Zone de Libre-échange des Amériques: Réalité et conflits
29/04/2002
- Opinión
Ce qu'on appelle mondialisation est en réalité le cadre d'une concurrence
exa-cerbée entre puissances économiques et blocs commerciaux. Il y a la
"transnatio-nalisation" de l'économie, l'affaiblisse-ment du rôle des Etats
et des frontières nationales (qui est vrai pour les pays du dénommé Tiers-
monde, mais pas pour les puissances du G-7), la mise en oeuvre du processus
de mondialisation de la part des transnationales. Il y a l'associa-tion
accrue qui existe entre un grand nombre de multinationales et la liberté de
mouvement de plus en plus impor-tante dont elles jouissent. Mais tout cela
ne doit pas occulter le fait que la guerre commerciale trouve son origine
dans les États-nations ou dans les blocs qu'ils constituent. Au bout du
compte, les transnationales elles-mêmes agissent en fonction des intérêts
de leurs propres pays et ceux-ci en fonction des intérêts de leurs
entreprises. C'est aussi pour cette raison que la mondialisation, l'inté-
gration économique ou le "libre-échan-ge" avancent sur la base d'accords
régio-naux, dans lesquels s'exprime autant la dynamique générale de la
mondialisa-tion que la concurrence entre les blocs
C'est apparemment les États-Unis qui tirent le plus profit de la situation
mon-diale, de la lutte observée au regard de la libéralisation du commerce
et des inves-tissements
Pourtant, les transnationales et l'État américains ont pour première
priorité de consolider ce qu'ils considèrent comme leur sphère d'influence
immédiate, leur pré carré. Dans cet esprit, sous le gou-vernement de George
Bush père, Washington a lancé ladite Initiative des Amériques. L'objectif
poursuivi était plus que clair : face à l'intensification de la lutte pour
l'hégémonie mondiale avec les puissances européennes et asiatiques,
consolider la mainmise économique et politique des Etats-Unis sur le
continent américain, s'assurer le contrôle et l'accès privilégié de ce
marché indigent mais étendu et de ses ressources naturelles, en faire une
réserve de main-d'oeuvre peu coûteuse face à la concurrence mondiale y
compris, pour commencer, à la concur-rence sur le propre marché nord-améri-
cain, et, évidemment, garantir la sécurité politique et militaire dans ce
que les États-Unis considèrent comme leur arrière-cour
L’Accord de libre-échange nord-américain
Le premier grand pas vers la concrétisa-tion de l'Initiative des Amériques
a été franchi avec la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) [conclu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, et entré en
vigueur le 1er jan-vier 1994], traité qui illustre le phénomè-ne de
mondialisation néolibérale à de (10) Dossier 2568 • page 2 nombreux égards.
Un traité qui constitue un hommage à l'inégalité, fondé sur des règles
"égales" pour des pays aussi inégaux que peuvent l'être le Mexique et les
États-Unis quant à leur niveau de développement. Un traité qui n'est pas
seulement commercial, mais qui ouvre indéniablement la voie à la
libéralisation des investissements et des services. Un traité dont le
chapitre onze a été en fait le modèle de l'Accord multilatéral sur l'in-
vestissement (AMI), rejeté par la com-munauté internationale
Les pires effets de l'ALENA - il est presque inutile de le rappeler - se
sont fait surtout sentir au Mexique, où il a été une cause déterminante de
la grande faillite sociale qui frappe le pays, notam-ment à la campagne,
mais aussi dans le monde du travail, les promesses d'em-plois plus nombreux
et de meilleure qua-lité s'étant concrétisées en des emplois en nombre
réduit et pires qu'auparavant, et la hausse annoncée du niveau de vie par
une baisse irrépressible des salaires
Mais l'ALENA s'est aussi traduit par une pression à la baisse pour les
travailleurs des États-Unis et du Canada. En fait, la question que l'on se
posait au début des négociations quant à savoir quel pays serait gagnant et
lequel perdrait au chan-ge s'avère aujourd'hui une erreur com-plète
La bonne question était de savoir qui seraient les gagnants et les perdants
dans chaque pays. La réponse est main-tenant évidente : les gagnants sont
les transnationales et quelques familles riches locales, et les perdants
sont les masses laborieuses des trois pays. La polarisation sociale qui
accompagne l'in-tégration régionale est manifeste et s'ac-centue
A plus grande échelle, l'histoire des catastrophes liées à ce modèle de
mon-dialisation est bien connue : partout se sont produites des
privatisations aveugles, avec leur lot de licenciements et de dégradation
des conditions de tra-vail, privatisations qui touchent aujour-d'hui des
créneaux extrêmement ren-tables comme la santé et l'éducation, qui de
droits sociaux sont en train de se transformer en des marchés juteux. On
assiste partout à une remise en question de conquêtes sociales et de droits
acquis, et à une hausse du chômage. De plus en plus, des modèles de
production et des normes de travail sont adoptés dans le monde au nom de la
flexibilité et de la course à la productivité
De façon générale, on observe ce que l'on pourrait appeler un processus de
normalisation par le bas - en l'occurren-ce du Nord vers le Sud - des
conditions de travail. Les pays et les travailleurs sont devenus les otages
de la libre circu-lation des capitaux, des investissements, des biens et
des services. Pour les tra-vailleurs et leurs organisations syndi-cales, la
mondialisation néolibérale signifie un véritable chantage transnatio-nal :
