Derrière la générosité médiatisée perdure le mécanisme qui aspire les richesses du Sud vers le Nord
Pays dévastés, la dette immorale
11/01/2005
- Opinión
Vos dons serviront à rembourser leur dette sauf si... Depuis le
séisme du 26 décembre au large de l'Indonésie, beaucoup de
chiffres ont fait les grands titres de l'actualité,
irrémédiablement à la hausse : nombre de victimes, coût des dégâts
constatés, aide internationale... Les rencontres entre grandes
puissances se succèdent : conférence de Djakarta, réunion du G7,
session du Club de Paris. Prenons le temps de commenter quelques
faits et chiffres méconnus qu'il faut placer au coeur du débat.
Onze pays ont été touchés : Indonésie, Sri Lanka, Inde, Thaïlande,
Somalie, Maldives, Malaisie, Birmanie, Tanzanie, Bangladesh et
Kenya. Cet ensemble est très hétérogène, puisqu'il regroupe des
pays asiatiques et des pays africains, des pays économiquement
émergents et des pays très pauvres, des pays remboursant des
sommes colossales et d'autres en état de cessation de paiement.
Pour autant, la nature n'a pas choisi et il serait
particulièrement indécent de distinguer parmi ces pays pour
accorder aux uns ce que l'on refuserait aux autres.
A la fin 2003, la dette extérieure de ces onze pays s'élevait à
406 milliards de dollars (1). Leurs performances économiques étant
fort diverses, leurs créanciers le sont aussi (2). Les pays
prometteurs, comme l'Inde ou la Thaïlande, ont une dette
essentiellement d'origine privée, contractée notamment sur les
marchés financiers ou auprès de grandes banques. Les pays pauvres,
comme le Sri Lanka ou le Bangladesh, ont une dette essentiellement
multilatérale, détenue par la Banque mondiale, des banques
régionales de développement ou le FMI. Des pays plus isolés au
niveau international, comme la Somalie, ont une dette
principalement bilatérale, contractée envers des pays riches. Tous
les grands créanciers sont concernés par la recherche d'une
solution prenant en compte l'intérêt des peuples touchés.
En 2003, ces onze pays ont remboursé 68 milliards de dollars à
leurs créanciers étrangers, contre 60 milliards l'année précédente.
Cette année-là, leurs pouvoirs publics ont remboursé 38 milliards
de dollars (3) à eux seuls. La ponction est énorme : entre 1980 et
2003, les remboursements ont représenté onze fois leur dette de
1980, alors que dans le même temps, cette dette a été multipliée
par cinq (4).
L'aide internationale promise est estimée à 6 milliards de dollars,
dont 4 par des institutions officielles. Loin de vouloir dissuader
cet élan de générosité, qui soulage la bonne conscience du
donateur bien avant les souffrances des victimes, il est urgent de
noter que ces onze pays remboursent chaque année six fois plus.
Derrière la générosité médiatisée à outrance, même quand elle est
sincère, demeure donc un mécanisme très subtil qui aspire les
richesses des populations du Sud vers leurs riches créanciers.
Puisse la tragédie du mois de décembre servir à mettre en lumière
cette autre tragédie, dépassant largement le cadre de ces onze
pays sinistrés : la dette. A cause d'elle, et avec la complicité
des classes dirigeantes locales qui ont un intérêt personnel dans
l'endettement de leurs pays, des Etats n'assurent pas à leurs
peuples la satisfaction des besoins fondamentaux, la misère et la
corruption se répandent, la souveraineté politique et économique
de dizaines de pays devient une expression vide de sens, les
ressources naturelles sont pillées ou bradées à de puissantes
multinationales, les cultures d'exportation sont imposées au
détriment des cultures vivrières. Il s'agit d'un centre nerveux
particulièrement vigoureux d'un modèle économique prédateur et
oppressif.
Quel créancier oserait déclarer publiquement qu'il va continuer à
attendre des remboursements de pays sinistrés à ce point ?
Cependant, aucun n'y a définitivement renoncé. La réunion du Club
de Paris, fort tardive du reste (dix-sept jours après le séisme)
et regroupant 19 pays riches, ne doit pas faire illusion : les
créanciers sont prêts à suspendre les paiements, sans annulation
significative de dette, pour mieux imposer une conditionnalité
stricte qui sera assurée par le FMI. Pourtant, ce même FMI s'est
déjà distingué lors de la crise de 1997-1998 par des remèdes pires
que le mal.
En son âme et conscience, tout créancier peut décider de renoncer
à ses créances. Là, tout de suite. Cela s'est déjà produit dans
les dernières années pour des raisons géostratégiques (5).
Des centaines de mouvements sociaux présents dans cette région,
notamment les réseaux du Comité pour l'annulation de la dette du
tiers-monde (CADTM) et Jubilé Sud, ont appelé à l'annulation,
montrant la solidarité objective qui existe entre tous ceux qui
subissent la tyrannie de la dette. Un moratoire ou une simple
réduction ne peuvent être tolérés. Seule l'annulation totale et
inconditionnelle de la dette extérieure publique des pays touchés,
avec contrôle des sommes libérées par les populations locales, est
une réponse à la mesure du désastre provoqué par les tsunamis.
Sinon, vos dons serviront juste, tôt ou tard, aux pays dévastés à
rembourser une dette devenue immorale.
(1) Calculs des auteurs sur la base des chiffres de la Banque
mondiale.
(2) Ils sont privés à 47 %, bilatéraux à 27 % et multilatéraux à
26 %.
(3) Dont 16 pour les institutions multilatérales (7 pour la Banque
mondiale et 4 pour le FMI) ; 9 pour les pays riches ; 13 pour les
investisseurs privés.
(4) Calculs des auteurs sur la base des chiffres de la Banque
mondiale.
(5) Egypte et Pologne en 1991, Russie en 1998, Yougoslavie et
Pakistan en 2001.
Dernier ouvrage des deux auteurs : 50 questions 50 réponses sur la
dette, le FMI et la Banque mondiale, éd. Syllepse-CADTM, 2003.
Par Damien Millet président du CADTM France et Eric Toussaint
président du CADTM Belgique
(Comité pour l'annulation de la dette du tiers monde).
https://www.alainet.org/fr/articulo/111191?language=en
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