La Seine ou l’Orénoque
07/04/2013
- Opinión
Selon l’institut de sondage GISXXI, 78 % des vénézuéliens considèrent ce scrutin présidentiel comme plus crucial que l’antérieur. Dans la rue, on perçoit la crispation de ceux qui croyaient que la révolution prendrait fin avec la mort de Chavez et qui n’ont jamais cessé de rêver à revenir par la violence au Venezuela d’avant l’irruption de millions d’exclus; chez les ex-invisibilisés par contre, on note un humour typique de ceux qui jouissent pour la première fois de droits humains concrets, et l’attachement patient au verdict des urnes. 17 scrutins, 14 ans de patience. « Excès de démocratie » a dit l’ex-président Lula. « Le meilleur système électoral au monde » renchérit l’ex-président Jimmy Carter qui compare les 92 élections observées par sa fondation.
Des instituts de sondage comme Hinterlaces ou International Consulting Services donnent une dizaine de points d’avance au candidat bolivarien Nicolas Maduro sur son adversaire néo-libéral Henrique Capriles Radonski. Une avance comparable à celle de Chavez en octobre 2012 ou à celle de Rafael Correa réélu en Équateur en février 2013 avec 57 % des voix . L’institut de sondage GISXXI a creusé l’opinion des électeurs :
Par ailleurs les sondages montrent un fort rejet (60 %) de Capriles Radonski. Ses conseillers en marketing ont compris que la majorité des vénézuéliens ne s’identifie plus au néo-libéralisme et qu’il convenait d’occulter le programme réel. Pour ratisser large, Radonski plagie donc les thèmes, slogans (« le Venezuela est à tous ») ou les logos (Bolívar à cheval) de la révolution, et a enfilé une chemise rouge. Alors qu’en avril 2002, lors du coup d’État contre Chavez, il assiégeait avec d’autres militants d’extrême-droite l’ambassade de Cuba, il remercie aujourd’hui «les médecins cubains». Il s’est même présenté comme le « Lula vénézuélien » jusqu’à ce le vrai Lula affirme haut et fort son appui total au candidat bolivarien Maduro. Bref, il n’est pas sûr que le mimétisme publicitaire de Radonski fasse illusion, le sens critique des vénézuéliens ayant quelque peu grandi ces dernières années.
tee-shirts du candidat Capriles Radonski
Des groupements politiques comme OPINA et des députés de droite comme Ricardo Sanchez ont fait défection ces derniers jours, accusant Radonski d’ourdir des plans de déstabilisation face à la défaite annoncée. Une réunion d’un cadre de l’opposition à l’ambassade des États-Unis est avérée par un enregistrement. Il y est question de sabotage électrique. Nicolas Maduro a évoqué la présence au Venezuela de mercenaires financés par la droite salvadorienne pour collaborer à ces plans, voire pour l’assassiner : «Ils ne me feront pas renoncer à la campagne dans la rue, avec mon peuple. Le peuple sait ce qu’il doit faire en cas de magnicide».
Ce samedi dans l’Etat d’Amazonas (territoire indigène gouverné par l’opposition), berceau de l’immense fleuve Orénoque, Nicolas Maduro a tenu un meeting et annoncé aux habitants de Puerto Ayacucho la création de la Corporation spéciale pour le Développement Intégral d’Amazonas, pour répondre plus vite aux besoins de la population, qui commencera aujourd’hui son travail avec un capital initial de 100 millions de bolivars ; la mise en chantier de l’Hôpital Central de l’État d’Amazonas et d’un Complexe sportif et culturel à Puerto Ayacucho. L’asphaltage général des rues et l’envoi par le Ministère du Transport Terrestre d’une flotte de 100 métrobus pour activer une route spéciale de transport.
Maduro a fait remettre 74 % des titres de propriété des terres aux peuples indigènes qui les avaient demandés suivant la constitution bolivarienne, et a demandé au vice-président Arreaza de remettre rapidement les 100 %. Maduro a rappelé qu’en 1999 la droite a voté contre cette constitution qui établit les droits des indigènes sur leurs terres ancestrales. “Soyez sûrs que si la droite revenait aux affaires elle reprendrait ces terres aux indigènes, comme elle privatiserait la santé, l’éducation.»
Le candidat bolivarien a rappelé la bataille de Macarapana (1567) où les espagnols manipulèrent et montèrent des peuples indigènes les uns contre les autres, réussissant à écraser la rébellion des peuples originaires. «Cette bataille de 1567, nous pourrions l’appeler la bataille de la trahison. Si la droite gagnait,ce serait comme si la malédiction de cette bataille retombait sur nous mais nous n’allons pas permettre que cela se reproduise. Je ne suis pas un bourgeois, je suis un petit-fils d’indigènes qui furent mises en esclavage» a encore déclaré Maduro au rythme du tambour tandis qu’à ses côtés un groupe reprenait des titres d’un immense chanteur vénézuélien, Ali Primera.
