Le Canada et les Amériques:
Une politique plombée par la Doctrine Monroe
22/08/2005
- Opinión
La présente chronique est divisée en trois sections. La première replacera
dans son contexte historique l’opposition centrale qui divise les Amériques
jusqu’à ce jour, celle entre la vision hégémonique des États-Unis d’Amérique
(EUA) et la vision de Bolivar. À cette fin, il sera aussi bien question du
Traité de Gand de 1814, de la déclaration de Monroe de 1823, connue plus tard
sous le nom de « doctrine Monroe », que de leurs effets sur le Canada. La
deuxième section cherchera à illustrer certains des développements faits
antérieurement en s’attardant sur le rôle du Canada en tant que promoteur de
la démocratie. Quant à la troisième section, elle propose un tour d’horizon
rapide de la conjoncture actuelle dans les Amériques, afin de mettre en
lumière à quel point la fracture induite par la doctrine Monroe et sa réplique
bolivarienne traverse encore et toujours le continent [1]
Au niveau politique, les Amériques ont été, au lendemain des premières
indépendances (EUA, 1776 ; Haïti, 1804 ; Venezuela, 1811 ; Grande Colombie,
1819 ; Mexique, 1821 ; Pérou, 1821) soumises à de nombreuses guerres de
conquête entre le Brésil et Buenos Aires (1825-28), entre le Chili, la Bolivie
et le Pérou (1837-39), ainsi qu’à des fractionnements multiples aux dépens du
Mexique (1836, puis 1846-48), de la Grande Colombie (1830) et de la Fédération
de l’Amérique centrale (1837-39). Pourtant, malgré ces conflits et ces
affrontements, on assistera très tôt à la définition de deux grands projets
géopolitiques. Le premier en date est celui du président James Monroe (1823),
l’autre, celui de Simon Bolivar, sera débattu lors d’un congrès hémisphérique
convoqué à Panama, en 1826, congrès auquel les EUA ne seront conviés qu’après
d’âpres débats et auquel ils ne seront pas en mesure d’assister [2].
Parce que cette opposition traverse l’histoire des Amériques jusqu’à
aujourd’hui, elle mérite qu’on s’y arrête pour effectuer quelques rappels à
propos, en particulier, du Traité de Gand (1814) qui instaure une paix durable
entre le Royaume-Uni et les EUA dont les conséquences se font encore sentir
aujourd’hui.
Le Traité de Gand en contexte
On peut sans doute voir dans le Traité de Gand l’origine lointaine d’une
coupure profonde qui sépare depuis lors l’Amérique du Nord, c’est-à-dire les
EUA et le Canada, d’un côté, et l’Amérique latine, de l’autre. En ce sens, le
traité fournit une explication susceptible de rendre compte de la durabilité
et de l’étroitesse de la relation entre le Canada et les EUA [3], une
explication qui devrait s’avérer utile pour comprendre la nature de la
relation entre les deux pays et, partant, la nature de leurs rapports
respectifs avec leurs partenaires dans les Amériques.
Cette explication reprend, en l’adaptant au contexte de l’Amérique anglo-
américaine, mais en écartant la connotation suprémaciste qui l’imprègne de
part en part, une hypothèse développée in extenso par l’historien britannique,
Paul Johnson, dans le monumental ouvrage The Birth of the Modern. World
Society 1815-1830 [4]. Cette thèse soutient que le Traité de Gand de 1814
entre les EUA et la Grande-Bretagne aurait permis, en l’espace de quinze
années à peine, de forger entre la plus grande puissance du temps et une
puissance en émergence une « relation spéciale » [5] ancrée dans des valeurs
partagées, comme l’individualisme, la démocratie et l’industrialisation, des
valeurs qui auraient servi de creuset à la formation éventuelle d’une société
monde [6].
L’idée de « relation spéciale » est fort intéressante en ce qu’elle nous
permet de remonter aux origines de la relation privilégiée entretenue jusqu’à
aujourd’hui par les deux puissances, une relation qui aura des effets de
débordement sur la relation que le Canada lui-même entretient avec les EUA,
comme nous allons chercher à le montrer.
