Le Canada et les Amériques:

Une politique plombée par la Doctrine Monroe

22/08/2005
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La présente chronique est divisée en trois sections. La première replacera dans son contexte historique l’opposition centrale qui divise les Amériques jusqu’à ce jour, celle entre la vision hégémonique des États-Unis d’Amérique (EUA) et la vision de Bolivar. À cette fin, il sera aussi bien question du Traité de Gand de 1814, de la déclaration de Monroe de 1823, connue plus tard sous le nom de « doctrine Monroe », que de leurs effets sur le Canada. La deuxième section cherchera à illustrer certains des développements faits antérieurement en s’attardant sur le rôle du Canada en tant que promoteur de la démocratie. Quant à la troisième section, elle propose un tour d’horizon rapide de la conjoncture actuelle dans les Amériques, afin de mettre en lumière à quel point la fracture induite par la doctrine Monroe et sa réplique bolivarienne traverse encore et toujours le continent [1] Au niveau politique, les Amériques ont été, au lendemain des premières indépendances (EUA, 1776 ; Haïti, 1804 ; Venezuela, 1811 ; Grande Colombie, 1819 ; Mexique, 1821 ; Pérou, 1821) soumises à de nombreuses guerres de conquête entre le Brésil et Buenos Aires (1825-28), entre le Chili, la Bolivie et le Pérou (1837-39), ainsi qu’à des fractionnements multiples aux dépens du Mexique (1836, puis 1846-48), de la Grande Colombie (1830) et de la Fédération de l’Amérique centrale (1837-39). Pourtant, malgré ces conflits et ces affrontements, on assistera très tôt à la définition de deux grands projets géopolitiques. Le premier en date est celui du président James Monroe (1823), l’autre, celui de Simon Bolivar, sera débattu lors d’un congrès hémisphérique convoqué à Panama, en 1826, congrès auquel les EUA ne seront conviés qu’après d’âpres débats et auquel ils ne seront pas en mesure d’assister [2]. Parce que cette opposition traverse l’histoire des Amériques jusqu’à aujourd’hui, elle mérite qu’on s’y arrête pour effectuer quelques rappels à propos, en particulier, du Traité de Gand (1814) qui instaure une paix durable entre le Royaume-Uni et les EUA dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui. Le Traité de Gand en contexte On peut sans doute voir dans le Traité de Gand l’origine lointaine d’une coupure profonde qui sépare depuis lors l’Amérique du Nord, c’est-à-dire les EUA et le Canada, d’un côté, et l’Amérique latine, de l’autre. En ce sens, le traité fournit une explication susceptible de rendre compte de la durabilité et de l’étroitesse de la relation entre le Canada et les EUA [3], une explication qui devrait s’avérer utile pour comprendre la nature de la relation entre les deux pays et, partant, la nature de leurs rapports respectifs avec leurs partenaires dans les Amériques. Cette explication reprend, en l’adaptant au contexte de l’Amérique anglo- américaine, mais en écartant la connotation suprémaciste qui l’imprègne de part en part, une hypothèse développée in extenso par l’historien britannique, Paul Johnson, dans le monumental ouvrage The Birth of the Modern. World Society 1815-1830 [4]. Cette thèse soutient que le Traité de Gand de 1814 entre les EUA et la Grande-Bretagne aurait permis, en l’espace de quinze années à peine, de forger entre la plus grande puissance du temps et une puissance en émergence une « relation spéciale » [5] ancrée dans des valeurs partagées, comme l’individualisme, la démocratie et l’industrialisation, des valeurs qui auraient servi de creuset à la formation éventuelle d’une société monde [6]. L’idée de « relation spéciale » est fort intéressante en ce qu’elle nous permet de remonter aux origines de la relation privilégiée entretenue jusqu’à aujourd’hui par les deux puissances, une relation qui aura des effets de débordement sur la relation que le Canada lui-même entretient avec les EUA, comme nous allons chercher à le montrer. Alors même que, entre septembre 1814 et juin 1815, se tient le Congrès de Vienne, au cours duquel les puissances victorieuses de Napoléon Ier procèdent au remembrement de la carte de l’Europe, la Grande-Bretagne et les EUA mènent en parallèle les négociations qui conduiront, le 24 décembre 1814, à la signature du Traité de Gand qui met fin à la guerre de 1812 entre les deux pays. Le traité sera approuvé par le Sénat, le 16 février 1815, et ratifié par le président Madison le même jour. La paix deviendra officielle