si les travailleurs des vieux pays n'acceptent pas une dégradation de leurs
conditions de travail, ils risquent de perdre leurs emplois au profit d'un
pays quelconque du Tiers Monde ; si les tra-vailleurs du Tiers Monde
n'acceptent pas le maintien, voire une détérioration de conditions
d'existence déjà déplorables, les emplois ne leur seront pas destinés et il
s'exerce même un chantage sur les tra-vailleurs de différentes régions du
Tiers Monde, sous la forme d'une concurrence Sud-Sud, dont le but est de
déterminer qui emportera les marchés du Nord au prix d'une aggravation des
conditions de travail
Comment, dans ces conditions, la répon-se de la société et des syndicats a-
t-elle été vécue et s'est-elle manifestée en Amérique du Nord ? Dès
l'origine même des négociations s'est instauré en réac-tion un processus
intense et inédit de rapprochement et de réponse sociale dans les trois
pays. Ces derniers ont vu apparaître des réseaux multisectoriels qui leur
ont véritablement permis de mieux se connaître car, en dépit de leur
proximité géographique et des relations évidentes qu'ils entretenaient,
celles-ci n'avaient jamais atteint un tel degré et encore moins abouti à
jeter les bases d'une communauté d'intérêts entre des pays si différents.
C'est pourquoi l'action de ces réseaux a d'abord été triangulaire, engagée
simultanément dans les trois directions en rapport avec les trois aspects
‘pervers’ du modèle dont il a été question plus haut : essayer de contrer
la dérive antidémocratique du processus, essayer de mettre sur pied
l'Agenda social et s'interroger sur le fond du traité pour proposer un
autre modèle de déve-loppement
La Zone de libre-échange des Amériques et l'Alliance sociale continentale
Ce problème se trouve aujourd'hui amplifié et multiplié dans la mesure où
il touche tout un hémisphère. En effet, l'ALENA était à peine entré en
vigueur en 1994 que les États-Unis passèrent à l'étape suivante de leur
stratégie et convoquèrent à Miami le premier Sommet des Amériques pour
préparer une Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), qui ne ferait
qu'étendre à tout l'hémisphère le modèle désastreux de l'ALENA. En mai
1997, lors du Sommet des ministres du Commerce organisé à Belo Horizonte
(Brésil), des complications se sont éga-lement fait jour, dues
principalement à la résistance opposée par le bloc sous-régional du
Mercosur [Marché commun du Sud, regroupant l’Argentine, le Brésil, le
Paraguay et l’Uruguay, avec la Bolivie et le Chili comme membres associés].
Il a cependant été convenu de tenir le deuxième Sommet des Amériques
l'année suivante à Santiago du Chili pour sceller officiellement la
conclusion des négociations de la ZLÉA
Il s'est toutefois enclenché, à la même occasion, à Belo Horizonte, un
proces-sus social qui risque aussi de mettre en difficulté les plans nord-
américains
Certains des mouvements et organisa-tions sociales les plus importants du
continent s'étaient donné rendez-vous, à la surprise générale, et des
rapproche-ments, impensables peu de temps aupa-ravant, se sont produits au
sein du Forum Notre Amérique, organisé par la Centrale unie des
travailleurs (CUT), le Mouvement des sans-terre et les ONG brésiliennes, et
lors d'une réunion paral-lèle de l'Organisation régionale inter-américaine
du travail (ORIT), filiale de la Confédération internationale des
organisations syndicales libres (CIOSL), ouverte pour la première fois à
des orga-nisations syndicales et sociales non adhérentes
Un tel phénomène a été rendu possible d'emblée précisément par le processus
de recomposition syndicale constaté aux niveaux national et international.
Pour commencer, la Confédération des tra-vailleurs du Mexique, qui avait
occupé.pendant des décennies la présidence de l'Organisation régionale
interaméricaine du travail, lui imprimant sa marque cor-poratiste et
réactionnaire, avait initiale-ment été détrônée par le Congrès du tra-vail
du Canada (CTC), comme elle l'est actuellement au sein du mouvement ouvrier
mexicain. Ce changement est imputable à l'influence positive d'organi-
sations comme le Congrès du travail du Canada et la Centrale unie des tra-
vailleurs- Brésil, mais aussi aux change-ments en cours à l'intérieur de
l’American Federation of Labor – Congress of industrial organization (AFL-
CIO). L'expérience de l'ALENA a sans doute fini d'enfoncer le clou. Par
ailleurs, l'Organisation régionale inter-américaine du travail elle-même
son-geait à se renouveler en s'ouvrant aux mouvements sociaux non syndicaux
Alors que la proposition la plus impor-tante face à la ZLÉA avait été
l'exigence de l'intégration d'un Forum du travail aux négociations, les
discussions de Belo Horizonte ont conduit non seule-ment à l'établissement
d'objectifs carac-térisés par une plus grande profondeur démocratique et
une dimension sociale accrue, mais aussi à l'élaboration d'un modèle de
développement alternatif
Mais l'accord le plus remarquable a été d'aboutir à la conclusion commune
selon laquelle toute stratégie devait être fondée sur l'adoption de mesures
concrètes pour changer l'équilibre des forces, ce qui ne serait possible
que si l'on parvenait à réunir un ensemble plus important et représentatif
de forces sociales du conti-nent, sous un programme d'objectifs et
d'actions relevant d'un engagement com-mun
Il a ainsi été convenu de poursuivre la construction d'une grande Alliance
sociale continentale, seul moyen d'oppo-ser un contrepoids social efficace
à l'avancée du «libre-échange» et de l'inté-gration économique néolibérale.