Dans « Le Monde » du 7 avril 2013 tout cela est devenu :
« Maduro agite la menace d’une malédiction sur les Vénézuéliens«
« Le Monde.fr avec Reuters | 07.04.2013 à 05h23
« Candidat à l’élection présidentielle au Venezuela, Nicolas Maduro a affirmé samedi 6 avril qu’un sortilège vieux de plusieurs siècles s’abattrait sur ceux qui ne lui apporteraient pas leur voix le 14 avril . »Si quelqu’un parmi le peuple vote contre (moi), il vote contre lui-même et la malédiction de Macarapana s’abattra sur lui« , a mis en garde le président par intérim, dauphin désigné par Hugo Chavez lui-même avant sa mort d’un cancer en mars.«
Devoir recourir à une telle manipulation en dit long sur l’idée que ce journal se fait du lecteur. Il est clair que «le Monde » construira de toutes pièces une image de Nicolas Maduro semblable à celle qu’il a faite de Hugo Chavez pendant quatorze ans.
On aurait tort d’attribuer cette désinformation au seul fait que ce journal est membre de l’internationale du Parti de la Presse et de l’Argent. Ce mépris pour le vote des peuples latino-américains, c’est aussi celui de Versailles assistant aux Indes Galantes de Rameau, avec ses sauvages emplumés dont la magie menace notre raison. «Eux les barbares, nous les civilisés». Il ne faut pas sous-estimer ce colonialisme du Monde, au moment où l’Amérique Latine s’émancipe enfin de l’Occident. (1)
De même ce ne sont pas seulement des convictions néo-libérales qui expliquent les contrepieds infantiles de Paulo Paranagua, dont le nom latino peut faire illusion auprès des lecteurs du Monde tant qu’ils ignorent l’Histoire de l’Amérique Latine. Paranagua incarne la bourgeoisie latino des années 70 (de gauche parce que c’était la mode en France) qui a joué de son accent exotique pour incarner «l’Amérique Latine». Éditions, médias, universités, gagne-pain assuré, sans risque de concurrrence : les peuples illettrés ne remonteraient jamais la Seine. Du moins à cette époque. Car depuis lors, le continent a quelque peu bousculé tout ce trompe-l’oeil éditorial et la culture populaire a commencé à sortir ses griffes face aux thèses doctorales. Tout ce qui bouge aujourd’hui en Amérique Latine se fait sans cette avant-garde auto-proclamée, loin d’elle, contre elle, comme le rappellent l’odeur de cambouis de Lula, la syntaxe espagnole d’Evo Morales ou l’humour populaire de Maduro.
Le spécialiste de la critique des médias Armand Mattelard fut surpris de voir que ses homologues universitaires de Caracas (les Pasquali, etc..) qui dans les années 70 dénonçaient la propriété capitaliste des médias, dénoncent aujourd’hui le… totalitarisme de gouvernements de gauche qui osent démocratiser un champ médiatique écrasé par le quasi-monopole privé. Comment comprendre que des intellectuels qui se disaient «marxistes» tournent le dos à un extraordinaire processus de changement ?
Il ne faut pas être grand sociologue pour lire dans ce retournement de veste l’égoïsme d’une élite (de droite comme de gauche) qui monopolisait le capital culturel et qui aujourd’hui vomit la peau brune et les cheveux crépus qui déboulent dans les amphithéâtres, les imprimeries, les théâtres, les télévisions, les studios de cinéma. Le Venezuela est le troisième pays d’Amérique Latine en nombre de lecteurs, plus de la moitié de la population y étudie. Cela enrage les Pasquali et les Paranagua d’ici et d’ailleurs de devoir céder leur billet d’avion à des mères de famile nombreuse qui étudient l’économie pétrolière.
Julio Cortázar (1914-1984)
Un des rares intellectuels de l’époque qui comprit le sens de l’Histoire sans devenir réactionnaire, ce fut Julio Cortázar. Lorsque « le Monde » mena campagne contre la révolution sandiniste des années 80, fabriquant (déjà !) un totalitarisme qui n’existait pas, il répliqua par un texte génialement intitulé « les pieds de Greta Garbo». Le «Monde » se garda de le publier. Peu importe. Pour le grand cronope argentin, la Seine se jetait déjà dans l’Orénoque.
- Thierry Deronne, Caracas le 8 avril 2013
Note :
(1) Dans son passionnant roman «Sur les eaux noires du fleuve», paru aux Éditions Don Quichotte en mars 2013, Maurice Lemoine a magistralement campé le journaliste mutant du « Monde » Paralier (Paranagua + Langellier) avec sa morgue grotesque et son instinct de supériorité. Lire http://www.legrandsoir.info/sur-les-eaux-noires-du-fleuve.html
URL de cet article : http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/04/08/la-seine-ou-lorenoque/
https://www.alainet.org/fr/active/63087?language=es
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