après l’échange des ratifications intervenu entre le secrétaire d’État, James Monroe, le futur président, et le secrétaire britannique, Anthony Baker. On a dit, à propos de ce traité que, si les EUA avaient perdu la guerre qu’ils avaient menée contre la Grande-Bretagne, ils n’en avaient pas moins gagné la paix. Rappelons rapidement deux ou trois épisodes à ce propos, comme la destruction de Washington, l’invasion ratée du Canada ou les redéploiements excessifs (« overextension ») de la part de l’armée des EUA qui fait face à la première puissance militaire du monde [7] . Cela dit, il n’en reste pas moins que, à l’occasion des négociations menées à Gand, les autorités politiques des EUA gagnent la reconnaissance internationale de leur indépendance et, du coup, accèdent de plain-pied, encore que de manière indirecte, au nouvel ordre international qui est l’objet au même moment de tractations entre puissances européennes à Vienne. Le Traité de Gand instaure une paix durable entre deux pays qui ne se feront plus jamais la guerre et, ce faisant, il consolide un partage des territoires entre « Américains » et Britanniques en Amérique du Nord, un partage qui, malgré quelques différends sur le tracé de la frontière, ne sera plus remis en question. Les retombées du traité se feront sentir à trois niveaux : premièrement, il confirme la pleine juridiction de la Grande-Bretagne sur ses colonies britanniques des Amériques ; deuxièmement, il libère la Couronne de la tutelle qu’elle exerçait sur les populations autochtones du continent [8], ouvrant alors la brèche qui permettra aux autorités de Washington de mener leur expansion vers l’ouest à leurs dépens ; et, troisièmement, il marque l’émergence des EUA comme nouvelle puissance à l’intérieur des Amériques. Parallèlement, la fin des guerres napoléoniennes conduit à la dissolution de l’empire espagnol des Amériques engagée sous la poussée des insurrections montées, entre 1815 et 1822, par José de San Martin en Argentine, Bernardo O’Higgins au Chili et Simon Bolivar au Venezuela. Pour leur part, les EUA, en principe favorables à cette poussée, une fois conclu l’achat de la Louisiane pour 15 millions de dollars avec Napoléon (1803) et celui des Florides avec l’Espagne (1819 et 1821), reconnaîtront les nouvelles républiques américaines de l’Argentine, du Chili, du Pérou, de la Colombie et du Mexique, la même année, en 1822. Cependant, plusieurs puissances européennes refusaient de reconnaître la portée de ces évènements et, parmi elles, l’Espagne, la France, et même la Russie [9] , cherchaient soit à reconquérir les territoires perdus, soit à étendre leurs possessions, une stratégie avec laquelle la Grande- Bretagne était également en total désaccord et à laquelle elle s’opposait fermement. C’est donc pour chercher à mettre fin à ces velléités de reconquête, que le président James Monroe livre son message au Congrès, le 2 décembre 1823, dans lequel il déclare que le continent américain est désormais fermé à la colonisation européenne. Ce qu’il importe de relever, pour les besoins de ce rappel historique, c’est la continuité qui prévaut entre les termes et les engagements souscrits lors du Traité de Gand et le message de Monroe, une continuité qui ressort clairement de l’extrait suivant : « We owe it, therefore, to candor and to the amicable relations existing between the United States and those powers to declare that we should consider any attempt on their part to extend their system to any portion of this hemisphere as dangerous to our peace and safety. With the existing colonies or dependencies of any European power we have not interfered and shall not interfere. But with the Governments who have declared their independence and maintained it, and whose independence we have, on great consideration and on just principles, acknowledged, we could not view any interposition for the purpose of oppressing them, or controlling in any other manner their destiny, by any European power in any other light than as the manifestation of an unfriendly disposition toward the United States. » (...) « It is impossible that the allied powers should extend their political system to any portion of either continent without endangering our peace and happiness ; nor can anyone believe that our southern brethren, if left to themselves, would adopt it of their own accord. » [10] Au départ, le message en question est plutôt bien reçu par les nouveaux pays des Amériques d’autant