Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne (4/7)

Le « Plan Brady » européen:austérité permanente (IV)

20/09/2011
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Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. [1]
 
CADTM : Suite au sommet européen du 21 juillet 2011, on a annoncé que la dette de la Grèce allait être réduite en mettant les banquiers à contribution. Va-t-on dans la bonne direction ?
 
Eric Toussaint : Non, pas du tout. Ces décisions n’offrent pas de solution favorable aux pays en difficulté. Les décisions du 21 juillet, si jamais elles sont approuvées par les parlements des pays concernés en septembre-octobre 2011, ne font que desserrer un peu le nœud coulant qui étrangle ces pays et surtout leur population.
 
De plus, dans le cas de la Grèce (viendront ensuite les autres pays), les autorités européennes s’en sont remises aux banquiers largement responsables du désastre pour élaborer un programme fait sur mesure pour défendre leurs intérêts égoïstes. C’est un cartel ad-hoc des principales banques créancières, ayant pris le nom pompeux et trompeur d’Institut de la finance internationale (IIF), qui a rédigé un menu à options qui offre quatre scénarii possibles[2].
 
Comme l’affirme le Crédit Agricole, une des principales banques françaises (elle possède une banque en Grèce, « Emporiki[3] », gavée de titres grecs), l’IIF s’est inspiré clairement du Plan Brady appliqué au cours des années 1980-1990 pour gérer la crise de la dette de 18 pays émergents (voir plus loin). Les chefs d’État, la CE et les banquiers, relayés par les médias, annoncent que cela permettra de réduire la dette de 21%, ce qui est tout bonnement faux. En réalité, au mieux, la réduction pour la Grèce s’élèverait à 13,5 milliards d’euros, càd 4% du stock actuel qui atteint 350 milliards d’euros (et qui continuera de croître dans les années qui viennent). Le chiffre de 21% correspond à la décote que les banquiers acceptent d’appliquer à la valeur des titres grecs qu’ils détiennent. C’est une opération qu’ils réalisent dans leurs livres de compte, c’est très important de le préciser. En effet, cela ne diminue en rien jusqu’ici la facture pour l’Etat grec. D’ailleurs, les banquiers sont tellement heureux que leur proposition ait été acceptée par les chefs d’Etat et la BCE que plusieurs d’entre eux ont annoncé dès la fin du mois de juillet et au début août 2011 qu’ils provisionnaient sur les titres grecs venant à échéance en 2020 des pertes égales à 21%. Par exemple, BNP Paribas a provisionné 534 millions d’euros de pertes, Dexia 377 millions[4]. En faisant cela, ces banques qui jouent un rôle de leader dans l’IIF veulent peser sur les parlements des pays de l’UE afin qu’ils ratifient les accords pris avec les chefs d’Etat et la BCE. De plus, en mettant ces sommes en provisions pour perte, c’est autant qu’elles pourront déduire de leurs bénéfices afin de réduire les impôts. Jusqu’ici, il y a un trublion parmi les grands banquiers : la Royal Bank of Scotland (RBS) s’est retirée de l’IIF et a annoncé qu’elle appliquerait une décote de 50% au lieu de 21% en provisionnant une perte de 733 millions de livres sterling. C’est bien la preuve que la décote de 21% est tout à fait insuffisante. Par ailleurs, selon le Financial Times et le quotidien financier belge L'Écho[5], le Bureau des normes comptables internationales (International Accounting Standards Board, IASB) a fait parvenir une lettre à l'ESMA (Autorité européenne des marchés et valeurs mobilières, European Securities and Markets Authority) qui régule les marchés financiers européens, dans laquelle il met en cause les banques européennes qui appliquent une décote de 21% sur leurs titres grecs quand la valeur de marché (market to market) est de moins de 50%. 
 
CADTM : A propos de l’accord du 21 juillet 2011, on a dit également qu’en ce qui concerne la Grèce, l’Irlande et le Portugal, la durée des prêts de la troïka allait être allongée et que les taux d’intérêt seraient réduits. Qu’en est-il ?
 
