Le néolibéralisme de guerre et les défis de la pensée critique
Au peuple et au gouvernement de Cuba, leaders mondiaux de la lutte pour la démocratie, la libération et le socialisme.
27/06/2002
- Opinión
Je crois, comme Bourdieu, que l'un des défis les plus importants de la pensée
critique consiste à révéler les mécanismes de censure invisibles qui s'exercent jour
après jour pour empêcher que se construisent à temps les analyses des stratégies
collectives. Dénoncer ces mécanismes, par une réflexion sérieuse qui permette à un
grand nombre de gens de se transformer en une véritable force sociale, a été et est
l'objectif unificateur de la critique de la globalisation néolibérale. Si, depuis 1980 et
même avant, la pensée critique a fait un diagnostic clair des maux immenses que le
néolibéralisme apporterait à l'humanité, nous pouvons aujourd'hui vérifier nos thèses
une à une, alors que celles des néolibéraux, des monétaristes, des modernisateurs et
des globalisateurs ont été infirmées dans leur totalité. Pour se rendre compte de cela,
point n'est besoin d'être expert, ni le problème, ni ses solutions ne sont purement
académiques. Le problème des néolibéraux est que plus personne ne les croit. Le
problème des globalisateurs néolibéraux est qu'ils ont perdu la crédibilité, la
respectabilité et la capacité de gouverner leurs propres populations et le monde sans
exercer toutes sortes de violences conceptuelles, verbales et physiques. Le défi de la
pensée critique consiste à dénoncer les nouveaux mécanismes de la censure
invisible que la guerre contre le terrorisme exerce sur la population nord-américaine
elle-même, pour ne rien dire du reste du monde à l'intention duquel on a créé un
« département des mensonges ». Il ne suffira pas cependant de dénoncer les
mensonges ouvertement mensongers, ou les demi-vérités, ou les mystifications et les
mythes humanitaires, ou les politiques paupéristes, qui cachent les projets en cours
qui poursuivent les mêmes politiques néolibérales systématiquement prédatrices et
appauvrissantes, expansionnistes et privatisantes.
Les défis de la pensée critique doivent s'orienter vers quelques réflexions
fondamentales qui permettent de trouver les réponses théoriques et pratiques les
plus adéquates possibles pour parvenir au succès des nouveaux mouvements
démocratiques, socialistes et libérateurs. Avec la définition ou la redéfinition de ces
objectifs, et des expériences historiques pour les atteindre, on précisera aussi les
causes et les facteurs qui ont déterminé et qui déterminent la grave situation
actuelle que vit le monde, ainsi que les caractéristiques des dangers qui le
menacent sur le terrain des injustices sociales croissantes, des politiques autoritaires
et totalitaires qui tendent à s'intensifier, des politiques de destruction de
l'environnement qui perdurent sans le moindre signe pour les empêcher de la part
des gouvernement du monde, et des politiques de guerre généralisée, incontrôlable
dans son ampleur auto-destructive, vue la prolifération d'armes nucléaires et bio-
chimiques et les haines et les rancoeurs allumées par les bombardements de
populations. Analyser le manque de respect du droit d'autrui dans le monde entier et
ses conséquences gravissimes pour la paix mondiale et pour la survivance de
l'espèce humaine, est un problème aussi important que la construction dialectique
des alternatives pour qu'un autre monde soit possible, pour qu'un monde sans guerre
soit possible, c'est-à-dire un monde dans lequel la paix tende à prévaloir avec la
justice et la liberté pour toutes les civilisations et tous les habitants de la planète. Le
problème concret de la paix qui inclut la justice et la démocratie, est un des grands
défis de la pensée critique, peut-être le principal.
Face aux échecs probables des réformes et des insurrections armées, les peuples,
les travailleurs et les citoyens ont surtout tendance à lutter pour la construction
d'alternatives démocratiques, éventuellement de libération et socialistes, dans
lesquelles la priorité est donnée à la lutte par l'opinion publique (Noam Chomsky), à
la pédagogie des peuples et des collectivités (disciples de Paulo Freire), dans la
perspective croissante de chercher « la convergence dans la diversité » (Samir
Amin) avec une nouvelle culture du penser-agir caractérisée par le pluralisme
religieux, théorique et idéologique, par la créativité et la réalisation dans la vie et
dans l'action, par l'apprentissage de la prise de décision dans un gouvernement
démocratique participatif et représentatif, en commençant par la répartition des
maigres ressources (PT et mouvement populaire brésilien), le respect de la dignité et
de l'autonomie des personnes et des collectivités, la défense simultanée du
particulier et de l'universel, le respect des différences de culture et de civilisation, des
différences de genre, de race et d'inclination sexuelle, et des ressemblances dans la
défense de la nature, de la vie, de la démocratie, de la justice sociale et des droits
humains comme l'a demandé et mis en pratique de façon remarquable le Mouvement
Zapatiste au Mexique.