que les EUA n’ont pas encore à ce moment-là les moyens matériels et militaires de leurs éventuelles prétentions [11] . Le message de Monroe ne deviendra une véritable « Doctrine Monroe » qu’à compter de son incorporation dans la Destinée manifeste plus tard dans le siècle. C’est cette doctrine qui légitime depuis lors l’interventionnisme des EUA dans les affaires des Amériques. Cependant, le Traité de Gand, de même que son prolongement dans la petite phrase incidente que nous avons soulignée dans l’extrait du texte du président Monroe, mettent en évidence une autre réalité, à savoir que le Canada doit à la fois son existence et sa survivance à ces engagements et à ces bonnes dispositions de la part de son voisin du sud. Car les EUA, en s’engageant à respecter leur frontière nord, se trouvaient désormais libres de mener leur expansion en direction de l’ouest et du sud, alors que la Grande-Bretagne, pour sa part, avait désormais les coudées franches pour étendre son empire sur le reste du monde, tout en conservant, outre ses possessions des Antilles, ses colonies d’Amérique du Nord. C’est ainsi que, depuis le premier quart du XIXième siècle, les gouvernements des colonies britanniques d’Amérique du Nord, puis ceux du Dominion du Canada et, enfin, ceux du Canada ont, les uns après les autres, placé leur positionnement dans les Amériques à l’ombre de la Doctrine Monroe définie et appliquée par les EUA. Il va de soi, dans ces conditions, que les colonies britanniques étaient d’entrée de jeu exclues tout autant des projets politiques portés par Bolivar, lorsqu’il a convoqué le premier Congrès panaméricain à Panama en 1826, que de ceux portés par les EUA quand, à leur tour, ils convoqueront leurs partenaires des trois Amériques à Washington, en novembre 1887, pour jeter les bases de l’Union panaméricaine. Cette « relation privilégiée », qui participe, pour partie, de la relation que la Grande-Bretagne, puis l’Empire britannique, ont entretenue avec les EUA, pour partie, des formes et modalités de l’insertion du Canada dans l’espace nord-américain, permet de rendre compte de la nature particulière de la relation entretenue par ce dernier avec son voisin et le contenu réducteur de sa vision continentale. De plus, reprise et appliquée au Canada, l’idée de « relation privilégiée » occuperait une place à ce point centrale, parmi les mythes fondateurs du pays, qu’elle permettrait de comprendre pourquoi, tout au long de son histoire, il aurait été traversé par deux courants de pensée dominants en matière géostratégique et civilisationnelle, un courant continentaliste et un courant européaniste, d’un côté, et de comprendre également l’indigence de son implication politique face aux Amériques, de l’autre. Car il faut bien voir que, dans ce cas-ci, le courant continentaliste, dans sa formulation la plus radicale, prône bel et bien l’adhésion pure et simple aux EUA [12], tandis que le courant européaniste, essentiellement tourné vers la Grande-Bretagne, voire vers la France, pour la minorité d’origine française, dans sa formulation la plus radicale, privilégie le resserrement des relations transatlantiques au détriment de l’intégration à l’espace nord-américain, c’est-à-dire aux EUA, et au détriment de son implication dans l’ensemble des Amériques. Cependant, depuis l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE) en 1973 et, surtout, depuis l’ouverture des négociations de libre-échange entre le Canada et les EUA, en mars 1985, le courant continentaliste [13] domine nettement tous les autres courants, y compris les courants multilatéraliste et internationaliste, dans l’imaginaire politique canadien. Cet ascendant est tel qu’il traverse non seulement la société canadienne dans son ensemble, mais également les partis politiques aux niveaux fédéral et provincial, ainsi que les administrations publiques, y compris le ministère des Affaires extérieures à Ottawa où s’opposent actuellement les disciples annexionnistes de Goldwin Smith, d’un côté, les multilatéralistes ou les internationalistes, de l’autre. Mais quoi qu’il en soit des aléas de l’histoire canadienne, ce rappel est important pour bien montrer à quel point, même s’il n’est en rien compromis dans la Doctrine Monroe, le Canada se trouve, par défaut, du côté des EUA dans les affaires interaméricaines et pour montrer, symétriquement, pourquoi il n’a jamais été question de l’incorporer à des projets bolivariens. Cependant, au- delà de ce