Eric Toussaint : Les autorités européennes ont effectivement annoncé leur intention de réduire de 2 ou 3 points les taux d’intérêt qu’elles exigent de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal[6]. En proclamant qu’elles ramenaient le taux d’intérêt à environ 3,5% pour des crédits à 15 voire 30 ans, elles reconnaissent que les taux qu’elles exigeaient jusqu’ici sont prohibitifs. Elles le font tant est patent le désastre dans lequel elles ont contribué à plonger ces pays et tant le risque de contagion à d’autres pays est fort. Les mesures annoncées par les autorités européennes le 21 juillet 2011 constituent un aveu clair et net de l’« enrichissement sans cause » dont elles sont responsables et du caractère dolosif de leur politique.
 
CADTM :Qu’est-ce qu’un enrichissement sans cause ?
 
Eric Toussaint : L’enrichissement sans cause désigne un enrichissement abusif, un gain obtenu par des moyens illégitimes. Cela correspond à un principe général du droit international selon l'article 38 du statut de la Cour internationale de justice[7]. Des États comme l’Allemagne, la France et l’Autriche empruntent à du 2% sur les marchés et prêtent à la Grèce à du 5% ou 5,5%, à l’Irlande à 6%. De même, le FMI emprunte à ses membres à bas taux d’intérêt et prête à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal à des taux nettement supérieurs.
 
CADTM : Qu’est-ce que le caractère dolosif de la politique de la troïka ?
 
Eric Toussaint : Le dol[8] est une autre notion importante du droit international. Il désigne un comportement condamnable qui consiste à porter préjudice à autrui de manière intentionnelle. Si un État a été amené à conclure un emprunt par la conduite frauduleuse d’un autre État ou d'une organisation internationale ayant participé à la négociation, il peut invoquer le dol comme viciant son consentement à être lié par ledit contrat. Or la troïka profite de la détresse de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal, pour imposer des mesures qui portent atteinte aux droits économiques et sociaux des citoyens de ces pays, qui remettent en cause des conventions collectives, qui constituent une violation de la souveraineté du pays et, dans certain cas, de son ordre constitutionnel. Au début du mois d’août 2011, on a eu la preuve, grâce à certains organes de presse italiens, que la BCE profitait des attaques spéculatives contre ce pays pour exiger de ses autorités qu’elles appliquent le même type de mesures antisociales que la Grèce, l’Irlande et le Portugal. Sans l’engagement des autorités italiennes à réaliser ces mesures, la BCE menaçait de ne pas venir en aide à l’Italie.
 
Ce que font les membres de la troïka peut être comparé à l’action odieuse d’une personne qui sous prétexte de porter assistance à une personne en danger en profiterait pour aggraver le drame vécu par la personne et en tirer profit. On pourrait aussi considérer qu’il s’agit d’une action délictueuse planifiée en groupe : le FMI, la BCE, la Commission européenne et les gouvernements qui les y poussent. Le fait de s’associer pour planifier et perpétrer un acte condamnable aggrave la responsabilité des agresseurs.
 
Ce n’est pas tout : les politiques économiques exigées par la troïka ne permettront pas aux pays concernés d’améliorer réellement leur situation. Pendant trois décennies, ce type de politique néfaste a été appliqué, à la demande des grandes entreprises privées, du FMI et des gouvernements des pays les plus industrialisés, dans les pays endettés du Sud ainsi qu’à une série de pays de l’ex-bloc soviétique. Les pays qui ont appliqué cette politique de la manière la plus disciplinée sont passés par des périodes désastreuses. Ceux qui ont refusé les diktats des organismes internationaux et leur doxa néolibérale s’en sont beaucoup mieux sortis. Il faut rappeler cela car il s’agit d’affirmer haut et clair que le résultat des politiques exigées par la troïka et les zinzins est connu d’avance. Aujourd’hui ou dans le futur, ils n’ont et n’auront aucunement le droit d’affirmer qu’ils ne savaient pas quels résultats provoquent leurs politiques. Dès aujourd’hui, les résultats en Grèce sont clairs et nets.
 
