Entrevue avec Sebastião Velasco:

«Le fonctionnement du FMI n'est plus adapté à l'économie mondiale»

16/06/2011
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Malgré l'échec annoncé d'une candidature «du Sud» à la tête du Fonds monétaire international, le Brésil est devenu un acteur majeur du dialogue international. Une position analysée par Sebastião Velasco, professeur de science politique et de relations internationales à l'Université d'Etat de Campinas (Unicamp), au Brésil.
 
Propos recueillis à Sao Paulo (Brésil) par Marilza de Melo Foucher
 
Le Brésil défend un rôle plus important pour les pays émergents au sein du FMI et de la gouvernance mondiale mais, pour succéder à Dominique Strauss-Kahn, il semble qu'il existe peu d'espoir que le poste revienne à un pays émergent. Les pays de l'UE représentent 35,6% des droits de vote au conseil du FMI. Il suffit donc que les États-Unis (16,8%) et le Japon (6,25%) se rangent à leur candidat pour que l'affaire soit pliée. Quelle est votre analyse sur ce nouveau jeu politique mondial ?

Le FMI est une institution que nous connaissons bien car le Brésil a été obligé de faire appel à lui pendant la crise économique des années 1980. Nous avons été très dépendants du FMI et très endettés pendant longtemps. Une des réalisations du gouvernement de Lula a été de payer la dette accumulée auprès du Fonds monétaire international. Aujourd'hui, non seulement la dette est remboursée, mais le Brésil est devenu un pays contributeur en devises et une force de proposition.
 
On peut le constater ces derniers jours dans l'agitation autour du remplacement de Dominique Strauss-Khan. Le Brésil, l'Inde, l'Afrique du Sud, la Chine défendent l'idée que la direction du FMI devrait dans un futur proche être exercée par des économistes des pays émergents. La règle non écrite voulant que les Etats-Unis occupent la direction de la Banque mondiale et l'Europe celle du FMI est pour la première fois ouvertement contestée et le Brésil est un des chefs de file de cette résistance. Le Brésil a joué un rôle très important dans l'agrégation des forces des pays en voie de développement vers une ouverture, voire une démocratisation des institutions multilatérales. Le Brésil a passé les dernières années du gouvernement de Lula à questionner la façon dont ces organisations sont gérées.
 
Le mode de fonctionnement du FMI n'est plus adapté à l'évolution de l'économie mondiale. Ses ressources proviennent des États membres, principalement du versement des quotes-parts. Chaque pays membre du FMI se voit attribuer un quota, en fonction de sa position relative dans l'économie mondiale. Le quota d'un pays membre détermine son engagement financier maximum envers le FMI, ses droits de vote, et a une incidence sur l'accès au financement du FMI. Mais la disproportion est flagrante entre les pays: il suffit aux pays de l'Union européenne et aux Etats-Unis d'additionner leurs voix pour disposer d'un droit de veto au sein de l'institution.
 
Même si la décision, dans le cas présent, favorise la candidature avancée par la France, le débat déjà ouvert aura produit ses fruits. Nous le voyons dès maintenant dans les exigences pour que le FMI reste perméable à la critique de l'ancienne orthodoxie dominante. Je pense, par exemple, à sa tolérance nouvelle envers les mécanismes de contrôle des capitaux, et à la mise en question de la composition du corps de fonctionnaires de cette organisation.
 
Fort de son leadership en Amérique latine, le Brésil est aujourd'hui un acteur incontournable sur la scène internationale. Comment cette réussite s'est-elle construite?
 