constat, ce rappel permet de montrer en quoi et comment l’opposition entre Monroe et Bolivar traverse l’histoire des Amériques jusqu’à aujourd’hui et ce, malgré les tentatives répétées de la part des EUA de défendre leur vision unitaire du continent, comme ce fut encore le cas lors du sommet des trente-quatre chefs d’État et de gouvernement des Amériques tenu à Miami en décembre 1994. Le président Clinton y dépose alors le projet de création d’une Communauté des démocraties, un projet d’intégration continentale par le libre commerce et le partage de valeurs communes dont la principale composante est la création de la plus importante zone de libre- échange du monde, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Le Canada, promoteur de la démocratie Si certains observateurs ont cru voir dans l’adhésion du Canada à l’Organisation des États américains (OEA), le 8 janvier 1990, le signe longtemps attendu d’une ouverture tardive sur les Amériques [14], d’autres ont prétendu que cette accession ne changeait pas grand chose à la stratégie politique essentiellement passive vis-à-vis de l’Amérique latine et de la Caraïbe que les gouvernements avaient maintenue tout au long de leur histoire. Il est vrai que l’adhésion du Canada à l’OEA pouvait donner lieu à deux interprétations opposées. D’un côté, elle pouvait apparaître comme une réponse au reproche qui lui avait été adressé par le gouvernement du Mexique, en particulier, de s’être engagé dans des négociations commerciales bilatérales au moment même où le Canada, à l’instar des EUA d’ailleurs, défendait une option multilatérale dans les négociations amorcées depuis 1986 à l’intérieur du Cycle de l’Uruguay ; d’un autre côté, cette adhésion pouvait être interprétée comme une mesure de précaution en vue de l’acheminement d’une demande de participation aux négociations bilatérales dans lesquelles les EUA et le Mexique allaient s’engager officiellement l’année suivante. En effet, à défaut d’être membre à part entière d’une organisation pan-américaine, la prétention du gouvernement de réclamer une place à la table des négociations aurait pu paraître fragile. Cependant, au-delà de ces explications fondées sur la défense et la promotion d’intérêts immédiats dans un contexte où un fort courant de pensée à l’intérieur du Canada défendait malgré tout une approche réductrice du continentalisme [15], l’entrée dans l’OEA pouvait aussi être interprétée comme l’expression d’une nouvelle ouverture sur les Amériques de la part du gouvernement canadien, une ouverture qui aurait marqué un virage important de sa politique extérieure. Si le Canada était demeuré, tout au long de son histoire, essentiellement tourné vers deux pôles, le Royaume-Uni et le Commonwealth, d’un côté, les EUA, de l’autre, tout en entretenant des liens plus ou moins serrés avec les pays d’Europe [16], depuis la Deuxième Guerre mondiale, à travers le soutien apporté à la construction de l’Organisation des Nations unies (ONU), le Canada avait assumé un rôle grandissant au titre de « pacificateur » (« peacemaker ») [17] entre l’Ouest capitaliste et l’Est socialiste. Plus tard, en 1975, dans la foulée de l’adoption d’une nouvelle politique extérieure, la fameuse « Troisième option », le gouvernement s’était tourné vers le Tiers monde et, en particulier, vers l’Afrique et l’Asie. En somme, l’adhésion pleine et entière à l’OEA venait parachever l’ouverture du Canada en direction d’une partie du monde, l’Amérique latine et la Caraïbe, avec laquelle il était demeuré assez distant et elle aurait représenté la dernière étape dans l’affirmation pleine et entière du pays à l’échelle mondiale. On pouvait alors interpréter cette adhésion, non seulement comme l’expression d’une volonté de s’impliquer plus activement dans les affaires économiques, politiques, sociales et humanitaires de son continent d’appartenance, mais on pouvait également l’interpréter comme l’expression tout à fait complémentaire d’assumer sa pleine émergence dans le concert des nations en tant que partie prenante dans les affaires des cinq continents, une prétention d’autant plus légitime et crédible que le Canada était membre du G- 7 depuis 1976. Mais, compte tenu de ce dont il a été question à la section précédente, il ne faut sans doute pas accorder trop de crédit à l’interprétation qui voudrait que l’adhésion à l’OEA soit l’expression d’une vision haute et pleinement assumée par le gouvernement du Canada de sa place et de son rôle