Les 20 ans de mediCuba-Suisse

« Une coopération solidaire basée sur l’échange »

28/09/2012
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« Si notre solidarité s’est traduite par des appuis matériels, le plus important est l’esprit d’échange et tout ce que nous avons appris de nos collègues cubains. » Le bilan des vingt ans de mediCuba, une des principales organisations de coopération solidaire de Suisse et d’Europe (mediCuba existe aussi sur le plan continental) est clair : il ne s’agit pas de « donner » mais de « partager », explique le Dr Martin Herrmann, co-président de mediCuba-Suisse. Possédant une longue expérience de présence solidaire dans de nombreux pays du Sud – Nicaragua, Salvador, Kenya, Soudan, Érythrée, etc. -, Herrmann a été très tôt membre de cette organisation, sans cesser pour autant de collaborer activement avec d’autres acteurs de la coopération suisse dans le domaine médical, comme la Centrale Sanitaire. Spécialiste en chirurgie générale et traumatologie, ancien responsable du service de chirurgie de l’Hôpital de Moutier, Hermann a décidé mettre ses trente ans d’expérience professionnelle au service d’initiatives et de projets solidaires.
 
Q: mediCuba a maintenant deux décennies d’existence. Quelle a été la réflexion qui a abouti à la fondation de mediCuba, à un moment historique où certains  idéologues prédisaient la « fin de l’histoire » et où la solidarité internationale (Nord-Sud-Nord) vivait une crise profonde ?
 
R: La disparition du bloc économique COMECON qui unissait alors les pays de l'Est a mis fin aux relations d’échanges économiques favorables dont jouissait Cuba. Qui restait d’autre part victime du maintien et même du renforcement du blocus états-unien. Ces facteurs ont accentué la crise interne à l’île caribéenne et ont eu une influence directe sur le système de santé, malgré la priorité que lui a toujours accordée le gouvernement. C’est à ce moment-là qu’un groupe de médecins suisses ayant une vision internationaliste et au bénéfice d’expériences personnelles de collaboration et d’amitié avec des médecins cubains ont proposé leur aide. Nous étions convaincus que l’accès à la santé doit être universel, c’est un droit de l’être humain, partout sur notre planète.
 
Au début, il s’agissait essentiellement d’une aide d’urgence. Nous financions des équipements et des pièces de rechange. Au fil du temps et dans la mesure où se produisait une relative récupération économique, nous avons consacré notre aide à des projets à moyen et long termes, permettant notamment de réaliser des économies et des améliorations. Un exemple : depuis quinze ans nous finançons – avec tout un réseau d’organisations européennes – des matières premières pour la fabrication de médicaments à l’usage des hôpitaux. Un apport d’environ 10 millions de francs suisses a permis à Cuba de produire des médicaments pour 40 millions de francs et de maintenir les capacités productives de l’industrie pharmaceutique locale.
 
La solidarité: donner et recevoir
 
Q: Quand on parle de Cuba, outre le blocus économique, les pressions états-uniennes, etc., on mentionne d’importantes réussites dans les domaines de la santé et de l’éducation. Si on corrobore l’hypothèse de grands succès au plan de la santé, comment se justifie la nécessité d’une solidarité internationale dans ce domaine, paradoxalement, un des secteurs priorisés par les autorités?
 
R: Une partie des réussites se doivent à des initiatives qui requièrent peu de moyens financiers: essentiellement l’amélioration de l’hygiène, qui repose sur l’éducation populaire. Toutefois, lorsqu’on améliore l’état de santé surgissent de nouveaux défis médicaux. Par exemple, les maladies chroniques qui ont impact significatif pour la population adulte. Les États-Unis continuent de monopoliser le secteur médical à l’échelle mondiale, que ce soit pour la littérature, la production de matériel médical ou de médicaments – directement ou au moyen de brevets. Le blocus s’applique aussi à la santé, de sorte que Cuba ne peut accéder directement à de nombreux produits, de même qu'au savoir et à la formation. Notre solidarité, conçue comme un échange, ne cherche pas seulement à suppléer aux limitations locales, mais veut aussi contribuer à promouvoir l’indépendance cubaine. Actuellement, la grande majorité de nos projets visent à l’introduction de procédés et de techniques qui permettront à nos partenaires d’avoir un développement autonome. Et cela servira aussi à renforcer la coopération médicale cubaine avec d’autres pays du Sud. Dans cette optique, mediCuba a contribué à l’installation d’une usine pour la production de médicaments pour combattre le cancer. Nous mettons à profit nos compétences et nos réseaux professionnels pour échanger avec nos collègues cubains et favoriser un développement parallèle au nôtre. L’État peut ainsi économiser des dépenses.
 
Q: Dans une relation de coopération solidaire tout n’est pas toujours facile. D’après votre bilan de ces deux décennies, quelles ont été les difficultés, les incompréhensions, les tensions les plus fortes entre mediCuba et les participants cubains ?
 
