Selon les grands médias, adeptes, comme les marchés financiers, de la prédiction créatrice (la fameuse self-fulfilling prophecy), ce que l’on appelle le mouvement altermondialiste serait entré dans une période de basses eaux. Pour se faire une opinion raisonnée sur la question, encore faudrait-il être en mesure de définir ce mouvement, de mettre au jour ses objectifs proclamés et ceux qu’il a atteints, et surtout de réfléchir à la place qu’il sera conduit à occuper dans des contextes politiques nouveaux. Des contextes qu’il a d’ailleurs lui-même contribué à façonner.
Le terme altermondialiste est d’apparition récente, et il n’a de traduction littérale que dans les langues romanes. Ainsi, il n’en existe pas de version anglaise unanimement acceptée. Disons - c’est une lapalissade - qu’il désigne les individus, les mouvements et les organisations qui contestent une, plusieurs ou toutes les dimensions de l’ordre existant, celui du capitalisme néolibéral, et qui aspirent à un monde « autre ». Le slogan « Un autre monde est possible », certains s’en souviennent, est le titre d’un article du Monde diplomatique de mai 1998, repris ensuite par Attac puis, aux quatre coins de la planète, à partir de celui de Porto Alegre en janvier 2001, par les Forums sociaux mondiaux, et ensuite par leurs déclinaisons continentales, nationales, voire locales. On a ainsi progressivement assisté, au début des années 2000, à un passage de l’ « anti » à l’« alter », du refus (l’anti-mondialisation) à la proposition.
Le mouvement altermondialiste est une nébuleuse d’organisations, de réseaux et parfois de simples sites Internet intervenant du local au global, mais sans aucune structuration, sauf pour des actions ponctuelles. Ses moments de visibilité publique sont les Forums sociaux et les grandes manifestations de rue (contre le FMI, l’OMC, le G-8, l’Union européenne, etc.). Une organisation peut y consacrer 100 % de son activité - c’est le cas de la cinquantaine d’Attac du monde entier – ou, avec toutes les situations intermédiaires, seulement un ou deux pour cent. C’est le cas de la très grande majorité de celles qui y participent à travers le prisme de leur raison d’être initiale : défense des salariés pour les syndicats, combats pour la survie de la planète pour les écologistes, prise en compte des urgences du Sud pour les organisations de solidarité internationale, défense des droits des femmes pour les mouvements féministes…
Le mouvement fonctionne comme une sorte de rame de métro en forme de bibliothèque itinérante d’analyses, de coordinations de luttes et de propositions : certains y sont présents de la tête de ligne au terminus, et acceptent presque tout le corpus réparti dans les différents wagons ; d’autres montent à une station, s’attardent dans un seul wagon, et descendent à une des stations suivantes. Tout le monde aura cependant fait un petit bout de chemin dans la rame en mouvement et pourra se déclarer altermondialiste. Il y a bien sûr toujours quelques opportunistes qui profitent de la notoriété, notamment médiatique, de tel ou tel wagon pour s’y faire voir et figurer sur la photo, à l’occasion des Forums sociaux européens en particulier.
On comprend, dans ces conditions, que le mouvement, s’il s’accorde sur quelques axes de résistance au néolibéralisme ( par exemple la contestation de l’emprise de la finance globalisée)
soit structurellement dans l’incapacité de formuler des propositions communes sur la majorité des autres sujets. Tout simplement parce que cela impliquerait que les organisations participantes sortent de leur domaine de compétence et de légitimité, même élargi, pour prendre également à leur compte les revendications d’autres organisations qui sont à cent lieues des leurs, quand elles ne leur sont pas opposées sur d’autres questions.
Ainsi à Seattle en 1999, à l’occasion de la conférence ministérielle de l’OMC qui suscita la première grande apparition médiatique du mouvement (qui ne se définissait pas alors comme tel), on avait pu voir au coude à coude les syndicalistes américains de l’AFL-CIO exigeant des clauses sociales dans les accords commerciaux internationaux, et des défenseurs des tortues de mer décimées par la pêche industrielle. Il fallait vraiment un rassemblement contre l’OMC pour les faire se rencontrer. Pour ne parler que de
la France, à part au collège des fondateurs d’Attac et dans les
Forums sociaux européens (et encore…), dans quel lieu des responsables nationaux des Amis de
la Terre, d’Artisans du monde, de
la CGT et de
la FSU ont-ils des occasions permanentes de se retrouver ?