dans les Amériques [18], car la politique extérieure du Canada en direction de l’Amérique latine et de la Caraïbe demeure encore essentiellement tributaire de la position dans laquelle l’avait campé la Doctrine Monroe. D’ailleurs en parcourant les 33 mois qui séparent le troisième Sommet des Amériques, tenu à Québec en avril 2001, du Sommet extraordinaire des Amériques, tenu à Monterrey, en janvier 2004, on voit à quel point cette période constitue un ensemble intéressant, puisqu’elle s’ouvre avec la pleine reconnaissance du Canada, au niveau symbolique et rituel en tout cas, en tant que membre à part entière de la « communauté des démocraties » [19] dans les Amériques, et elle se clôt avec le soi-disant « sommet extraordinaire », qui avait été convoqué à l’instigation du Premier ministre Jean Chrétien, qui ne sera plus là pour assister au repli politique vis-à-vis des Amériques engagé à l’instigation du nouveau premier ministre Paul Martin. Rappelons que le Plan d’action du deuxième Sommet des chefs d’État et de gouvernement des Amériques, tenu à Santiago en avril 1998, annonçait que tous les efforts seraient mis en oeuvre pour réformer la démocratie aux niveaux local et régional, pour protéger les droits des travailleurs émigrants, ainsi que leurs familles, et pour améliorer les systèmes judiciaires de sorte qu’ils puissent être mieux en mesure de répondre aux besoins des peuples. Or, tout comme la fois précédente, au sortir du premier Sommet tenu à Miami en décembre 1994, rien de tout cela n’a été mis en marche, avec le résultat que, si la démocratie fait encore l’objet du premier chapitre intitulé « Pour le meilleur fonctionnement de la démocratie » du Plan d’action adopté lors du troisième Sommet, tenu à Québec en avril 2001, il s’agit désormais de « renforcer la démocratie représentative » et non plus de faire fond sur les nombreux objectifs retenus les deux autres fois. On voit alors à quel point le recours à la démocratie, en tant que pure et simple condition d’éligibilité au point de départ, condition qui permettait aux chefs d’État et de gouvernement de mettre en marche les négociations entourant une intégration multiple dans les Amériques, débouche maintenant sur une vision minimaliste de la démocratie, puisqu’il s’agit désormais de recourir à l’exclusion pour le cas où un des partenaires serait tenté par le recours à des méthodes antidémocratiques. Cet engagement a depuis lors connu les suites que l’on sait avec la signature de la Charte démocratique interaméricaine à Lima, le 11 septembre 2001. Deux exemples de louvoiements de la politique extérieure du Canada, celui de la participation de l’armée canadienne à la force de sécurité multinationale de l’ONU montée à l’instigation des EUA, de la France et du Brésil en Haïti, en mars 2004 [20] , et le repli stratégique face au compromis de Lansdowne négocié entre les EUA et le Brésil, en prévision de la huitième Rencontre ministérielle tenue à Miami en novembre 2003 [21] , montrent à quel point ses engagements sont encore et toujours tributaires de la stratégie appliquée par les EUA. En attendant, ce glissement face à l’enjeu de la démocratisation dans les Amériques permet de mettre en lumière trois choses : premièrement, que les engagements souscrits en la matière n’ont pas été respectés, une renonciation d’autant plus significative, dans les circonstances, que c’est sans aucun doute parce qu’ils étaient eux-mêmes conscients de la fragilité du démocratisme dans les Amériques que les chefs d’État et de gouvernement avaient fait de telles promesses au point de départ ; deuxièmement, que le Canada n’a pas été en mesure de tenir le rôle qu’il s’était taillé en tant que promoteur de la démocratie, et troisièmement, que ces replis risquent de jeter une ombre sur le quatrième Sommet des Amériques qui aura lieu les 4 et 5 novembre 2005, à Mar del Plata, en Argentine. Aujourd’hui La conjoncture économique, politique et sociale semble étonnamment mouvante dans 20 Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité, 30 avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché à appuyer les solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le recours à la Charte de Lima. 21 Le Canada, jusque là grand promoteur de la ZLEA, s’efface dans ce dossier, tout simplement. les Amériques ces jours- ci [22]. Autant on avait pu penser, au lendemain des dictatures, que nous assisterions à un rétablissement des relations entre le nord et le sud