Pour qu'une proposition aussi ambitieuse puisse se concrétiser, le Sommet
des peuples d'Amérique a été organisé en avril 1998 à Santiago du Chili, en
paral-lèle avec le Sommet des présidents
Le Sommet des peuples d'Amérique s'est soldé par un grand succès, ayant
réuni plus de mille participants origi-naires de presque tous les pays du
conti-nent et des secteurs les plus divers de la société, répartis en dix
forums sectoriels et thématiques différents mais, si pos-sible, liés entre
eux. Le Sommet a ainsi montré que la construction de l'Alliance sociale
continentale était viable, quoique non exempte d’une grande complexité,
compte tenu de l'énorme diversité des intéressés sur les plans social,
culturel, politique et idéologique
Les négociations de la ZLÉA se sont cependant poursuivies et il existe même
des pressions pour accélérer son entrée en vigueur. Dans le même temps, le
pro-cessus d’‘intégration’ régionale sous l’hégémonie nord-américaine
n’attend pas que la ZLÉA devienne réalité. Il pro-gresse sous de nombreuses
formes : avec le Plan Colombie, avec les traités de libre-échange
bilatéraux ou sous-régio-naux comme ceux conclus par le Mexique avec le
Chili et le Triangle du Nord de l’Amérique centrale, avec le Plan Puebla-
Panamá ‘novateur’ du pré-sident mexicain Vicente Fox, qui ne vise pas à
autre chose qu’étendre la frontière de l’ALENA à l’Amérique centrale (ce
qui témoigne du rôle de représentant de commerce nord-américain joué par le
gouvernement mexicain, y compris le gouvernement actuel), autant de déci-
sions qui préparent le terrain de la ZLÉA. La ZLÉA est donc le cadre géné-
ral dans lequel les Etats-Unis cherchent à assembler les pièces du casse-
tête néo-libéral qui est en train de s’implanter sur tout le continent
La conception et les négociations de la ZLÉA s’inspirent du modèle de
l’ALENA, modèle que suivent plus ou moins les différents accords écono-
miques régionaux et mondiaux : en obéissant aux intérêts des transnatio-
nales et des grandes puissances, et en ignorant les besoins réels de
développe-ment et de complémentarité des pays ; sans consulter la société
et sans la faire véritablement participer, c’est-à-dire d’une manière
entièrement antidémocra-tique ; en faisant l’impasse sur ce que nous avons
appelé la dimension sociale, c’est-à-dire l’inclusion de la protection ou
de la satisfaction des besoins et revendications de la société sous l’in-
fluence du mouvement d’ouverture et d’intégration
Face à cette situation, l’Alliance sociale continentale (ASC) a continué de
se consolider et de multiplier ses travaux
En même temps que le troisième Sommet des Amériques tenu à Québec (Canada),
l’ASC a organisé le second Sommet des peuples d’Amérique en avril dernier.
Ce sommet, qui a constitué un grand pas, a été marqué par un niveau très
élevé de représentativité sociale grâce à la participation de milliers de
délégués de tous les pays du continent
La mobilisation observée a mis en échec le sommet officiel
Quelques mois après Québec, résultat de la pression exercée par la société,
les gouvernements ont fini par rendre public le texte de la ZLÉA en cours
de négo-ciation
Bien que ce texte soit extrême-ment alambiqué, et en dépit de son côté
abscons et technique, on peut d’ores et déjà dire qu’il s’agit d’un texte
encore plus désastreux que l’ALENA et l’AMI
C’est pourquoi l’Alliance sociale conti-nentale, de concert avec de
nouvelles forces et de nouveaux acteurs sociaux et politiques, se dispose à
entamer une nou-velle étape de lutte et de nouvelles stra-tégies pour
mettre en déroute l’applica-tion de ce modèle d’intégration qui ne peut
qu’aggraver les injustices et les inégalités sur le continent. Parmi les
nouvelles stratégies, il convient de men-tionner l’idée qui suscite un
consensus de plus en plus large depuis Québec, et qui consiste à organiser
un plébiscite ou un référendum continental pour que ce soient les peuples,
exclus jusqu’à présent du débat, qui décident s’ils veulent ou non de la
ZLÉA
Traduction DIAL
https://www.alainet.org/fr/articulo/106226
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