Alors même que, entre septembre 1814 et juin 1815, se tient le Congrès de
Vienne, au cours duquel les puissances victorieuses de Napoléon Ier procèdent
au remembrement de la carte de l’Europe, la Grande-Bretagne et les EUA mènent
en parallèle les négociations qui conduiront, le 24 décembre 1814, à la
signature du Traité de Gand qui met fin à la guerre de 1812 entre les deux
pays. Le traité sera approuvé par le Sénat, le 16 février 1815, et ratifié par
le président Madison le même jour. La paix deviendra officielle après
l’échange des ratifications intervenu entre le secrétaire d’État, James Monroe,
le futur président, et le secrétaire britannique, Anthony Baker. On a dit, à
propos de ce traité que, si les EUA avaient perdu la guerre qu’ils avaient
menée contre la Grande-Bretagne, ils n’en avaient pas moins gagné la paix.
Rappelons rapidement deux ou trois épisodes à ce propos, comme la destruction
de Washington, l’invasion ratée du Canada ou les redéploiements excessifs
(« overextension ») de la part de l’armée des EUA qui fait face à la première
puissance militaire du monde [7] .
Cela dit, il n’en reste pas moins que, à
l’occasion des négociations menées à Gand, les autorités politiques des EUA
gagnent la reconnaissance internationale de leur indépendance et, du coup,
accèdent de plain-pied, encore que de manière indirecte, au nouvel ordre
international qui est l’objet au même moment de tractations entre puissances
européennes à Vienne.
Le Traité de Gand instaure une paix durable entre deux pays qui ne se feront
plus jamais la guerre et, ce faisant, il consolide un partage des territoires
entre « Américains » et Britanniques en Amérique du Nord, un partage qui,
malgré quelques différends sur le tracé de la frontière, ne sera plus remis en
question. Les retombées du traité se feront sentir à trois niveaux :
premièrement, il confirme la pleine juridiction de la Grande-Bretagne sur ses
colonies britanniques des Amériques ; deuxièmement, il libère la Couronne de
la tutelle qu’elle exerçait sur les populations autochtones du continent [8],
ouvrant alors la brèche qui permettra aux autorités de Washington de mener
leur expansion vers l’ouest à leurs dépens ; et, troisièmement, il marque
l’émergence des EUA comme nouvelle puissance à l’intérieur des Amériques.
Parallèlement, la fin des guerres napoléoniennes conduit à la dissolution de
l’empire espagnol des Amériques engagée sous la poussée des insurrections
montées, entre 1815 et 1822, par José de San Martin en Argentine, Bernardo
O’Higgins au Chili et Simon Bolivar au Venezuela.
Pour leur part, les EUA, en
principe favorables à cette poussée, une fois conclu l’achat de la Louisiane
pour 15 millions de dollars avec Napoléon (1803) et celui des Florides avec
l’Espagne (1819 et 1821), reconnaîtront les nouvelles républiques américaines
de l’Argentine, du Chili, du Pérou, de la Colombie et du Mexique, la même
année, en 1822. Cependant, plusieurs puissances européennes refusaient de
reconnaître la portée de ces évènements et, parmi elles, l’Espagne, la France,
et même la Russie [9] , cherchaient soit à reconquérir les territoires perdus,
soit à étendre leurs possessions, une stratégie avec laquelle la Grande-
Bretagne était également en total désaccord et à laquelle elle s’opposait
fermement. C’est donc pour chercher à mettre fin à ces velléités de reconquête,
que le président James Monroe livre son message au Congrès, le 2 décembre 1823,
dans lequel il déclare que le continent américain est désormais fermé à la
colonisation européenne.
Ce qu’il importe de relever, pour les besoins de ce rappel historique, c’est
la continuité qui prévaut entre les termes et les engagements souscrits lors
du Traité de Gand et le message de Monroe, une continuité qui ressort
clairement de l’extrait suivant :
« We owe it, therefore, to candor and to the amicable relations existing
between the United States and those powers to declare that we should consider
any attempt on their part to extend their system to any portion of this
hemisphere as dangerous to our peace and safety. With the existing colonies or
dependencies of any European power we have not interfered and shall not
interfere. But with the Governments who have declared their independence and
maintained it, and whose independence we have, on great consideration and on
just principles, acknowledged, we could not view any interposition for the
purpose of oppressing them, or controlling in any other manner their destiny,
by any European power in any other light than as the manifestation of an
unfriendly disposition toward the United States. » (...)
« It is impossible that the allied powers should extend their political
system to any portion of either continent without endangering our peace and
happiness ; nor can anyone believe that our southern brethren, if left to
themselves, would adopt it of their own accord. » [10]
Au départ, le message en question est plutôt bien reçu par les nouveaux pays
des Amériques d’autant que les EUA n’ont pas encore à ce moment-là les moyens
matériels et militaires de leurs éventuelles prétentions [11] . Le message de
Monroe ne deviendra une véritable « Doctrine Monroe » qu’à compter de son
incorporation dans la Destinée manifeste plus tard dans le siècle.
