secteur à la recherche d’une position plus confortable dans le projet de la reconstruction toujours en souffrance plus de deux ans après le séisme. Le Nouvelliste du lundi 16 au lundi 23 janvier relatant ce rassemblement de hauts dignitaires à Port-au-Prince, a intitulé son article « le secteur privé ne veut plus de miettes. »
 
La réclamation du sénateur lui est venue comme un levier de pression pour exiger une plus grande implication dans la manne de la reconstruction sans pour autant souhaiter un changement brusque du pouvoir avec tous les risques qu’une telle exigence entraînerait. Cela fait une différence énorme entre les intentions latentes ou dévoilées des politiciens de terrain et celles de la classe d’affaires.
 
Le sénateur Moïse fait aussi le jeu des puissances internationales qui avaient appuyé les magouilles grossières du Conseil Électoral Provisoire en faveur du candidat Martelly pour se défaire de l’ancien président René Préval. Celui-ci, à leurs yeux, a épuisé sa partition néolibérale et ne mérite plus d’être reconduit sous une forme ou sous une autre. Maintenant, presque sans sursis, elles veulent retourner à leur nouveau poulain le revers de la médaille. La bourgeoisie locale et impériale ne lui pardonne pas ses louanges aux gouvernements du Venezuela et de Cuba même si elles sont faites dans une logique de semi- liberté et de pression pour secouer la lenteur des donateurs. Le sénateur fait aussi le jeu des démocrates et des républicains dans leur marche vers la Maison Blanche prévue pour le mois de novembre 2012 prochain en cherchant à capter ou disons mieux à manipuler les voix de la communauté américano-haïtienne qui s’implique de plus en plus dans la politique de son pays d’adoption. En général, Haïti, par sa position géostratégique, a toujours retenu les préoccupations de ces deux plus grandes tendances sœurs des États-Unis.
 
La complexité de la problématique de la nationalité
 
Tout d’abord pour une meilleure compréhension du nœud du débat principal qui porte sur la nationalité du président, il s’avère nécessaire d’interroger le nationalisme. Celui-ci est avant tout une manifestation idéologique bourgeoise qui, dans sa complexité dialectique, se nourrit des germes de son contraire. Marx et Engels nous l’ont ainsi expliqué dans Le Manifeste Communiste. Ils ont écrit que « les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ôter ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit d’abord conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national ; mais ce n’est pas dans le sens bourgeois du mot ».
 
Cette précision de principe nous permet d’aborder la problématique de la nationalité sous ses deux natures différentes. En quoi un papier peut-il faire de quelqu’un un citoyen qui répond aux vraies revendications de son peuple. François Duvalier usait d’un nationalisme intéressé pour contrer la méfiance des différents présidents américains qui ont secoué son règne, car il se savait bien protégé par son bouclier d’anticommunisme primaire et sa soumission à l’impérialisme. Il caressait le rêve de transformer Haïti en un Taiwan de la Caraïbe en cédant le pays au capitalisme international pendant qu’il clamait qu’aucun étranger ne devait s’immiscer dans les affaires du pays. Jean-Claude en marchant sur les traces de son père a ouvert le marché au néolibéralisme sur la même bannière de son nationalisme à outrance. Pourtant Le Che, né en Argentine de parents argentins, a lutté, parmi tant d’autres peuples, auprès des militants cubains férus d’un nationalisme révolutionnaire pour soustraire leur terre à l’oppression de ses classes dominantes acoquinées à l’impérialisme américain. Des patriotes haïtiens ont accompagné jusqu’à l’ultime sacrifice le colonel Caamaño dans sa guérilla contre l’occupation américaine de 1973. Les révolutionnaires de la Commune de Paris en 1870 avaient déjà bien saisi l’essence du nationalisme quand écrit Karl Marx « le même jour (le 30 mars 1870) les étrangers élus à la Commune furent confirmés dans leur fonction, car ‘le drapeau de la Commune est celui de la république universelle’ ». Il est clairement indiqué que dans une lutte libératrice, c’est plutôt le respect des revendications populaires qui occupe la place principale de la contradiction devant la nationalité, sœur siamoise de la notion anti- scientifique de la race. Cependant, comme nous vivons sous le joug d’un régime anti- populaire, de quelle façon devons-nous appréhender ce bras de fer entre les membres du même système ?
 
Le conflit qui ébranle le pouvoir du président Martelly se déroule dans une optique conservatrice dans le cadre d’une Constitution sur laquelle lui et les différentes autorités en fonction ont prêté serment. Par devoir éthique professionnel et par souci de ne pas mentir à ses propres compatriotes, les coupables - accusés ou accusateurs - méritent la peine requise par les lois du pays. Une certaine nervosité a saisi la nation et a délégué une lourde charge au Sénat en premier lieu et au Corps législatif en général quelles que soient les découvertes de la commission composée par les quelque neuf membres du Grand Corps. Celui-ci est totalement concerné en dépit de toutes les divergences qui le divisent et en dépit de certaines manœuvres qui veulent faire du sénateur du Nord le seul responsable de ses déclarations. La république attend une réponse qui peut être grosse d’une turbulence majeure. Les spéculations en ce sens vont bon train. La conséquence ne saurait être que négative pour les masses populaires en particulier et le pays en général qui sont condamnés avec un tel système politique à vivre de promesses fallacieuses et de crises. C’est pourquoi il est nécessaire de construire Kan Pèp la.
 
Source: AlterPresse
 
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