CADTM : Depuis plus d’un an, le CADTM a mis en garde contre une opération de réduction de dette conduite par les créanciers, en l’occurrence la troïka, les banquiers et les autres zinzins. Etait-ce justifié ?
 
Eric Toussaint : Oui, tout à fait. L’opération actuelle est entièrement conduite par les créanciers et répond à leurs intérêts. Comme indiqué plus haut, le plan actuel est une version européenne du plan Brady[9]. Rappelons le contexte dans lequel celui-ci a été mis en place à la fin des années 1980.
 
Au début de la crise qui a éclaté en 1982, le FMI et les gouvernements des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et d’autres puissances sont venus à la rescousse des banquiers privés du Nord qui avaient pris des risques énormes en prêtant à tour de bras aux pays du Sud, surtout d’Amérique latine (un peu comme dans le secteur des subprime et à l’égard de pays comme la Grèce, les pays d’Europe de l’Est, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne). Lorsque les pays en développement, à commencer par le Mexique, se sont trouvés au bord de la cessation de paiement, le FMI et les pays membres du Club de Paris leur ont prêté des capitaux à condition qu’ils poursuivent les remboursements à l’égard des banquiers privés du Nord et qu’ils appliquent des plans d’austérité (les fameux plans d’ajustement structurel). Ensuite, comme l’endettement du Sud se poursuivait par l’effet boule de neige, ils ont mis en place le Plan Brady (du nom du secrétaire d’Etat au Trésor états-unien de l’époque) qui a impliqué une restructuration de la dette des principaux pays endettés avec échange de titres. Les pays participants étaient l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Costa Rica, la Côte d’Ivoire, la République dominicaine, l’Equateur, la Jordanie, le Mexique, le Nigeria, le Panama, le Pérou, les Philippines, la Pologne, la Russie, l’Uruguay, le Venezuela et le Vietnam.A l’époque, Nicholas Brady avait annoncé que le volume de la dette serait réduit de 30% (en réalité, la réduction quand elle a existé a été beaucoup plus faible ; dans plusieurs cas, et non des moindres, la dette a même augmenté, voir ci-dessous) et les nouveaux titres (les titres Brady) ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6%, ce qui était très favorable aux banquiers. Cela assurait aussi la poursuite des politiques d’austérité sous le contrôle du FMI et de la Banque mondiale. Aujourd’hui, sous d’autres latitudes, la même logique provoque les mêmes désastres.
 
Il est très intéressant de prendre en compte le jugement émis a posteriori par deux économistes néolibéraux nord-américains bien connus : Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, et Carmen Reinhart, professeur d’université et conseillère du FMI et de la Banque mondiale. Voici ce qu’ils écrivaient en 2009 à propos du Plan Brady. Ils commencent par affirmer : « Parmi les grands épisodes de désendettement, on remarque l’absence des célèbres accords de restructuration Brady conclus dans les années 1990. »
 
Ensuite, ils étayent leur constat négatif sur les éléments suivants : « En fait, pour l’Argentine et le Pérou, le ratio dette/PNB était plus élevé trois ans après l’accord Brady que dans l’année précédant la restructuration !
 
En 2000, sept des dix-sept pays qui avaient entrepris une restructuration de type Brady (Argentine, Brésil, Equateur, Pérou, Philippines, Pologne et Uruguay) présentaient un ratio dette extérieure/PNB plus élevé que trois ans après la restructuration ; fin 2000, le ratio restait plus élevé qu’avant l’accord Brady pour quatre d’entre eux (Argentine, Brésil, Equateur et Pérou).
 
En 2003, quatre bénéficiaires du plan Brady (Argentine, Côte d’Ivoire, Equateur et Uruguay) avaient à nouveau fait défaut ou restructuré leur dette extérieure.
 