C’est cette doctrine qui légitime depuis lors l’interventionnisme des EUA dans
les affaires des Amériques. Cependant, le Traité de Gand, de même que son
prolongement dans la petite phrase incidente que nous avons soulignée dans
l’extrait du texte du président Monroe, mettent en évidence une autre réalité,
à savoir que le Canada doit à la fois son existence et sa survivance à ces
engagements et à ces bonnes dispositions de la part de son voisin du sud. Car
les EUA, en s’engageant à respecter leur frontière nord, se trouvaient
désormais libres de mener leur expansion en direction de l’ouest et du sud,
alors que la Grande-Bretagne, pour sa part, avait désormais les coudées
franches pour étendre son empire sur le reste du monde, tout en conservant,
outre ses possessions des Antilles, ses colonies d’Amérique du Nord.
C’est ainsi que, depuis le premier quart du XIXième siècle, les gouvernements
des colonies britanniques d’Amérique du Nord, puis ceux du Dominion du Canada
et, enfin, ceux du Canada ont, les uns après les autres, placé leur
positionnement dans les Amériques à l’ombre de la Doctrine Monroe définie et
appliquée par les EUA. Il va de soi, dans ces conditions, que les colonies
britanniques étaient d’entrée de jeu exclues tout autant des projets
politiques portés par Bolivar, lorsqu’il a convoqué le premier Congrès
panaméricain à Panama en 1826, que de ceux portés par les EUA quand, à leur
tour, ils convoqueront leurs partenaires des trois Amériques à Washington, en
novembre 1887, pour jeter les bases de l’Union panaméricaine.
Cette « relation privilégiée », qui participe, pour partie, de la relation que
la Grande-Bretagne, puis l’Empire britannique, ont entretenue avec les EUA,
pour partie, des formes et modalités de l’insertion du Canada dans l’espace
nord-américain, permet de rendre compte de la nature particulière de la
relation entretenue par ce dernier avec son voisin et le contenu réducteur de
sa vision continentale. De plus, reprise et appliquée au Canada, l’idée de
« relation privilégiée » occuperait une place à ce point centrale, parmi les
mythes fondateurs du pays, qu’elle permettrait de comprendre pourquoi, tout au
long de son histoire, il aurait été traversé par deux courants de pensée
dominants en matière géostratégique et civilisationnelle, un courant
continentaliste et un courant européaniste, d’un côté, et de comprendre
également l’indigence de son implication politique face aux Amériques, de
l’autre.
Car il faut bien voir que, dans ce cas-ci, le courant continentaliste, dans sa
formulation la plus radicale, prône bel et bien l’adhésion pure et simple aux
EUA [12], tandis que le courant européaniste, essentiellement tourné vers la
Grande-Bretagne, voire vers la France, pour la minorité d’origine française,
dans sa formulation la plus radicale, privilégie le resserrement des relations
transatlantiques au détriment de l’intégration à l’espace nord-américain,
c’est-à-dire aux EUA, et au détriment de son implication dans l’ensemble des
Amériques.
Cependant, depuis l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique
européenne (CEE) en 1973 et, surtout, depuis l’ouverture des négociations de
libre-échange entre le Canada et les EUA, en mars 1985, le courant
continentaliste [13] domine nettement tous les autres courants, y compris les
courants multilatéraliste et internationaliste, dans l’imaginaire politique
canadien. Cet ascendant est tel qu’il traverse non seulement la société
canadienne dans son ensemble, mais également les partis politiques aux niveaux
fédéral et provincial, ainsi que les administrations publiques, y compris le
ministère des Affaires extérieures à Ottawa où s’opposent actuellement les
disciples annexionnistes de Goldwin Smith, d’un côté, les multilatéralistes ou
les internationalistes, de l’autre.
