L'avenir de l'ALCA se joue dans les rues de La Paz
A la croisée des chemins
18/10/2003
- Opinión
Dans le remarquable article ci-dessous, le journaliste
uruguayen Raúl Zibechi retrace le cheminement des mouvements
paysans et ouvriers boliviens ces dernières années pour
arriver, la semaine dernière, à imposer un rapport de force
tel que le président ait dû prendre la poudre d'escampette
pour se réfugier à Miami, Floride, E-U. Cet article a été
rédigé avant la démission du président 'Goni'.
L'impressionnante insurrection du peuple bolivien aurait
abattu bien plus tôt le faible gouvernement de Gonzalo
Sanchez de Lozada si ce dernier n'avait compté avec l'appui
politique et militaire de Washington qui perçoit
parfaitement qu'une chute de son allié renforcerait le bloc
Venezuela-Brésil-Argentine.
A La Paz, les pauvres sont en haut et les riches sont en
bas. Ce n'est pas une métaphore mais bien une réalité
géographique qui a donné son empreinte au pays le plus
pauvre, et probablement le plus rebelle, d'Amérique latine.
A 4.000 mètres, au coeur de l'Altiplano, la ville de El Alto
domine l'énorme vallée, la " Hoyada " où se trouve La Paz.
Un million de pauvres et de très pauvres vivent sur ces
hauteurs, plusieurs centaines de milliers sur les contre-
pentes tandis qu'en bas, à moins de 3.500 mètres, les
classes moyennes et les quartiers riches occupent les
meilleurs espaces. Dans le centre de La Paz se trouve
l'historique Place Murillo (siège du gouvernement et du
parlement), témoin muet de plus de 180 coups d'Etat qui se
situe pratiquement au milieu des extrêmes physiques et
sociaux qui divisent la ville.
A midi, le jeudi 16 octobre, des dizaines de milliers
d'habitants de La Paz ont commencé, pour la seconde fois en
une semaine, à descendre des hauteurs pour atteindre le
centre, à partir de leurs quartiers retranchés dans lesquels
ils ont creusé des fossés afin d'en interdire l'accès aux
chars et aux camions de l'armée. " Il va tomber, Il va
tomber " ; telle est la consigne scandée par la multitude
que Radio Erbol a qualifiée comme la plus nombreuse qu'ait
connu l'histoire du pays. En bas, la soldatesque qui a
abandonné les quartiers pauvres organisa la défense des
bâtiments gouvernementaux. Le commandement de l'armée a
décidé de remplacer les soldats aymaras par des rangers
issus de la région de Santa Cruz de la Sierra devant le
refus de nombreux soldats de tirer contre leurs frères. L'un
de ces soldats a même été abattu par un officier lors de la
bataille de El Alto le week-end dernier.
L'insurrection bolivienne ; un mois de barrages routiers qui
ont rendu impossible la circulation sur les principales
routes du pays, plus d'une semaine de grève générale
indéfinie avec des manifestations massives, s'est étendue à
partir de son épicentre de El Alto sur tout le pays.
Cochabamba, Potosi, et jusqu'à la très méridionale et
métissée Santa Cruz de la Sierra, se sont jointes à la
révoltes en exigeant la fin d'un gouvernement qui a
assassiné en une semaine plus de 70 Boliviens. La révolte
est parvenue à amalgamer, dans la revendication de démission
du président, des paysans jusqu'aux vendeurs ambulants des
villes. Des dizaines d'émissions radios en basse fréquence,
dans la tradition des légendaires radios des mineurs, ont
assuré l'information de la population et s'intègrent
pleinement dans le mouvement, malgré les fermetures et les
attentats soufferts. Sanchez de Lozada ne compte qu'avec le
soutien de l'ambassade des Etats-Unis et d'une partie des
forces armées.
Tout a commencé à Cochabamba
La mèche s'était allumée dès le mois d'avril 2000. C'est à
cette date que s'était soulevé le peuple de Cochabamba qui a
lutté et gagné la dénommée " Guerre de l'eau ". Toute la
population était descendue dans la rue, dressant des
centaines de barricades, occupant pendant plusieurs jours la
Place principale et obligeant finalement le gouvernement de
Hugo Banzer à faire marche arrière, reprenant ainsi le
contrôle publique des ressources hydrauliques qui avaient
été privatisées et vendues à une entreprise multinationale.
