Le Tribunal permanent des Peuples, pour juger les transnationales
25/05/2006
- Opinión
Le mois dernier, j’ai participé à Vienne, en Autriche, à diverses activités
organisées par les mouvements sociaux latino-américains et européens, en
parallèle au Sommet des présidents de nos pays. Parmi celles-ci, la plus
importante a été la tenue du Tribunal permanent des Peuples, une
institution organisée par la Fondation Lelio Basso de Rome, qui se propose
de juger l’action des transnationales européennes en Amérique latine. Ce
tribunal a une grande réputation dans le monde entier, surtout depuis sa
participation dans les jugements des crimes de guerre commis au Vietnam et
des crimes des dictatures dans le Cône Sud dans les années 70.
Aujourd’hui, stimulé par les mouvements sociaux d’Europe et d’Amérique
latine, le Tribunal a accepté d’analyser, d’étudier et de juger ce que nous
considérons être des crimes économiques et sociaux pratiqués par des
entreprises à capitaux européens dans leur exploitation incontrôlable en
Amérique latine.
L’évaluation est partagée par tous les mouvements et experts du secteur,
selon laquelle, au cours des quinze dernières années, le modèle néolibéral
a représenté la consolidation d’un nouveau modèle d’accumulation du
capital, contrôlé par le capital financier international. Et que cela a
servi à instaurer une hégémonie politique et militaire de la part du
Gouvernement états-unien et de ses capitaux. Mais que cela a également
ouvert un espace pour le renforcement de l’impérialisme économique, de la
part de grandes entreprises européennes qui, unifiées par le capital
financier dans de nouveaux groupes et conglomérats, en sont venues à
contrôler divers secteurs de l’économie latino-américaine. Elles dominent
le commerce de matières premières, la production de cellulose, le secteur
des services (eau, transports, téléphonie), et surtout le système financier
latino-américain. Autrement dit, l’Amérique latine subit une re-
colonisation économique, non plus de la main de fer du colonialisme, mais
par la force financière de ses groupes.
Ceci fut la toile de fond de la nécessité de la tenue du Tribunal. Comment
celui-ci se déroule ? Plusieurs plaintes ont été présentées sur les
méthodes de surexploitation de la main d’œuvre, de la dégradation
irresponsable de la nature, du contrôle de l’Etat – qui est utilisé
uniquement comme agent de répression et instrument de transfert de la plus-
value sociale à ces entreprises – et de la manipulation qu’elles font de la
presse, dans presque tous les pays d’Amérique latine.
Pour illustrer cette plainte générale, chaque pays latino-américain a
présenté des cas concrets contre des entreprises transnationales
européennes et leur forme d’exploitation. Ainsi, par exemple, des preuves
ont été produites contre l’entreprise française des eaux Suez, contre
plusieurs entreprises pétrolières qui agissent en Bolivie, Equateur et
Colombie, portant atteinte aux peuples indigènes, ou contre la British
American Tobacco (qui ici [au Brésil] porte le nom de Souza Cruz).
Dans le secteur agroalimentaire, il y a une dizaine d’entreprises
transnationales européennes qui agissent pratiquement sur tout le
continent, utilisant toutes les méthodes possibles, sans aucune
responsabilité sociale, avec l’unique objectif d’augmenter, coûte que
coûte, leurs taux de profit. En outre, des plaintes ont été présentées par
plusieurs pays, contre, par exemple, les activités de Bayer au Pérou,
contre Unilever et Bungue, qui contrôlent le commerce du soja, etc.
Le cas des entreprises de cellulose et de papier
Pour le cas de la cellulose, des plaintes ont été présentées contre les
quatre principales entreprises nordico-espagnoles qui agissent aujourd’hui
dans le Cône Sud du continent, imposent les plantations industrielles de
l’eucalyptus, et contrôlent plus de 80% de tout le marché mondial de
cellulose. Il s’agit de Botnia (Finlande), Ence (Espagne), Lorentzen
(groupe norvégien propriétaire d’Aracruz) et Stora Enso (Suède).
Toutes utilisent les mêmes méthodes. Elles s’associent avec des groupes
nationaux, comme ici au Brésil avec Votorantim. Elle n’investissent pas
leur capital, mais utilisent l’épargne nationale, comme dans notre cas, des
financements de la BNDES (Banque nationale de développement économique et
social) pour installer leurs usines et planter leurs forêts. Elles
contrôlent le marché de manière oligopolistique, puisqu’elles construisent
leurs fabriques en s’associant. Autrement dit, toute possibilité de
concurrence entre elles disparaît. Ici au Brésil, les trois sont associées,
par exemple dans le cas de Veracel, installée dans le sud de Bahia. Et
elles s’associeront aussi pour la nouvelle fabrique prévue dans l’état de
Rio Grande do Sul. Elles achètent de grandes extensions de terre. Dans le
cas uruguayen, elles sont déjà propriétaires de 17% du territoire national,
ce qui porte atteinte y compris à la souveraineté nationale.