Mais quoi qu’il en soit des aléas de l’histoire canadienne, ce rappel est
important pour bien montrer à quel point, même s’il n’est en rien compromis
dans la Doctrine Monroe, le Canada se trouve, par défaut, du côté des EUA dans
les affaires interaméricaines et pour montrer, symétriquement, pourquoi il n’a
jamais été question de l’incorporer à des projets bolivariens. Cependant, au-
delà de ce constat, ce rappel permet de montrer en quoi et comment
l’opposition entre Monroe et Bolivar traverse l’histoire des Amériques jusqu’à
aujourd’hui et ce, malgré les tentatives répétées de la part des EUA de
défendre leur vision unitaire du continent, comme ce fut encore le cas lors du
sommet des trente-quatre chefs d’État et de gouvernement des Amériques tenu à
Miami en décembre 1994. Le président Clinton y dépose alors le projet de
création d’une Communauté des démocraties, un projet d’intégration
continentale par le libre commerce et le partage de valeurs communes dont la
principale composante est la création de la plus importante zone de libre-
échange du monde, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA).
Le Canada, promoteur de la démocratie
Si certains observateurs ont cru voir dans l’adhésion du Canada à
l’Organisation des États américains (OEA), le 8 janvier 1990, le signe
longtemps attendu d’une ouverture tardive sur les Amériques [14], d’autres ont
prétendu que cette accession ne changeait pas grand chose à la stratégie
politique essentiellement passive vis-à-vis de l’Amérique latine et de la
Caraïbe que les gouvernements avaient maintenue tout au long de leur histoire.
Il est vrai que l’adhésion du Canada à l’OEA pouvait donner lieu à deux
interprétations opposées. D’un côté, elle pouvait apparaître comme une réponse
au reproche qui lui avait été adressé par le gouvernement du Mexique, en
particulier, de s’être engagé dans des négociations commerciales bilatérales
au moment même où le Canada, à l’instar des EUA d’ailleurs, défendait une
option multilatérale dans les négociations amorcées depuis 1986 à l’intérieur
du Cycle de l’Uruguay ; d’un autre côté, cette adhésion pouvait être
interprétée comme une mesure de précaution en vue de l’acheminement d’une
demande de participation aux négociations bilatérales dans lesquelles les EUA
et le Mexique allaient s’engager officiellement l’année suivante. En effet, à
défaut d’être membre à part entière d’une organisation pan-américaine, la
prétention du gouvernement de réclamer une place à la table des négociations
aurait pu paraître fragile.
Cependant, au-delà de ces explications fondées sur la défense et la promotion
d’intérêts immédiats dans un contexte où un fort courant de pensée à
l’intérieur du Canada défendait malgré tout une approche réductrice du
continentalisme [15], l’entrée dans l’OEA pouvait aussi être interprétée comme
l’expression d’une nouvelle ouverture sur les Amériques de la part du
gouvernement canadien, une ouverture qui aurait marqué un virage important de
sa politique extérieure. Si le Canada était demeuré, tout au long de son
histoire, essentiellement tourné vers deux pôles, le Royaume-Uni et le
Commonwealth, d’un côté, les EUA, de l’autre, tout en entretenant des liens
plus ou moins serrés avec les pays d’Europe [16], depuis la Deuxième Guerre
mondiale, à travers le soutien apporté à la construction de l’Organisation des
Nations unies (ONU), le Canada avait assumé un rôle grandissant au titre de
« pacificateur » (« peacemaker ») [17] entre l’Ouest capitaliste et l’Est
socialiste. Plus tard, en 1975, dans la foulée de l’adoption d’une nouvelle
politique extérieure, la fameuse « Troisième option », le gouvernement s’était
tourné vers le Tiers monde et, en particulier, vers l’Afrique et l’Asie.
En
somme, l’adhésion pleine et entière à l’OEA venait parachever l’ouverture du
Canada en direction d’une partie du monde, l’Amérique latine et la Caraïbe,
avec laquelle il était demeuré assez distant et elle aurait représenté la
dernière étape dans l’affirmation pleine et entière du pays à l’échelle
mondiale. On pouvait alors interpréter cette adhésion, non seulement comme
l’expression d’une volonté de s’impliquer plus activement dans les affaires
économiques, politiques, sociales et humanitaires de son continent
d’appartenance, mais on pouvait également l’interpréter comme l’expression
tout à fait complémentaire d’assumer sa pleine émergence dans le concert des
nations en tant que partie prenante dans les affaires des cinq continents, une
prétention d’autant plus légitime et crédible que le Canada était membre du G-
7 depuis 1976.