R: J’ai déjà évoqué le concept d’ « échange ». Dans le cas de Cuba, c’est bien ça, un échange. Nous avons connu les médecins cubains dans le cadre de missions internationalistes d’aide à d’autres pays. Je dirais que dans le cas de mediCuba il ne s’agit pas d’une solidarité unidirectionnelle, mais plutôt d’une relation où les deux parties sont protagonistes, elles pratiquent et vivent la solidarité ensemble. C’est vrai qu'il y a des difficultés. Parfois les collègues cubains ne savent pas ou n’osent pas présenter leurs problèmes d’une manière compréhensible pour nous. Et ils ne parviennent pas toujours à convaincre les instances administratives locales qui doivent approuver et accompagner les projets. Nous ne pouvons pas et ne voulons pas favoriser un centre plutôt qu’un autre ou une personne individuellement. Le ministère de la Santé doit assurer le bon usage de la coopération, mais les responsables ne partagent pas toujours les concepts ou les priorités que nous suggérons ou apportons. Une autre difficulté vient des changements administratifs qui se produisent au cours de l’exécution d’un projet. Certains projets ont commencé sous la responsabilité d’une institution et sont soudain passés à une autre, avec parfois des incompréhensions mutuelles et des perceptions erronées de part et d’autre. Dernièrement, nous avons vécu des retards et des réorientations dues à la réorganisation des ministères et de l’économie. Ces changements nous paraissent importants à long terme, mais dans l’immédiat ils peuvent entraver notre travail de solidarité.
 
Q: Et le solde le plus positif de cette solidarité active ?
 
R: Pour ces vingt ans, la valeur nette de notre apport au système de santé cubain s’est monté à plus de 5 millions de francs suisses, mais le plus important c’est que nous avons construit une collaboration, des liens de confiance mutuelle et d’amitié à différents niveaux qui nous permettent d’avancer ensemble. Si par exemple COSUDE, la coopération officielle suisse, a ouvert il y a quelques années un bureau local à La Havane, c’est aussi en partie grâce à des contacts et des relations de confiance établis par des organisations comme mediCuba. Grâce aux financements accordés, les responsables ont pu mesurer la compétence et le sérieux des partenaires cubain. Enfin, si nous analysons les résultats qu’un système de santé sans interférences d’intérêts privés peut obtenir, comme c’est le cas à Cuba, nous pouvons en tirer des enseignements, des concepts, des apports très riches pour le débat sur le droit à la santé pour tous, aussi en Suisse et en Europe. 
 
La santé comme concept universel
 
R: Les médias européens en général sont très critiques envers Cuba et le processus en marche. Dans quelle mesure mediCuba a-t-elle pu donner ici , durant ces années, sa propre image de Cuba ? Quelle est cette image ?
 
R: La bataille de l’information est effectivement l’une des plus essentielles dans un monde globalisé, soumis à la voracité de ce système hégémonique. En informant pas à pas, avec des exemples concrets, réels, sans se soumettre à des visions idéologiques préconçues, nous avons réussi, du moins partiellement, à contrecarrer l’image distordue que donnent les grands médias sur un pays qui n’en a jamais attaqué un autre. Malgré le harcèlement, depuis des dizaines d’années, de la part des États-Unis et de leurs alliés, et malgré ses propres erreurs, spécialement dans le domaine économique, Cuba a défendu un concept de droits humains qui priorise l’accès égalitaire à la santé et à l’éducation. Un concept qui va bien au-delà des frontières nationales. Par dizaines de milliers, des médecins et du personnel paramédical cubains travaillent jusque dans les coins les plus reculés du monde, solidairement, avec les populations locales les plus défavorisées. Une vision de la coopération entre pays du Sud qui est remarquable et emblématique dans un monde de plus en plus divisé par des frontières artificielles.
 
Q: Une réflexion concernant l’avenir? Poursuivre cette solidarité ? Comment ? En particulier à un moment où Cuba a entrepris des transformations d’une certaine profondeur...
 
R: Nous aimerions parvenir à une collaboration encore plus étroite et qui peu à peu s’éloignerait encore davantage du concept d’ « aide ». Une piste nous est offerte par la recherche scientifique : Sous divers aspects, les conditions sont meilleures à Cuba que chez nous. Sous d’autres – notamment financiers et de méthodologie – nous avons des avantages ici. Nous souhaiterions promouvoir les recherches multilatérales. Autrement dit, « renverser » la globalisation en faveur de la population, là-bas et ici.
 
Q : En tant que profond connaisseur de la réalité cubaine, vers quoi croyez-vous que se dirige le processus cubain ?
 
R: Il est difficile de faire des pronostics, spécialement en ce moment de grande crise mondiale. J’ai l’impression que l’époque de la domination unilatérale des États-Unis touche à sa fin, en tout cas en Amérique latine elle s’est affaiblie. Un monde multipolaire laissera davantage d’espace pour des expériences autonomes. Il est certain que le gouvernement cubain cherche son modèle économique, en apprenant d’autres expériences. Cuba continue de jouer un rôle essentiel dans l’intégration latino-américaine et celle-ci, certainement, conditionnera le développement de l’île, et en même temps le renforcera.(Tradution Noemi Favre)
 
*Sergio Ferrari, en collaboration avec E-CHANGER et SWISSINFO
https://www.alainet.org/fr/active/58306
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