autour du projet de Communauté des démocraties, autant nous semblons actuellement assister à une mise à distance de part et d’autre. Témoigne de ceci le fait que le fleuron du Plan d’action de Miami, le projet de la ZLEA, a été complètement écarté des discussions et des rencontres hémisphériques depuis l’échec de la huitième Rencontre ministérielle tenue à Miami, en novembre 2003. C’est ainsi que le quatrième Sommet des Amériques traitera de démocratie et d’emploi, mais pas du libre-échange. Or, il faut quand même le souligner, le libre-échange a été depuis dix ans le référent obligé dans les discours portant sur le développement, que ce soit à la Maison blanche, à l’OEA et dans la quasi totalité des parlements nationaux. Les raisons de ce revirement sont nombreuses et elles nous conduiront à tracer à grands traits les évolutions en cours à l’heure actuelle dans les Amériques. La première chose qui frappe l’esprit est la vitesse avec laquelle on a assisté à un vaste déplacement de l’électorat vers la gauche du spectre politique. Tout a sans doute commencé avec l’élection du président Lula da Silva du Parti des travailleurs du Brésil, le 27 octobre 2002. Cette victoire électorale est suivie par le retour en force du président Hugo Chavez du Venezuela, élu une première fois en 1998, après le coup d’État raté d’avril et la grève de décembre 2002. Puis ce fut au tour de Nestor Kirchner, qui assume la présidence de l’Argentine en mai 2003, après la saga des turbulences politiques du mois de décembre 2001 et le court intermède de Duhalde en 2002. Enfin, Tabaré Vasquez est élu président de l’Uruguay, le 31 octobre 2004, à la tête d’une vaste coalition de gauche ralliée derrière le Frente Amplio. Cependant, mis à part ces accessions au pouvoir de partis de gauche, il faut aussi tenir compte des nombreuses chutes brutales de gouvernements qui défendaient bec et ongles les politiques de libéralisation de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, comme ce fut le cas en Équateur, au Pérou et en Bolivie, entre autres. Ces revirements politiques sont imputables à deux causes. Ils sont imputables à la détérioration de la conjoncture économique, une détérioration rendue d’autant plus intolérable que la politique économique fondée sur la déréglementation et les privatisations prétendait favoriser la création d’emplois. Mais ces revirements sont imputables encore et surtout à la rapide dégradation des niveaux et des conditions de vie, un fléau qui affecte aujourd’hui les Amériques depuis le nord jusqu’au sud. En effet, quand on analyse la répartition de la richesse par tranche de revenus, on prend toute la mesure d’un phénomène majeur qui est celui de l’appauvrissement de pans entiers des populations. Ce phénomène va en s’accélérant et il n’épargne pas les EUA dont l’évolution de la répartition des revenus au cours des récentes années les place derrière le Costa Rica et l’Uruguay, avec le résultat qu’ils se rapprochent petit à petit d’un modèle de distribution de la richesse que l’on rencontre dans les pays les plus inégalitaires, comme le Brésil [23]. Les réactions politiques et sociales contre ce modèle néo-libéral de développement divisent profondément les Amériques. Ces contradictions se répercutent à trois niveaux. On les retrouve aussi bien au niveau local, dans les affrontements qui opposent adversaires et promoteurs des privatisations de l’eau à Cochabamba en Bolivie, tout comme on les rencontre au niveau national, dans ces confrontations entre promoteurs et adversaires des accords de libre- échange entre les EUA et l’Amérique centrale. On les rencontre enfin au niveau régional autour de projets de renforcement des solidarités sud-sud et l’émergence d’initiatives d’intégration sud-américaine, comme le projet de création de la Communauté sud-américaine des nations, signé à Cuzco, en décembre 2004 [24]. Ces initiatives, nées dans un contexte de refus d’un projet d’intégration continentale néolibéral, veulent faire contre poids au pouvoir des EUA dans la région et le Canada apparaît impuissant à modifier le cours des choses [25]. Ces contradictions et ces fractures sont alimentées par de nouvelles utopies émancipatrices issues tout autant des mouvements autochtones, que des mouvements de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui puisent aux sources des imaginaires les plus divers. Certains de ces imaginaires politiques et sociaux (la démocratie communautaire, le budget