Emir Sader a parfois fait allusion à « l'affaiblissement de la pensée théorique en
Amérique Latine ». Son observation était valide et continue de l'être en partie pour la
pensée académique, pour celle des partis politiques et celle des organismes
internationaux qui, à une autre époque, avaient été capables d'une production
théorique. En fait, la production théorique de la nouvelle pensée critique s'est
déplacée depuis la fin du XXè siècle vers les nouveaux mouvements sociaux. C'est
là, ainsi que dans l'union plus récente de nombre d'entre eux avec les anciens
mouvements sociaux de travailleurs et de paysans et avec les intellectuels, que se
trouve le centre de la réflexion théorique-politique de notre temps. Dans les
nouveaux-anciens mouvements sociaux, un extraordinaire intelectuel collectif
apparaît, dont l'unité inclut la diversité, avec des langages riches et une expression
claire et créative, à la fois rationelle et émotionnelle, discursive et vitale, symbolique
et non-symbolique.
Le projet alternatif s'inscrit dans une des deux grandes révolutions distinguées par
Immanuel Wallerstein : la première est celle de 1848 qui a contribué à la critique du
mouvement révolutionnaire de 1789, la seconde est celle de 1968 qui a contribué à la
critique du mouvement révolutionnaire de 1917. La révolution de 68 a constitué l'acte
de naissance d'une nouvelle gauche. Ses objectifs ont accordé une importance
croissante à la démocratie pluraliste et au pouvoir des peuples, des travailleurs et
des citoyens. En 1959, la révolution cubaine triomphait, pionnière d'une nouvelle lutte
historique pour la libération nationale, pour le socialisme et pour la démocratie
participative. Ce n'est qu'à partir de cette révolution, symbolisée par le portrait du
Che, que se comprennent véritablement les nouveaux mouvements sociaux pour une
alternative mondiale. En 1996, les peuples indiens du Mexique, sous la houlette des
Zapatistes, ont notablement enrichi le projet et ont ouvert les nouvelles luttes contre le
néolibéralisme et pour l'humanité.
La pensée critique se poursuit dans les facultés, dans les partis, dans les syndicats,
dans les institutions ou les associations de recherche et d'enseignement ; mais elle
doit approfondir son dialogue avec les nouveaux mouvements sociaux où travaillent,
pensent, apprennent, enseignent, de nombreux intellectuels sortis des universités et
des instituts d'études supérieures, ainsi que de la cohorte des « exclus », des
« discriminés » et les « marginalisés ». Avec eux, la « pensée critique » doit établir
des réseaux et des coordinations respectueuses de l'autonomie de ses participants
respectifs. Ce n'est que de cette façon qu'elle contribuera à éclairer les défis que les
échecs et les triomphes passés des luttes pour la liberté, la démocratie et le
socialisme, posent aux nouvelles luttes. Un autre défi très important pour la pensée
critique est l'étude des grands changements qui ont restructuré et redéfini les luttes
pour la sociale-démocratie, la libération nationale et le socialisme. Parmi ces
changements, elle devra accorder une attention particulière à la révolution techno-
scientifique amorcée pendant la seconde Guerre Mondiale, et à la façon dont les
catégories sociales ont été restructurées pour que la lutte de classes plus violente ne
parvienne pas au sein des méga-entreprises et pour que la lutte anti-impérialiste
oublie toutes les luttes antérieures pour l'indépendance et la libération nationale.