Cette révolte a signifié un profond tournant dans les luttes
sociales boliviennes. Elle fut également le point de départ
d'une vaste alliance sociale incluant les paysans, les
travailleurs du secteur informel des villes, les petits
commerçants, professeurs, routiers, etc. Entre septembre et
octobre de cette année 2000, s'est déroulé le second épisode
de la lutte, mais cette fois-ci à l'échelle nationale. La
" Répétition d'avril " selon les termes du dirigeant paysan
Felipe Quispe en parlant de Cochabamba, s'est rééditée au
travers d'un scénario bien plus ample en englobant toute la
région de l'Altiplano, la région la plus pauvre du pays et
l'une des plus pauvres du monde. La méthode employée fut
celle des blocages massifs des routes, dans lesquels les
communautés dressaient des barrages permanents dans ce qui
pouvait déjà s'interpréter comme une véritable rébellion de
la communauté aymara, essentiellement rurale, mais avec des
appuis urbains importants.
La révolte nationale de septembre - octobre était parvenue à
diviser la police de La Paz ; un groupe de policiers s'était
mutiné dans la principale ville du pays et s'était adressé à
ses collègues afin qu'ils ne répriment pas la révolte. La
démobilisation s'est produite suite à la signature de la
part du gouvernement d'un accord en 50 points qui devait
être discuté dans des commissions techniques sous la
supervision de l'Eglise, de l'Assemblée des droits de
l'Homme et de la " Defensoria del Pueblo ". Comme il fallait
s'y attendre, la dialogue s'est embourbé et n'a produit
aucun résultat concret.
Les explosions sociales de l'année 2000 ont profondément
modifié la carte politico-sociale du pays. Le mouvement
paysan est apparu comme la principale force sociale,
organisée autour de la Fédération des cultivateurs de coca
du Chapare (dirigée par Evo Morales, député) et la
Confédération syndicale unitaire des travailleurs paysans de
Bolivie (CSUTCB), dirigée par Felipe Quispe. Les
organisations paysannes avaient elles-mêmes traversé de
profonds changements. La CSUTCB fut fondée en 1979 à l'image
et avec l'appui de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) et
s'est définie comme une organisation paysanne. Après deux
décennies, en tirant les conclusions des changements
subjectifs vécus par la majorité sociale du pays, elle se
définit alors en tant qu' " organisation indigène qui
rassemble tous les peuples et nations indigènes et
originaires de Bolivie ".
Du discours de classe, qu'elle n'a jamais abandonné, elle
est passé à un discours historique et ethnique, qui insiste
sur les demandes de terres et de territoires, ce qui
implique une gestion participative dans les ressources
naturelles. Cette évolution est le reflet de la perte de
centralité de la classe ouvrière du fait de l'instauration
des politiques néo-libérales à partir de la moitié des
années '80. Ce mouvement, cependant, est parvenu à articuler
d'amples secteurs de la population bolivienne, en
particulier dans l'Altiplano. C'est ainsi qu'a surgit un
nouveau sujet social, hétérogène, diversifié, mais articulé
autour de l'identité aymara (synthèse de la nouvelle
identité nationale, qui se manifeste dans l'utilisation du
drapeau arc-en-ciel appelé Wiphala en langue aymara) et
ancré dans plusieurs zones, comme El Alto et les communautés
indigènes.
Les élections de juin 2002 ont amené ce nouveau sujet à
conquérir une représentation importante dans les
institutions étatiques. Les deux fronts électoraux qui se
sont présentés (le Mouvement au socialisme de Morales et
Pachakutik de Quispe) ont récolté un quart des votes et ont
failli disputer la présidence face au candidat de
l'ambassade des Etats-Unis, Sanchez de Lozada.
Une ascension constante
Le pas suivant du mouvement social s'est effectué en février
dernier. Un meeting de policiers à La Paz, contre la
réduction de 12,5% de leurs salaires, s'est converti en
mutinerie et en massacre. Six policiers, sept civils et deux
militaires ont trouvé la mort le 12 février lors de
l'affrontement entre le Groupe spécial de la police et des
effectifs du Régiment de la garde sur la Place Murillo. Le
jour suivant, une énorme manifestation ouvrière qui se
terminait sur la Place San Francisco fut mitraillée depuis
les hauteurs, alourdissant le bilan de ces journées à 33
victimes, un massacre qui provoqua la démission du tout
récent cabinet ministériel.