Mais, compte tenu de ce dont il a été question à la section précédente, il ne
faut sans doute pas accorder trop de crédit à l’interprétation qui voudrait
que l’adhésion à l’OEA soit l’expression d’une vision haute et pleinement
assumée par le gouvernement du Canada de sa place et de son rôle dans les
Amériques [18], car la politique extérieure du Canada en direction de
l’Amérique latine et de la Caraïbe demeure encore essentiellement tributaire
de la position dans laquelle l’avait campé la Doctrine Monroe. D’ailleurs en
parcourant les 33 mois qui séparent le troisième Sommet des Amériques, tenu à
Québec en avril 2001, du Sommet extraordinaire des Amériques, tenu à Monterrey,
en janvier 2004, on voit à quel point cette période constitue un ensemble
intéressant, puisqu’elle s’ouvre avec la pleine reconnaissance du Canada, au
niveau symbolique et rituel en tout cas, en tant que membre à part entière de
la « communauté des démocraties » [19] dans les Amériques, et elle se clôt
avec le soi-disant « sommet extraordinaire », qui avait été convoqué à
l’instigation du Premier ministre Jean Chrétien, qui ne sera plus là pour
assister au repli politique vis-à-vis des Amériques engagé à l’instigation du
nouveau premier ministre Paul Martin.
Rappelons que le Plan d’action du deuxième Sommet des chefs d’État et de
gouvernement des Amériques, tenu à Santiago en avril 1998, annonçait que tous
les efforts seraient mis en oeuvre pour réformer la démocratie aux niveaux
local et régional, pour protéger les droits des travailleurs émigrants, ainsi
que leurs familles, et pour améliorer les systèmes judiciaires de sorte qu’ils
puissent être mieux en mesure de répondre aux besoins des peuples. Or, tout
comme la fois précédente, au sortir du premier Sommet tenu à Miami en décembre
1994, rien de tout cela n’a été mis en marche, avec le résultat que, si la
démocratie fait encore l’objet du premier chapitre intitulé « Pour le meilleur
fonctionnement de la démocratie » du Plan d’action adopté lors du troisième
Sommet, tenu à Québec en avril 2001, il s’agit désormais de « renforcer la
démocratie représentative » et non plus de faire fond sur les nombreux
objectifs retenus les deux autres fois. On voit alors à quel point le recours
à la démocratie, en tant que pure et simple condition d’éligibilité au point
de départ, condition qui permettait aux chefs d’État et de gouvernement de
mettre en marche les négociations entourant une intégration multiple dans les
Amériques, débouche maintenant sur une vision minimaliste de la démocratie,
puisqu’il s’agit désormais de recourir à l’exclusion pour le cas où un des
partenaires serait tenté par le recours à des méthodes antidémocratiques. Cet
engagement a depuis lors connu les suites que l’on sait avec la signature de
la Charte démocratique interaméricaine à Lima, le 11 septembre 2001.
Deux exemples de louvoiements de la politique extérieure du Canada, celui de
la participation de l’armée canadienne à la force de sécurité multinationale
de l’ONU montée à l’instigation des EUA, de la France et du Brésil en Haïti,
en mars 2004 [20] , et le repli stratégique face au compromis de Lansdowne
négocié entre les EUA et le Brésil, en prévision de la huitième Rencontre
ministérielle tenue à Miami en novembre 2003 [21] , montrent à quel point ses
engagements sont encore et toujours tributaires de la stratégie appliquée par
les EUA.
En attendant, ce glissement face à l’enjeu de la démocratisation dans les
Amériques permet de mettre en lumière trois choses : premièrement, que
les engagements souscrits en la matière n’ont pas été respectés, une
renonciation d’autant plus significative, dans les circonstances, que c’est
sans aucun doute parce qu’ils étaient eux-mêmes conscients de la fragilité du
démocratisme dans les Amériques que les chefs d’État et de gouvernement
avaient fait de telles promesses au point de départ ; deuxièmement, que le
Canada n’a pas été en mesure de tenir le rôle qu’il s’était taillé en tant que
promoteur de la démocratie, et troisièmement, que ces replis risquent de jeter
une ombre sur le quatrième Sommet des Amériques qui aura lieu les 4 et 5
novembre 2005, à Mar del Plata, en Argentine.
Aujourd’hui
La conjoncture économique, politique et sociale semble étonnamment mouvante
dans 20 Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en
Haïti (MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité,
30 avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché à appuyer les
solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le
recours à la Charte de Lima. 21 Le Canada, jusque là grand promoteur de la
ZLEA, s’efface dans ce dossier, tout simplement. les Amériques ces jours-
ci [22]. Autant on avait pu penser, au lendemain des dictatures, que nous
assisterions à un rétablissement des relations entre le nord et le sud autour
du projet de Communauté des démocraties, autant nous semblons actuellement
assister à une mise à distance de part et d’autre. Témoigne de ceci le fait
que le fleuron du Plan d’action de Miami, le projet de la ZLEA, a été
complètement écarté des discussions et des rencontres hémisphériques depuis
l’échec de la huitième Rencontre ministérielle tenue à Miami, en novembre 2003.