Un point très positif des manifestations, des Forums et des collectifs divers est qu’ils constituent autant d’occasions, pour une organisation donnée, de comprendre un peu mieux la logique des autres, sans pourtant la faire sienne. Il en subsistera toujours quelque chose pour l’avenir. Aucune organisation ne sort de ces rencontres exactement comme elle y est entrée. Et ensuite la queue de l’animal peut progressivement faire bouger sa tête, faire remonter vers les instances de direction quelques éléments d’une culture commune qui s’est tissée. Cela en particulier grâce aux liens humains qui se nouent, notamment entre permanents associatifs et syndicaux qui finissent par tenir un discours commun, pour certains à la limite de leur mandat implicite ou explicite, et apparaître interchangeables.
Ainsi, aux tribunes des Forums sociaux européens, et pour ne parler que des Français (pratiquement toujours les mêmes), un observateur extérieur, disons un Danois ou un Polonais, ne voit aucune différence entre le discours de
la CGT, de
la FSU, de Solidaires, de
la Ligue des droits de l’homme ou du CRID. On peut sourire de cette « alter-jetset » de permanents qui a pris ses habitudes et qui a visiblement plaisir à se retrouver d’un pays à l’autre – on ne l’envie pas, tant les discussions sont souvent oiseuses-, mais on peut aussi espérer qu’elle préfigure des convergences de « sommet » pouvant mobiliser l’ensemble des organisations et pas seulement leurs délégués.
On n’en est cependant pas là, il s’en faut de beaucoup…
Le premier succès de l’altermondialisme est sans aucun doute d’avoir permis de tels rapprochements, du niveau national au niveau international, et d’avoir ainsi fait émerger un lexique commun mondial pour caractériser les ravages de la mondialisation libérale. Un lexique que chaque organisation s’approprie, créant un effet rhétorique de masse. Il y a tant de mouvements qui, à l’exemple de Monsieur Jourdain, faisaient de l’altermondialisme sans le savoir… Cela explique en partie pourquoi, en France, quelques grandes revendications du mouvement (taxation de la spéculation, suppression des paradis fiscaux, rejet des OGM, entre autres) sont largement majoritaires dans l’opinion, si l’on en croit les sondages.
Plus généralement, ce sont les fondements des politiques néolibérales qui ont progressivement été déconstruits par le mouvement. Au point que cette déconstruction est partiellement ou occasionnellement reprise par une large partie de l’arc politique qui a l’œil rivé sur les enquêtes d’opinion. Si, en 2005, la campagne contre le traité constitutionnel a été victorieuse, c’est, notamment parce qu’elle s’est transformée en un référendum non pas « pour ou contre l’Europe » - alternative absurde dans laquelle les tenants du « oui » voulaient enfermer les citoyens -, mais bel et bien pour ou contre le néolibéralisme. Après un tel succès, peut-on dire que l’altermondialisme serait sur le recul ?
Qui pourrait le croire quand on observe ce qui se passe en Amérique latine, continent où se sont tenus cinq Forums sociaux mondiaux (quatre à Porto Alegre, un à Caracas) ? Aussi bien en Bolivie, où Evo Morales a été élu à la présidence, qu’au Venezuela où Hugo Chavez a gagné toutes les élections depuis 1998 et engagé un processus de changement en profondeur de la société – la Révolution bolivarienne -, les grands thèmes du mouvement sont intégrés aux programmes gouvernementaux. Et c’est en particulier à la lumière de ces expériences que se pose une question à laquelle le mouvement est dans l’incapacité de fournir une réponse commune : celle du débouché concret de ses actions, donc celle du rapport au politique.
Pour toutes les composantes de l’altermondialisme, les Forums sociaux doivent sans aucun doute continuer à être ce qu’ils sont depuis 2001 : des espaces de débats et de recherche de convergences entre acteurs sociaux et citoyens de plus en plus divers, notamment sur le plan géographique, et surtout d’élaboration de propositions. L’accord s’arrête là.
Pour certains, en effet, il faut continuer à produire des propositions à jet continu, mais ne pas aller plus loin, en particulier en les organisant dans ce qui pourrait ressembler à un programme politique, fût-il mondial. Cette attitude renvoie à une idéologie libertaire diffuse, mais très présente dans de nombreuses organisations. Elle a été théorisée, notamment, par John Holloway dans un ouvrage au titre explicite : Comment changer la société sans prendre le pouvoir (Syllepse, Paris, 2003). Le mot pouvoir est d’ailleurs absent du vocabulaire de nombre de ces acteurs, sauf pour être stigmatisé, très souvent en réaction aux dérives totalitaires des Etats-partis. En revanche, le contre-pouvoir et la désobéissance civique sont censés être des leviers privilégiés du changement.