Dans le nouvel horizon, la démocratie, incluant la justice et l'indépendance, est
apparue comme l'objectif universel. Le concept de la démocratie n'occulte pas celui
du socialisme, et réciproquement. Le concept de l'Empire n'occulte pas celui de
l'impérialisme, ni ce dernier l'apparition d'un empire global (Atilio Borón, Daniel
Bensaid). L'actuelle compréhension du monde implique d'approfondir une lutte de
classes négociée et réprimée dans un Empire constitué de nombreux empires et
d'organismes financiers mondiaux qui, en ayant postulé depuis deux décennies une
idéologie néolibérale de paix et de démocratie, la remplace aujourd'hui par un
néolibéralisme de guerre fondamentaliste, coloniale et impérialiste par laquelle elle
défend sa volonté invariable de poursuivre la même politique d'appauvrissement et
de mise à sac du monde. Il est nécessaire de rappeler à ce sujet que la globalisation
néolibérale réellement existante non seulement recouvre un « mercantilisme des
méga-entreprises », comme dit avec perspicacité Noam Chomsky, mais aussi un
« impérialisme collectif » comme l'affirme avec raison Samir Amin.
La nouvelle pensée critique doit assumer, en tant que problème théorique central,
celui des alternatives (François Houtart), et celui d'un savoir scientifique et humaniste
dans lequels les objets de connaissance sont sujets de connaissance et dans lequel
le penser-agir collectif requiert la prise en compte des problèmes de traduction,
d'inclusion, de communication (Boaventura de Souza Santos). La nouvelle pensée
critique doit faire face à l'élitisme chosificateur qui, réunit avec la « colonialité » dans
le rôle de l'intellectuel infirme, empêche, autant qu'il le peut, la libération du pouvoir
colonial qui s'insère dans tous les espaces et à toutes les époques du capitalisme
(Anibal Quijano).
La lutte contre « la vérité unique » de l'impérialisme (Atilio Borón), tout comme la lutte
contre les mythes et les mensonges du néolibéralisme globalisateur, mercantile et
individualiste, auront d'autant plus d'effets que nous donnerons, au « sens de la vie
non individualiste », une importance primordiale à l'éducation et à la recherche
(Edgardo Lander). Dans cet objectif, nous devons nous constituer non seulement en
héritiers et activistes de l'humanisme d'origine religieuse qui s'exprime dans la
théologie de la libération et dans la pensée post-conciliaire (Leonardo Boff, Frei
Betto), non seulement en héritiers du monde politique et idéologique qui respecte la
culture laïque et les croyances d'autrui, mais aussi en « une gauche qui continue en
retrouvant la gauche » et en la recréant (Luis Hernández Navarro).
La lutte actuelle se focalise « pour de bon » sur quelque chose de très neuf : le
« commander en obéissant » lancé du Mexique par les zapatistes avec pour politique
et pour morale, la construction universelle des autonomies et de la dignité. La lutte ne
se résumera pas à « renverser un parti politique » ou à « en finir avec une orthodoxie
économique » (Noémie Klein). Elle impliquera de connaître et de déstructurer les
contradictions propres à la lutte de classes et de mettre en cause les contradictions
internes des forces de libération avec des solutions pacifiques, humanistes et
solidaires (Martha Harnecker). A la logique de la pensée critique, s'ajoutera la
logique de la construction d'alternatives. Celles-ci seront, en théorie et en pratique,
mobiles, mutantes, constructrices de forces sociales qui se proposeront des objectifs
à court terme permettant d'en atteindre d'autres à moyen et long termes.
Un défi supplémentaire est imminent : si le néolibéralisme de paix a été renversé, le
néolibéralisme de guerre, qui fait de l'incertitude humaine sa principale victoire, le
sera aussi très rapidement. Les forces qui l'arrêteront seront nécessairement celles
qui luttent pour un projet humain. Le triomphe de l'humanité et de la vie sera le grand
défi de l'avenir immédiat. Pour l'assumer, il faudra dire encore et encore que
« l'hégémonie nord-américaine dans la globalisation est fondamentale » (Emir
Sader) et que, pour résoudre les problèmes posés par le Consensus de Washington,
il sera indispensable d'avoir l'appui du peuple, des travailleurs et des citoyens des
Etats-Unis, victimes privilégiées d'une « mythologie politique de la contrainte » qui
constitue la « censure invisible » la plus dangereuse pour les états-uniens et pour
l'humanité, car l'humanité doit pouvoir compter avec eux pour qu'un autre monde soit
possible.
Dans une perspective historique et pratique savante, Immanuel Wallerstein indique
deux sujets d'étude urgents pour la pensée critique : Quelles seront les faiblesses du
capitalisme dans le futur immédiat ? et, Comment commencer à dessiner un ordre
mondial alternatif ? Ces deux problèmes devront être abordés, comme théorie et
comme expérience, du local au global, en commençant par l'arrêt du néolibéralisme
de guerre, en tant que néolibéralisme et en tant que guerre.