Dans le cas brésilien, plus préoccupées par l’opinion publique, elles ont
créé des entreprises écrans, enregistrées comme étant brésiliennes, pour ne
pas attirer l’attention, mais utilisant leur capital, elles ont déjà acheté
plus de 200 mille hectares dans le sud de Bahia, qui font partie des
dernières réserves de la Mata atlantique, et plus de 300 mille hectares de
la fragile biome des pampas, dans le Rio Grande do Sul. Elles opèrent aussi
dans une promiscuité scandaleuse avec les gouvernements locaux, en
finançant les campagnes des politiciens, dont elles exigent ensuite
fidélité pour leurs projets, et qu’il les exemptent du respect des lois
environnementales, qui dans leurs pays d’origine sont appliquées à la
lettre. Elles financent la presse locale, avec des sommes faramineuses
destinées à la publicité, afin qu’elle les défende publiquement.
En écoutant les plaintes faites sur le modus operandi de ces entreprises en
Uruguay, en Argentine, en Espagne, et ici à dans l’état de Bahia, dans
l’Espiritu Santo et le Rio Grande do Sur, il est impressionnant de
constater les similitudes qui existent, comme si elles appliquaient un
manuel unique à toutes, partout.
Tout cela pour implanter la monoculture industrielle de l’eucalyptus qui se
développe plus rapidement dans ces régions, en raison de l’importance des
pluies et du soleil, ou dans le cas du Cône Sud, avec l’objectif d’accéder
aux réserves souterraines de l’aquifère guaraní.
Elles débarquent avec la technologie, le contrôle du marché acheteur
européen et nord-américain, et font d’énormes profits. A nous, elles nous
laissent pauvreté, chômage, pollution, dégradation de l’environnement,
diminution des réserves d’eau souterraines, terres inutilisables pour
l’agriculture, altération du climat et pollution des eaux en raison de
l’usage intensif de la soude caustique pour transformer le bois en pâte de
cellulose, et du dioxyde de chlore, pour le blanchiment du papier, qui
génère des toxines cancérigènes qui restent dans l’eau utilisée.
Les commentateurs de presse, naïfs ou payés par elles, s’empressent de les
défendre car le papier serait symbole de développement, de livres, de
journaux... C’est du pur mensonge. Cela figure dans tous les bilans
internationaux : 80% de toute la production de cellulose est destinée à la
production d’emballages pour les grandes entreprises, 18% pour le papier
hygiénique, notamment les serviettes jetables et non recyclables. Seuls 2%
sont destinés aux livres et aux journaux. A Vienne, il nous a été présenté
une statistique selon laquelle il n’y a aucune relation entre la
consommation per capita de papier et le niveau d’alphabétisation et de
culture. Le Vietnam, le Kenya et l’Indonésie ont des indices de plus de 90%
d’alphabétisation et ne consomment que 5 kilos de papier par tête et par
an. Le Brésil, 85% d’alphabétisation, une forte industrie graphique et
consomme 36 kilos de papier par tête et par an. En Europe et aux Etats-
Unis, la consommation par tête varie de 250 à 400 kg de papier par an !
Autrement dit, le papier est lié à des modèles de consommation, de luxe,
jetables, extravagants, irresponsables, que le néolibéralisme impose dans
les pays développés. Cela n’a rien à voir avec la culture, les livres ou
les journaux.
Les pas suivants du Tribunal
Les jurés, tous des scientifiques et des chercheurs de renom international,
maintenant qu’ils ont les plaintes en leur possession, vont approfondir
leurs recherches. En 2007, se tiendront des sessions dans les pays où ces
entreprises agissent, dans le but d’entendre d’autres déclarations de la
part des populations qui se sentent affectées et de diverses entités
représentatives de la société.
Et il est prévu, pour mars 2008, à Lima (Pérou), pendant le prochain Sommet
des présidents d’Europe et d’Amérique latine, la session du jugement final
des entreprises accusées, avec les correspondantes recommandations de
mesures que les gouvernements, les parlements et les peuples devront
prendre, pour se protéger de la spoliation néocoloniale.
Entre temps, on espère que les mouvements sociaux de chaque pays touché
continuent à se battre, à se mobiliser de toutes les manières possibles
pour faire face à cet acharnement insane d’une demi douzaine de
capitalistes, qui veulent soumette notre nature et notre société à leur
soif du profit.
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Notes :
A ceux qui veulent aller plus loin sur ce thème, je leur recommande de
faire des recherches sur le site www.wrm.org.uy , vous y trouverez
davantage d’informations sur les agissements des entreprises de cellulose
sur le continent.
A ceux qui veulent manifester leur solidarité aux femmes de la Via
Campesina Brésil pour leur action de dénonciation d’Aracruz Celulose,
écrivez à : sof@sof.org.br.
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- João Pedro Stedile, membre de la Direction nationale du MST, Brésil.
La version originale portugais sera publiée dans le numéro de juin de la
revue brésilienne Caros Amigos Traduction : Isabelle Dos Reis.
https://www.alainet.org/fr/articulo/115344
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