Pour d’autres composantes du mouvement, et surtout pour un grand nombre de citoyens, le mot pouvoir n’est pas tabou. Certes, l’expérience du passé aidant (Mitterrand, Lula), ils ne se font aucune illusion sur la capacité et même la volonté de changer vraiment les choses chez un gouvernement, même initialement bien intentionné, s’il n’est pas aiguillonné en permanence par les luttes sociales. Mais ils ne considèrent pas pour autant que la politique est par essence un domaine dans lequel on ne peut que se salir les mains.
Les mouvements sociaux et citoyens peuvent peser sur les acteurs du champ politique tout en restant hors de la sphère électorale. Comment ? Par les mobilisations évidemment, mais aussi par la production régulièrement actualisée de socles de propositions, faisant à la fois sens et projet, mis en discussion dans la société. Au niveau international, dix-neuf participants réguliers aux Forums sociaux, originaires d’une quinzaine de pays (dont l’auteur de ces lignes), avaient pris l’initiative d’élaborer un socle de 12 propositions structurantes pour un autre monde possible, présenté à Porto Alegre le 29 janvier 2005. Ce texte, intitulé « Manifeste de Porto Alegre » a été publié dans le n° 84 (« En lutte ! ») de Manière de voir, publication bimestrielle du Monde diplomatique. De même, un an plus tard, en janvier 2006, à la veille du Forum social mondial de Bamako ( et à l’initiative du Forum pour un autre Mali, du Forum du tiers-monde, du Forum mondial des alternatives et de ENDA), plusieurs centaines de délégués, parmi lesquels les Africains et Asiatiques étaient fortement représentés, adoptaient un document programmatique à vocation planétaire intitulé l’Appel de Bamako. On le trouvera sur le site d’Attac France : http://www.france.attac.org/a6104.
C’est à un exercice encore plus collectif, mais limité à la France, que se consacre Attac avec la publication et la diffusion d’un Manifeste des alternatives aux politiques néolibérales mis en discussion dans le pays dans la perspective des élections de 2007. Ce qui n’implique nullement qu’ Attac présente ou soutienne quelque candidat ou parti que ce soit.
C’est l’élargissement de la prise de conscience des citoyens, à travers des actions d’éducation populaire, de « conscientisation », qui peut contribuer à la formation d’un terreau de plus en plus réfractaire au néolibéralisme et influencer les acteurs du jeu politique. En dernière instance n’est-ce pas sur la conquête et le verrouillage des esprits que repose l’hégémonie libérale ? De ce point de vue, la critique du système médiatique, acteur économique et vecteur idéologique de cette hégémonie, est une absolue priorité. Un peu partout dans le monde, et tout particulièrement en France, elle a trop longtemps été freinée par des organisations, notamment syndicales, qui croyaient naïvement qu’il fallait ménager leurs « amis », susceptibles de faire de « bons papiers » sur elles dans tel ou tel organe de presse. Comme si c’étaient ces « amis » qui décidaient de la ligne éditoriale ! Il faut accepter, et même se féliciter que les combats de l’altermondialisme ne soient pas populaires dans les médias dominants. S’ils l’étaient, nous aurions des raisons de nous interroger sur le potentiel de transformation sociale de leur contenu…
Bernard Cassen est président d’honneur d’Attac
"Une rame de métro en mouvement", contribution de Bernard Cassen au deuxième tome de "Voix rebelles du monde" édité par Attac-04. Préface de Chico Whitaker. Avec la participation de Maude Barlow (Canada), Walden Bello (Philippines), Bernard Cassen (France), Susan George (France), Boris Kagarlitsky (Russie), Dot Keet (Afrique du Sud), Joseph Ki-Zerbo (Burkina Faso), Ken Loach (Grande-Bretagne), Riccardo Petrella (Italie), Francisca Rodriguez (Chili), Éric Toussaint (Belgique), Aminata Traoré (Mali), Raoul Vaneigem (Belgique), Immanuel Wallerstein (USA), Marilyn Waring (Nouvelle Zélande), Jean Ziegler (Suisse). "Voix rebelles du monde" tome 2 [bilingue français/anglais, 14 x 22 cm, rabats latéraux, 352 pages, broché] est disponible, jusqu'au 5 février 2007, au prix militant de 8 euros (au lieu de 14 euros). Bon de commande : http://www.local.attac.org/attac04/surprise/vr2_complet.pdf
Pour le lancement de "Voix rebelles du monde", Attac-04 organise une table ronde au FSM de Nairobi sur le thème "Voix rebelles : perspectives de l'altermondialisme" (renseignements sur place).
Source: Courriel d'information ATTAC (n°560), Jeudi 18/01/07.
http://attac.org/