Le dernier épisode de cet impressionnant cycle de luttes est
la guerre actuelle du gaz. Son épicentre se trouve à El
Alto, la ville la plus pauvre du continent, un monument à
l'abandon, où 6 personnes sur 10 vivent avec un dollars par
jour. El Alto, qui est passé de 10.000 habitants en 1950 à
800.000 aujourd'hui, est une poudrière sociale et politique.
Il suffit de parcourir ses rues en terre battue par le vent
glacé de l'Altiplano, de voir ses précaires logements fait
de boue séchée sans égouts ni eau potable, habités par de
jeunes aymaras aux visages sombres, pour comprendre les
raisons profondes d'un soulèvement qui surgit des plus
profondes entrailles de l'histoire et du pays. Pour les
Boliviens, le gaz est la dernière chance de vivre dans un
pays qui puisse avoir quelque chose qui ressemble à un
futur.
Pendant trois ans, la lutte a parcouru un vaste chemin ; de
la rébellion limitée à une ville d'un demi million
d'habitants et pour une demande spécifique, à une guerre
civile qui commença par la défense du patrimoine mais qui a
débouché sur l'exigence de démission du président et,
surtout, d'un tournant politico-économique radical. De la
scène locale on est passé à la scène nationale ; de demandes
ponctuelles, on est passé à des demandes politiques
générales ; d'acteurs municipaux et régionaux on est passé à
d'amples alliances sociales qui, au-delà des positions de
ses dirigeants, rassemblent aujourd'hui des paysans, des
ouvriers, des travailleurs informels, et aujourd'hui jusqu'à
la confédération patronale qui exige la démission du
président.
Les chiffres des victimes de la répression ont donné un coup
de fouet à la l'intensification de la lutte : des 6 morts de
Cochabamba en février 2000 on est passé à plus d'une dizaine
en septembre et octobre, pour atteindre 33 en février de
cette année et plus de 70 morts depuis samedi dernier au
moment où les habitants de El Alto ont tenté de bloquer le
passage des camions citernes d'essence pour La Paz assiégée.
Préparation du massacre
Pour l'empire, la succession de Sanchez de Lozada constitue
un gros problème. Il doit compter avec un front régional
emmené par le Brésil et l'Argentine, qui comprend le
Venezuela et qui pourrait s'étendre à la Bolivie. Depuis
l'échec de la Conférence de l'OMC à Cancun, il tente
désespérément de stabiliser une alliance afin de freiner les
grands pays d'Amérique du Sud. Jusqu'à présent, il est
parvenu à constituer un axe qui comprend la Colombie,
l'Equateur et le Pérou. Il ne peut donc pas se permettre de
perdre un allié aussi important que la Bolivie, un pays qui
ne possède pas seulement les deuxièmes gisements de gaz du
continent, mais qui peut également être le poids décisif
dans la balance entre les différentes alliances régionales.
C'est là l'unique raison pour laquelle, jusqu'à présent,
Sanchez de Lozada n'est pas tombé. Plus encore, il semble
que 4 conseillers de l'ambassade des Etats-Unis sont en
train de diriger les opérations militaires répressives, ce
qui représente un pas en avant dans l'intervention militaire
et un avertissement qu'un massacre est en préparation afin
d'écraser cet extraordinaire cycle des luttes.
C'est pour cela que l'avenir de l'ALCA et des plans
impériaux sont en train de se jouer dans les rues de La Paz
et dans chacun de ses quartiers pauvres. Seul l'incroyable
courage des Aymaras, et plus particulièrement des femmes
indigènes qui réunissent en elles tous les courage et la
volonté de leur peuple, a rendu possible que la mitraille
n'ait pas étouffé la rébellion.
Traduction de l'espagnol : Ataulfo Riera, pour RISAL.
Article original : "Bolivia en la encrucijada", ALAI,
América Latina en Movimiento, 16-10-03.
https://www.alainet.org/fr/articulo/109685