C’est ainsi que le quatrième Sommet des Amériques traitera de démocratie et
d’emploi, mais pas du libre-échange. Or, il faut quand même le souligner, le
libre-échange a été depuis dix ans le référent obligé dans les discours
portant sur le développement, que ce soit à la Maison blanche, à l’OEA et dans
la quasi totalité des parlements nationaux.
Les raisons de ce revirement sont nombreuses et elles nous conduiront à tracer
à grands traits les évolutions en cours à l’heure actuelle dans les Amériques.
La première chose qui frappe l’esprit est la vitesse avec laquelle on a
assisté à un vaste déplacement de l’électorat vers la gauche du spectre
politique. Tout a sans doute commencé avec l’élection du président Lula da
Silva du Parti des travailleurs du Brésil, le 27 octobre 2002. Cette victoire
électorale est suivie par le retour en force du président Hugo Chavez du
Venezuela, élu une première fois en 1998, après le coup d’État raté d’avril et
la grève de décembre 2002. Puis ce fut au tour de Nestor Kirchner, qui assume
la présidence de l’Argentine en mai 2003, après la saga des turbulences
politiques du mois de décembre 2001 et le court intermède de Duhalde en 2002.
Enfin, Tabaré Vasquez est élu président de l’Uruguay, le 31 octobre 2004, à la
tête d’une vaste coalition de gauche ralliée derrière le Frente Amplio.
Cependant, mis à part ces accessions au pouvoir de partis de gauche, il faut
aussi tenir compte des nombreuses chutes brutales de gouvernements qui
défendaient bec et ongles les politiques de libéralisation de la Banque
mondiale et du Fonds monétaire international, comme ce fut le cas en Équateur,
au Pérou et en Bolivie, entre autres.
Ces revirements politiques sont imputables à deux causes. Ils sont imputables
à la détérioration de la conjoncture économique, une détérioration rendue
d’autant plus intolérable que la politique économique fondée sur la
déréglementation et les privatisations prétendait favoriser la création
d’emplois. Mais ces revirements sont imputables encore et surtout à la rapide
dégradation des niveaux et des conditions de vie, un fléau qui affecte
aujourd’hui les Amériques depuis le nord jusqu’au sud. En effet, quand on
analyse la répartition de la richesse par tranche de revenus, on prend toute
la mesure d’un phénomène majeur qui est celui de l’appauvrissement de pans
entiers des populations. Ce phénomène va en s’accélérant et il n’épargne pas
les EUA dont l’évolution de la répartition des revenus au cours des récentes
années les place derrière le Costa Rica et l’Uruguay, avec le résultat qu’ils
se rapprochent petit à petit d’un modèle de distribution de la richesse que
l’on rencontre dans les pays les plus inégalitaires, comme le Brésil [23].
Les réactions politiques et sociales contre ce modèle néo-libéral de
développement divisent profondément les Amériques. Ces contradictions se
répercutent à trois niveaux. On les retrouve aussi bien au niveau local, dans
les affrontements qui opposent adversaires et promoteurs des privatisations de
l’eau à Cochabamba en Bolivie, tout comme on les rencontre au niveau national,
dans ces confrontations entre promoteurs et adversaires des accords de libre-
échange entre les EUA et l’Amérique centrale. On les rencontre enfin au niveau
régional autour de projets de renforcement des solidarités sud-sud et
l’émergence d’initiatives d’intégration sud-américaine, comme le projet de
création de la Communauté sud-américaine des nations, signé à Cuzco, en
décembre 2004 [24].
Ces initiatives, nées dans un contexte de refus d’un projet d’intégration
continentale néolibéral, veulent faire contre poids au pouvoir des EUA dans la
région et le Canada apparaît impuissant à modifier le cours des choses [25].
Ces contradictions et ces fractures sont alimentées par de nouvelles utopies
émancipatrices issues tout autant des mouvements autochtones, que des
mouvements de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui puisent aux sources
des imaginaires les plus divers. Certains de ces imaginaires politiques et
sociaux (la démocratie communautaire, le budget participatif, la réforme
agraire, etc.) cherchent à penser le changement social dans un ici et
maintenant qui s’inscrit en porte-à-faux face aux contraintes d’une production
à flux tendu (just-in-time) qui ne cesse de s’accélérer et de s’étendre.