Il me semble que la façon la plus facile d'approcher le sujet, c'est de remarquer ce qu'il y a de nouveau dans cette situation. Pendant la dernière décennie du siècle passé, la politique extérieure du Brésil a été dominée par le souci de se rapprocher d'un pays comme les États-Unis et, plus généralement, ceux que nous appelons du Premier Monde. Cette option, nous la voyons d'abord au niveau des négociations du cycle Uruguay du GATT, où le Brésil abandonne son opposition au texte concernant la propriété intellectuelle, question prioritaire pour les États-Unis, et place toutes ses forces dans la négociation sur la libéralisation des marchés agricoles, dans laquelle il était allié aux États-Unis contre la politique agricole commune de l'Europe. Nous le constatons ensuite dans le démantèlement de la politique nationale de l'informatique, qui avait déclenché un grave contentieux avec les États-Unis. Nous pouvons également l'observer dans le renversement de la politique nucléaire du Brésil: ayant déjà donné maintes preuves des objectifs exclusivement civils de son programme nucléaire (condition inscrite dans le texte de la Constitution du pays), en 1996 le Brésil a fini par signer le Traité de non-prolifération, qui avait toujours été défini par la diplomatie brésilienne comme un régime façonné pour « congeler le pouvoir mondial ».
 
Comment expliquer ce renversement ?
 
Il y a d'abord les facteurs systémiques les plus évidents – la chute du Mur de Berlin, la débâcle du bloc soviétique, la fin de la multipolarité, avec la consécration des États-Unis comme la seule superpuissance au monde – et aussi les aspects domestiques qui ont rendu le Brésil exceptionnellement vulnérable dans cette conjoncture historique. Je parle naturellement de la crise de la dette, qui a provoqué une chute vertigineuse de la croissance économique et a déclenché un processus qui a mené le pays au bord de l'hyperinflation.
 
Cela dit, il faut remarquer que, même à cette époque, la politique extérieure du Brésil n'a pas été d'accepter à tous prix des directives émanant de la puissance hégémonique. La diplomatie brésilienne a toujours regardé avec suspicion le projet américain de bâtir une grande zone de libre échange couvrant tout l'hémisphère (l'Alca, Aire de libre commerce des Amériques), et a toujours cherché à renforcer le Mercosud, union douanière reliant l'Argentine, l'Uruguay et le Brésil, conçu comme l'embryon d'un vrai marché commun et, par-delà, d'un processus d'intégration politique. Datent aussi de cette période les premiers efforts envisageant la création d'une infrastructure sud-américaine de transport, de communication et d'énergie, autant que les premières tentatives de rassembler les pays sud-américains autour d'une table de conférence sans la présence de représentants des États-Unis.
 
Pourtant, ces manifestations d'autonomie étaient fort limitées. Au-delà de l'identification idéologique, l'action de la politique extérieure du Brésil à cette époque était conditionnée par la perspective dominante au sein du gouvernement sur la nature et la direction probables de l'évolution du système international. Convaincus du caractère inévitable – et au total positif – de la globalisation, Fernando Henrique Cardoso et son entourage voyaient dans la suprématie incontestable des États-Unis un trait permanent de l'ordre mondial issu de la fin de la guerre froide. Cette conviction profondément enracinée dans les milieux sociaux et politiques attachés au gouvernement rencontrait sa traduction pratique dans cette maxime : «il ne faut pas se mettre à dos les États-Unis». Cela veut dire: on peut manifester notre désaccord sur tel ou tel sujet, on peut même faire tout ce qui est possible afin d'infléchir un cours des choses jugé contraire à nos intérêts, mais au bout du compte, en cas d'échec, nous serons obligés de nous plier à la volonté de la nation leader.
 
C'est là que se trouve la principale différence entre la politique extérieure de Cardoso et celle du Brésil à présent. Avec le gouvernement Lula, on renoue en quelque sorte avec la tradition de la «politique extérieure indépendante» dont les origines remontent aux années 1960. Dans le cadre de cette politique, la diplomatie brésilienne cherche à maintenir des rapports le plus étroits possibles avec les États-Unis, mais ne recule pas devant les points localisés de conflits. En même temps, cette politique envisage l'approfondissement et l'élargissement du processus d'intégration régional au niveau de l'Amérique du Sud, autant qu'elle essaye de créer des liens stratégiques avec les centres de pouvoir émergents sur la scène internationale. D'où le comportement du Brésil dans le cycle Doha de l'OMC dont nous avons déjà dit un mot; d'où le rôle que le Brésil a joué, à côté de la Turquie, dans l'affaire du programme nucléaire de l'Iran.
 