participatif, la réforme agraire, etc.) cherchent à penser le changement social dans un ici et maintenant qui s’inscrit en porte-à-faux face aux contraintes d’une production à flux tendu (just-in-time) qui ne cesse de s’accélérer et de s’étendre. D’autres imaginaires, au contraire, se réfugient dans les nouvelles religions ou dans un consumérisme effréné qui poussent à la remise en cause de l’étatisme et du bien commun. Bref, après une décennie d’expérimentations, une nouvelle fracture entre nantis et appauvris vient désormais se superposer à l’ancienne fracture qui opposait le sud et le nord depuis près de deux cents ans. NOTES: [1] L’auteur tient à remercier José del Pozo pour ses rectifications et précisions, ainsi que Georges LeBel pour ses commentaires et Alexandra Ricard- Guay pour ses ajouts à la troisième section. [2] Voir : José del Pozo, Histoire de l’Amérique latine et des Caraïbes de 1825 à nos jours, Québec, Septentrion, 2004, page 19-21, ainsi que la note 2. [3] Ce fait a été confirmé de manière assez éclatante encore récemment à propos de l’invasion en Irak déclenchée en 2003. Plusieurs pays ont payé chèrement leur désaccord face à l’unilatéralisme des EUA quand ils ont choisi d’envahir l’Irak sans l’aval des Nations unies. En revanche, le vote du Canada est passé inaperçu aux EUA et il a été, à toutes fins utiles, ignoré par une Maison blanche qui a été, règle générale, très vindicative sur cette question. [4] Paru à Londres chez Wiedenfeld and Nicolson, 1991, 1095 pages. [5] Sur le sens de cette expression aux yeux de l’auteur. Voir P. Johnson, op. cit, pp. 43 et ss. [6] On oublie encore souvent de relever la dimension et la portée transatlantiques de la Révolution industrielle. Voir :David J. Jeremy, Transatlantic Industrial Revolution : The Diffusion of Textile Technologies Between Britain and America, 1700-1830, Cambridge, MIT Press, 1981. [7] Il convient de rappeler que la Grande-Bretagne se bat sur deux fronts à la fois puisqu’elle est engagée au même moment dans les guerres napoléoniennes. [8] Parmi les demandes jugées « excessives » des Britanniques par les négociateurs des EUA, il y a eu celle de consentir une importante cession du tiers du territoire pour créer un État indien. « Thus, as Madison believed the peace in Europe made peace between America and Britain more easily attainable, he also believed the United States had been successful in at least “asserting” its national rights. Both he and Monroe were well aware of Britain’s initial demands (at one point asking the United States to cede nearly a third of its territory to create an Indian state), and were thus able to place the treaty in its proper context. The peace, he believed, was honorable. » Voir : http://earlyamerica.com/review/2002.... [9] Rappelons que l’Alaska est alors sous domination russe et que ce territoire ne sera acquis par les EUA qu’aux termes d’un traité signé le 30 mars 1867. [10] Ajoutons à ce propos que cet engagement à respecter les indépendances avait déjà connu de sérieuses entorses par le passé et qu’il en connaîtrait de nouvelles à l’avenir. En effet, les EUA, pays esclavagiste, avaient refusé de reconnaître la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804, une ex-colonie noire, parce que cette révolution créait un précédent parfaitement inacceptable à leurs yeux. Par la suite, ils n’auront de cesse d’empêcher Haïti de participer aux réunions des Amériques à cause du maintien de l’esclavage chez eux. On comprend alors un peu mieux leur incrédulité devant l’idée que les Britanniques aient pu songer à les contraindre à reconnaître un État indien découpé à même le territoire de l’Amérique du Nord, ce dont il a été question à la note 4 supra. Voir aussi, en ligne : www.yale.edu. [11] Voir José del Pozo, op.cit. p. 19 note 2. [12] L’option continentale apparaît très tôt dans le paysage politique et idéologique en Amérique britannique du Nord. Sa première formulation est due à Benjamin Franklin, qui publie son Canada Pamphlet en 1760, après la défaite des Français à Québec et à Montréal. Par la suite, elle conduira la nouvelle république à se lancer dans l’aventure sans lendemain de la conquête de la colonie britannique à deux reprises, en 1776 et en 1812. Du côté canadien, cette option est à la fois celle qui anime les Patriotes lors des révoltes de 1837 et, quelques années plus tard, en 1842, une fois la paix et l’ordre rétablis, elle prend la forme de la promotion du libre-échange