D’autres imaginaires, au contraire, se réfugient dans les nouvelles religions
ou dans un consumérisme effréné qui poussent à la remise en cause de
l’étatisme et du bien commun. Bref, après une décennie d’expérimentations, une
nouvelle fracture entre nantis et appauvris vient désormais se superposer à
l’ancienne fracture qui opposait le sud et le nord depuis près de deux cents
ans.
NOTES:
[1] L’auteur tient à remercier José del Pozo pour ses rectifications et
précisions, ainsi que Georges LeBel pour ses commentaires et Alexandra Ricard-
Guay pour ses ajouts à la troisième section.
[2] Voir : José del Pozo, Histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes de
1825 à nos jours, Québec, Septentrion, 2004, page 19-21, ainsi que la note 2.
[3] Ce fait a été confirmé de manière assez éclatante encore récemment à
propos de l’invasion en Irak déclenchée en 2003. Plusieurs pays ont payé
chèrement leur désaccord face à l’unilatéralisme des EUA quand ils ont choisi
d’envahir l’Irak sans l’aval des Nations unies. En revanche, le vote du Canada
est passé inaperçu aux EUA et il a été, à toutes fins utiles, ignoré par une
Maison blanche qui a été, règle générale, très vindicative sur cette question.
[4] Paru à Londres chez Wiedenfeld and Nicolson, 1991, 1095 pages.
[5] Sur le sens de cette expression aux yeux de l’auteur. Voir P. Johnson, op.
cit, pp. 43 et ss.
[6] On oublie encore souvent de relever la dimension et la portée
transatlantiques de la Révolution industrielle. Voir :David J. Jeremy,
Transatlantic Industrial Revolution : The Diffusion of Textile Technologies
Between Britain and America, 1700-1830, Cambridge, MIT Press, 1981.
[7] Il convient de rappeler que la Grande-Bretagne se bat sur deux fronts à la
fois puisqu’elle est engagée au même moment dans les guerres napoléoniennes.
[8] Parmi les demandes jugées « excessives » des Britanniques par les
négociateurs des EUA, il y a eu celle de consentir une importante cession du
tiers du territoire pour créer un État indien. « Thus, as Madison believed
the peace in Europe made peace between America and Britain more easily
attainable, he also believed the United States had been successful in at least
“asserting” its national rights. Both he and Monroe were well aware of
Britain’s initial demands (at one point asking the United States to cede
nearly a third of its territory to create an Indian state), and were thus able
to place the treaty in its proper context. The peace, he believed, was
honorable. » Voir : http://earlyamerica.com/review/2002....
[9] Rappelons que l’Alaska est alors sous domination russe et que ce
territoire ne sera acquis par les EUA qu’aux termes d’un traité signé le 30
mars 1867.
[10] Ajoutons à ce propos que cet engagement à respecter les indépendances
avait déjà connu de sérieuses entorses par le passé et qu’il en connaîtrait de
nouvelles à l’avenir. En effet, les EUA, pays esclavagiste, avaient refusé de
reconnaître la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804, une ex-colonie
noire, parce que cette révolution créait un précédent parfaitement
inacceptable à leurs yeux. Par la suite, ils n’auront de cesse d’empêcher
Haïti de participer aux réunions des Amériques à cause du maintien de
l’esclavage chez eux. On comprend alors un peu mieux leur incrédulité devant
l’idée que les Britanniques aient pu songer à les contraindre à reconnaître un
État indien découpé à même le territoire de l’Amérique du Nord, ce dont il a
été question à la note 4 supra. Voir aussi, en ligne : www.yale.edu.
[11] Voir José del Pozo, op.cit. p. 19 note 2.
[12] L’option continentale apparaît très tôt dans le paysage politique et
idéologique en Amérique britannique du Nord. Sa première formulation est due à
Benjamin Franklin, qui publie son Canada Pamphlet en 1760, après la
défaite des Français à Québec et à Montréal. Par la suite, elle conduira la
nouvelle république à se lancer dans l’aventure sans lendemain de la conquête
de la colonie britannique à deux reprises, en 1776 et en 1812. Du côté
canadien, cette option est à la fois celle qui anime les Patriotes lors des
révoltes de 1837 et, quelques années plus tard, en 1842, une fois la paix et
l’ordre rétablis, elle prend la forme de la promotion du libre-échange entre
les EUA et le Canada défendue par une association de marchands de Montréal.