Mais, en termes généraux, on peut poser quelques hypothèses qui paraissent
évidentes. Des principales faiblesses du capitalisme, cinq ressortent dans le futur
immédiat :
1° Le néolibéralisme de guerre est confronté aux limites d'une « nouvelle guerre » qui
n'engendre pas de grandes dépenses ni de grands investissements militaires et en
armement capables de réactiver l'économie. Si les limites de la « nouvelle guerre »
sont dépassées, se présente alors le danger avéré d'une « guerre de destruction
mutuelle ».
2° La possibilité d'une guerre nucléaire et biochimique augmente toujours plus avec
les menaces que certains gouvernements adressent à d'autres, avec la prolifération
des armes nucléaires et bactériologiques et avec les rancoeurs croissantes de pays
de culture impériale ancienne, comme ceux de l'Islam, la Russie, la Chine ou l'Inde
qui sont constamment humiliés.
3° Les luttes qui s'intensifient de jour en jour pour les marchés et pour les maigres
ressources, rendent improbable que l'alliance de la « Triade » ou du Groupe des
Sept garde le contrôle de ses propres conflits internes. La crise de « l'Empire
collectif » semble incontrôlable.
4° L'écroulement économique de pays de la périphérie mondiale, comme l'Argentine,
ainsi que la perte chaque fois plus grande de droits sociaux et du travail pour les
habitants de la Périphérie et pour ceux du Monde Industrialisé lui-même, non
seulement tendent à affaiblir la légitimité des régimes politiques et de leurs leaders,
mais également celle du système social lui-même.
5° La crise des mensonges néolibéraux et de la démocratie réservée à une élite
dérivera très probablement vers des idéologies politiques cyniquement excluantes et
répressives, caractéristiques d'un nouveau type de colonialisme global et de
fascisme néolibéral. Leur brutalité cynique engendrera une rébellion existentielle
croissante dans la majorité de l'humanité menacée.
Quand à l'ordre mondial alternatif, il peut être étudié et construit comme un monde
émergent. Son cours dépend des forces dominantes mais aussi des forces
émergentes. Son étude et sa construction engloberont les nouvelles politiques du
néolibéralisme de guerre et les nouvelles politiques des forces anti-système en
gestation. Si l'humanité se trouve au bord du chaos et d'une tragédie de l'espèce
humaine, situations vérifiables sous n'importe quelle hypothèse ou modèle de
simulation, il est évident qu'il est très difficile de dessiner les contours d'un ordre
mondial alternatif en termes de développement probable ou en termes de cadres
actuels du « possible ».
Le slogan « un autre monde est possible » a en réalité plusieurs significations : il sert
à ne pas tomber dans le conformisme puisque cela contribuerait à partir battus
d'avance. Mais le fait qu'un « autre monde est possible » ne peut nous cacher les
obstacles auxquel tout projet alternatif est confronté. La résolution de ces difficultés
dépendra de la forme dans laquelle les mouvements anti-système évolueront et des
politiques qu'ils suivront pour augmenter leur force.
Heureusement, les mouvements de la fin du XXè siècle et du début du XXIè
produisent de nouvelles pratiques et de nouvelles stratégies pour construire une
alternative souveraine, démocratique et socialiste. Au milieu des grandes variations
idéologiques et culturelles, sociales et politiques, ils s'engagent dans la construction,
l'organisation, l'information et la coordination des anciens et des nouveaux
mouvements populaires, de travailleurs et de citoyens. Ils mettent en place des
réseaux et des organisations pour la résistance et pour un changement du rapport de
forces qui, en période de troubles, permette d'imposer la transition du système. La
convergence de leurs luttes pour la libération, pour la démocratie et pour le
socialisme, peut se transformer en une puissante force d'attraction qui impose la paix
et construise la transition.
D'après les notes de Porto Alegre, 2002.
* Pablo González Casanova est un sociologue mexicain. Ex-président de la Faculté
Latino-américaine de Sciences Sociales (FLACSO) et Ex-recteur de l'Université
Nationale Autonome du Mexique (UNAM). Auteur de nombreux ouvrages.
Traduit de l'espagnol par ALAI.
https://www.alainet.org/fr/articulo/108196
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