entre les EUA et le Canada défendue par une association de marchands de Montréal. L’expression la plus achevée de ce continentalisme qui propose la dissolution pure et simple du Canada et l’annexion aux EUA se trouve chez Goldwin Smith, Canada and the Canadian Question (1880), Toronto, University of Toronto Press, 1971. Voir : D. Brunelle et C. Deblock, Le libre-échange par défaut, Montréal, VLB Éditeur, 1989, pp.29-34.12 [13] Les italiques visent à souligner le fait que, vu du Canada, ce continentalisme n’est, en définitive, qu’un pur et simple bilatéralisme, puisqu’il n’inclut pas le Mexique. [14] Le Canada avait le statut d’observateur permanent à l’OEA depuis 1972. [15] Cette vision réductrice de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire cette vision qui exclut de facto et de jure le Mexique, imprègne l’ensemble du Rapport de la commission royale sur l’Union économique et les perspectives de développement du Canada, de 1985, qui a recommandé l’ouverture de négociations commerciales bilatérales avec les EUA. Voir le Rapport, tome 1, ch. 6 : « Libéralisation des échanges avec les États-Unis », pp. 327-368. [16] N’est-ce pas l’historien Stanley Bréhaut Ryerson qui avait commis cette boutade et qui avait écrit que le Canada était le seul pays au monde à avoir deux capitales, Londres et Washington ? In Capitalisme et confederation, Montréal, Éditions Parti-pris,1978, p.175. [17] Voir : James M. Minifie, Peacemaker or Powder-Monkey : Canada’s Role in a Revolutionary World, Toronto, McClelland and Stewart, 1965. [18] Même si le Canada a un poids économique important, ce n’est pas à titre de puissance économique qu’il fera son entrée dans les affaires panaméricaines, dans la mesure où ses échanges commerciaux avec l’Amérique latine sont très modestes, mais en tant que promoteur et en tant que défenseur de la démocratie. Témoigne de ceci le fait que la principale contribution du Canada à l’OEA sera la mise sur pied d’une Unité pour la promotion de la démocratie (UPD). [19] C’est le concept unificateur proposé par le National Security Council au président Clinton en prévision de la convocation du premier Sommet des Amériques qui sera tenu à Miami en décembre 1994. Voir : National Security Council, Memorandum for the President, November 29, 1993. Declassified 3/8/96. Ce document est analysé par : D. Brunelle, « The US, the FTAA, and the Parameters of Global Governance », in P. Vizentini et M. Wiesebron, éd. Free Trade for the Americas ? The United States’ Push for the FTAA Agreement, Londres, Zed Books, 2004, pp. 23-40. Par ailleurs, ce rôle de promoteur de la démocratie avait été consacré quand le pays avait eu droit à une « semaine du Canada » alors qu’il agissait en tant qu’hôte de l’Assemblée générale de l’OEA à Windsor, en juin 2000. [20] Il s’agit de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) montée en vertu de la résolution 1542 du Conseil de sécurité, 30 avril 2004. Pas plus que les EUA, le Canada a-t-il cherché à appuyer les solutions au conflit proposées par la CARICOM, par exemple, ni défendu le recours à la Charte de Lima. [21] Le Canada, jusque là grand promoteur de la ZLEA, s’efface dans ce dossier, tout simplement. [22] Cette deuxième partie reprend le contenu d’un article paru dans le cahier spécial du journal Le Devoir consacré aux Amériques, le 13 août 2005. [23] Au cours de l’automne, l’Observatoire des Amériques diffusera sur son site web les résultats de recherches menées durant l’été sur la question de la progression des inégalités au cours des dix dernières années à travers tous les pays des Amériques, y compris le Québec. [24] Douze pays d’Amérique du Sud ont signé, le 8 décembre 2004, la Déclaration de Cuzco qui porte création d’une Communauté sud-américaine des nations qui favoriserait l’intégration politique et économique des pays membres du MERCOSUR, de la Communauté andine, ainsi que du Chili, de Guyana, et du Suriname. [25] Et sans parler ici de la politique menée par l’actuel président du Venezuela, Hugo Chavez, qui, par sa reformulation du projet bolivarien influence grandement la mise en marche d’un projet d’intégration sud- américaine en opposition affichée au projet de Washington. Source : La Chronique des Amériques, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca/), n°25, août 2005, Université du Québec à Montréal.
https://www.alainet.org/fr/articulo/112825?language=en

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