Une question d’« équilibre »
31/07/2014
- Opinión
L’expédition punitive de l’armée israélienne à Gaza a réactivé l’une des aspirations les plus spontanées du journalisme moderne : le droit à la paresse. En termes plus professionnels, on appelle cela l’« équilibre ». La chaîne de télévision américaine d’extrême droite Fox News se qualifie ainsi, non sans humour, de « juste et équilibrée » (« fair and balanced »). Dans le cas du conflit au Proche-Orient, où les torts ne sont pas également partagés, l’« équilibre » revient à accorder un avantage à la puissance occupante. Pour la plupart des journalistes occidentaux, c’est aussi un moyen de se protéger du fanatisme des destinataires d’une information qui pourrait leur déplaire en donnant aussitôt la parole à ceux qui viendront les rassurer. Outre qu’on n’observe pas ce même souci dans d’autres crises internationales, celle de l’Ukraine par exemple (lire l’article page 9), le véritable équilibre souffre pour au moins deux raisons. D’abord parce que, entre les images d’un carnage prolongé à Gaza et celles d’une alerte au tir de roquettes sur une plage de Tel-Aviv, une bonne balance devrait pencher un peu... Ensuite, parce que certains protagonistes, israéliens dans le cas d’espèce, disposent de communicants professionnels – au nombre desquels leur premier ministre, qu’on croirait formaté pour la télévision américaine –, tandis que d’autres n’ont à offrir aux médias occidentaux que le calvaire de leurs civils. Or inspirer la pitié ne constitue pas une arme politique très efficace ; mieux vaut contrôler le récit des événements.
Depuis des décennies, on nous explique donc qu’Israël « riposte » ou « réplique ». Ce petit Etat pacifique, mal protégé, sans allié puissant, parvient pourtant toujours à l’emporter, parfois sans une égratignure… Pour qu’un tel miracle s’accomplisse, il faut que chaque affrontement débute au moment précis où Israël s’affiche en victime stupéfaite de la méchanceté qui l’accable (un enlèvement, un attentat, une agression, un assassinat). C’est sur ce terrain bien balisé que se déploie ensuite la doctrine de l’« équilibre ». L’un s’indignera de l’envoi de roquettes contre des populations civiles ; l’autre lui objectera que la « riposte » israélienne fut bien plus meurtrière. Un crime de guerre partout, balle au centre, en somme. Et ainsi on oublie le reste, c’est-à-dire l’essentiel : l’occupation militaire de la Cisjordanie, le blocus économique de Gaza, la colonisation croissante des terres. Car l’information continue ne semble jamais avoir le temps de creuser ce genre de détails. Combien de ses plus gros consommateurs savent-ils, par exemple, qu’entre la guerre des six jours et celle d’Irak, soit entre 1967 et 2003, plus du tiers des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ont été transgressées par un seul Etat, Israël, et que souvent elles concernaient… la colonisation de territoires palestiniens ? Autant dire qu’un simple cessez-le-feu à Gaza reviendrait à perpétuer une violation reconnue du droit international. On ne peut plus compter sur Paris pour le rappeler. En déclarant, le 9 juillet dernier, sans un mot pour les dizaines de victimes civiles palestiniennes, qu’il appartenait au gouvernement israélien de « prendre toutes les mesures pour protéger sa population face aux menaces », M. François Hollande a en effet abandonné toute apparence d’équilibre. Et il est devenu le petit télégraphiste de la droite israélienne.
1. Lire « “Deux poids, deux mesures” », Le Monde diplomatique, décembre 2002.
- Serge Halimi est Directeur de Le Monde Diplomatique
https://www.alainet.org/fr/articulo/102111
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