Là aussi, la conduite diplomatique est ancrée dans une perspective, une conception de l'ordre international. Beaucoup plus réticente envers les prétendus bénéfices de la soi-disant globalisation, la politique extérieure inaugurée par le gouvernement Lula perçoit dans le système international un degré de fluidité assez grand pour qu'on puisse parler non pas d'un ordre, mais d'une situation – un moment d'un processus dont l'aboutissement serait la reconfiguration du système sous la forme d'un ordre multipolaire.
 
Diriez-vous que ce changement de cap explique le rôle joué aujourd'hui par le Brésil sur la scène internationale ?
 
Non. Ce serait une grave erreur d'attribuer à la politique extérieure la place que le Brésil a gagnée dernièrement. Avec tout ce qu'il peut y avoir de passager, circonstanciel, dans ce fait, cette place découle avant tout des données dures de l'économie et de la société brésilienne dans son devenir historique.
 
Je souligne quelques-uns des points les plus importants :
 
1) le fait d'avoir su contrôler l'inflation, qui avait fait d'énormes ravages dans le passé pas lointain;
 
2) le fait d'avoir construit un système politique qui a certainement ses tares, mais qui a assuré quand même, dans un pays accoutumé aux crises politiques et aux interventions militaires, une période de stabilité qui dure déjà depuis plus d'un quart de siècle, et qui ne semble pas subir de menaces sérieuses dans un futur prévisible;
 
3) des avantages – la stabilité d'une démocratie politique qui s'est dotée d'une forte composante sociale. Je pense aux ambitieux programmes sociaux du gouvernement Lula, dont la bourse Famille est la plus connue au Brésil et à l'étranger ;
 
4) le succès dans l'affrontement de la crise économique globale et le fait d'avoir récupéré un dynamisme qui remet le pays en ligne avec la tendance de haute croissance brisée pendant la crise de la dette ;
 
5) enfin, la découverte récente de gisements de pétrole énormes, ce qui va placer le Brésil parmi les grands pays exportateurs, ainsi que les possibilités ouvertes par l'exploitation de l'éthanol, de l'eau et du soleil, la combinaison des deux faisant du Brésil une des plus grandes puissances énergétiques du monde. 
 
Il faut tout de même donner à la politique extérieure sa part dans ce résultat. Si le Brésil n'avait su mettre un frein au processus de l'Alca, qui était très avancé au début du gouvernement Lula, si le Brésil – et Lula, personnellement – n'avait pas agi comme médiateurs de crises dans la région (je pense surtout au Venezuela et à la Bolivie), s'il n'avait pas poursuivi une politique tournée vers l'amplification des marges de liberté du pays dans le jeu de forces économiques internationales, je doute qu'il aurait le rôle qu'il remplit dans le monde aujourd'hui. 
 
- Marilza de Melo Foucher est économiste, consultante pour la coopération internationale et le développement. Franco-Brésilienne, elle contribue régulièrement à Mediapart à travers son blog. A l'occasion d'un long séjour dans son pays d'origine, elle réalise pour Mediapart une série d'articles sur la démocratie brésilienne dont voici le premier volet. L'entretien a été réalisé à Sao Paulo le 30 mai dernier.
 
- Sebastiao Velasco, professeur de science politique et de relations internationales à l'Université d'Etat de Campinas (Unicamp), au Brésil, a été professeur invité à l'Université de Stanford, à San Francisco, ainsi qu'à l'université Panthéon-Sorbonne, à Paris.
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/150575

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