L’expression la plus achevée de ce continentalisme qui propose la dissolution
pure et simple du Canada et l’annexion aux EUA se trouve chez Goldwin Smith,
Canada and the Canadian Question (1880), Toronto, University of Toronto Press,
1971.
Voir : D. Brunelle et C. Deblock, Le libre-échange par défaut, Montréal,
VLB Éditeur, 1989, pp.29-34.12
[13] Les italiques visent à souligner le fait que, vu du Canada, ce
continentalisme n’est, en définitive, qu’un pur et simple bilatéralisme,
puisqu’il n’inclut pas le Mexique.
[14] Le Canada avait le statut d’observateur permanent à l’OEA depuis 1972.
[15] Cette vision réductrice de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire cette vision
qui exclut de facto et de jure le Mexique, imprègne l’ensemble du Rapport de
la commission royale sur l’Union économique et les perspectives de
développement du Canada, de 1985, qui a recommandé l’ouverture de négociations
commerciales bilatérales avec les EUA.
Voir le Rapport, tome 1, ch. 6 : « Libéralisation des échanges avec les
États-Unis », pp. 327-368.
[16] N’est-ce pas l’historien Stanley Bréhaut Ryerson qui avait commis cette
boutade et qui avait écrit que le Canada était le seul pays au monde à avoir
deux capitales, Londres et Washington ? In Capitalisme et confederation,
Montréal, Éditions Parti-pris,1978, p.175.
[17] Voir : James M. Minifie, Peacemaker or Powder-Monkey : Canada’s Role in a
Revolutionary World, Toronto, McClelland and Stewart, 1965.
[18] Même si le Canada a un poids économique important, ce n’est pas à titre
de puissance économique qu’il fera son entrée dans les affaires panaméricaines,
dans la mesure où ses échanges commerciaux avec l’Amérique latine sont très
modestes, mais en tant que promoteur et en tant que défenseur de la démocratie.
Témoigne de ceci le fait que la principale contribution du Canada à l’OEA sera
la mise sur pied d’une Unité pour la promotion de la démocratie (UPD).
[19] C’est le concept unificateur proposé par le National Security Council au
président Clinton en prévision de la convocation du premier Sommet des
Amériques qui sera tenu à Miami en décembre 1994. Voir : National Security
Council, Memorandum for the President, November 29, 1993. Declassified 3/8/96.
Ce document est analysé par : D. Brunelle, « The US, the FTAA, and the
Parameters of Global Governance », in P. Vizentini et M. Wiesebron, éd. Free
Trade for the Americas ? The United States’ Push for the FTAA Agreement,
Londres, Zed Books, 2004, pp. 23-40.
Par ailleurs, ce rôle de promoteur de la démocratie avait été consacré quand
le pays avait eu droit à une « semaine du Canada » alors qu’il agissait en
tant qu’hôte de l’Assemblée générale de l’OEA à Windsor, en juin 2000.
[20] Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti
(MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité, 30
avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché à appuyer les
solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le recours à la Charte de Lima.
[21] Le Canada, jusque là grand promoteur de la ZLEA, s’efface dans ce dossier,
tout simplement.
[22] Cette deuxième partie reprend le contenu d’un article paru dans le cahier
spécial du journal Le Devoir consacré aux Amériques, le 13 août 2005.
[23] Au cours de l’automne, l’Observatoire des Amériques diffusera sur son
site web les résultats de recherches menées durant l’été sur la question de la
progression des inégalités au cours des dix dernières années à travers tous
les pays des Amériques, y compris le Québec.
[24] Douze pays d’Amérique du Sud ont signé, le 8 décembre 2004, la
Déclaration de Cuzco qui porte création d’une Communauté sud-américaine des
nations qui favoriserait l’intégration politique et économique des pays
membres du MERCOSUR, de la Communauté andine, ainsi que du Chili, de Guyana,
et du Suriname.
[25] Et sans parler ici de la politique menée par l’actuel président du
Venezuela, Hugo Chavez, qui, par sa reformulation du projet bolivarien
influence grandement la mise en marche d’un projet d’intégration sud-
américaine en opposition affichée au projet de Washington.
Source : La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques
(www.ameriques.uqam.ca/), n°25, août 2005, Université du Québec à Montréal.
https://www.alainet.org/fr/articulo/112825?language=en
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