En 2008, moins de vingt ans après le plan, l’Equateur avait fait défaut deux fois.
 
Quelques autres membres du groupe Brady pourraient suivre. [10]»
La version européenne respecte dans les détails le Plan Brady. Dans le cadre de ce plan, les Etats qui y ont participé ont dû acheter des titres du Trésor des Etats-Unis à coupon zéro[11] afin de constituer une garantie en cas de non paiement. Le plan européen concocté par les banques, la Commission européenne et la BCE (avec le soutien de la directrice générale du FMI) prévoit quatre options. Pour les trois premières options, la Grèce acquiert, via le Fonds européen de stabilité financière (FESF), des euro-obligations à coupon zéro servant de garantie totale de remboursement du principal des titres émis à trente ans[12].
 
CADTM : En résumé, quel est ton jugement sur ce plan ?
 
Eric Toussaint : Ce plan ne permettra pas à la Grèce de s’en sortir valablement pour deux raisons fondamentales : 1. la réduction de dette est totalement insuffisante ; 2. les politiques économiques et sociales appliquées par la Grèce pour répondre aux exigences de la troïka fragiliseront encore un peu plus ce pays. Cela permet de caractériser d’odieux, les nouveaux financements qui seront accordés à la Grèce dans le cadre de ce plan ainsi que les anciennes dettes ainsi restructurées[13].
 
CADTM : On a dit que la BCE s’était opposée à une forte décote de la dette grecque…
 
Eric Toussaint : C’est vrai. La BCE est prise au piège de sa propre politique : comme elle a racheté énormément de titres grecs sur le marché secondaire et qu’elle accepte en plus que les banques (grecques notamment) déposent des titres grecs comme garantie des prêts qu’elle leur octroie, l’actif de son bilan est constitué d’une énorme quantité de titres grecs (auxquels s’ajoutent des titres irlandais, portugais, italiens et espagnols). Si une décote de 50 ou de 60% était appliquée aux titres grecs, cela déséquilibrerait son bilan. Ceci dit, c’est parfaitement faisable car il s’agit d’un jeu d’écriture.
 
Cette opposition de la BCE à accepter une forte décote rencontre une fois de plus les intérêts des banquiers privés qui ne veulent pas non plus accepter une forte dévalorisation de leurs actifs. La BCE a poussé à fond les chefs d’État européens et la Commission européenne à renforcer le Fonds européen de stabilité financière afin que ce soit lui qui rachète dorénavant des titres à haut risque. Elle veut se débarrasser au plus vite de cette corvée.
 
Fin de la quatrième partie
 


[1] Voir la première partie « La Grèce au cœur des tourmentes » http://www.cadtm.org/La-Grece-au-coeur-des-tourmentes , la deuxième partie « La grande braderie des titres grecs » http://www.cadtm.org/La-grande-braderie-des-titres et la troisième partie « La BCE, fidèle serviteur des intérêts privés », http://www.cadtm.org/La-BCE-fidele-serviteur-des
[2]    Ils sont résumés par le Financial Times du 26 juillet 2011, p. 23, ainsi que par le Crédit agricole dans son bulletin Perspectives Hebdo du 18 au 22 juillet 2011.
[4]    Financial Times, 6-7 août 2011.
[5]    L'Écho, 31 août 2011. Voir également TF1 « La BNP a-t-elle sous-estimé son risque grec? » http://lci.tf1.fr/economie/entreprise/la-bnp-a-t-elle-sous-estime-son-risque-grec-6663932.html
[6]    Voir le texte de la déclaration officielle du Conseil de l’Union européenne : http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/fr/ec/123985.pdf
[7]    Il est également prévu dans plusieurs codes civils nationaux comme dans le code civil espagnol (aux articles 1895 et suivants) et français (aux articles 1376 et suivants).
[8]    Article 49 de la Convention de Vienne de 1969 et du Traité de Vienne de 1986.
[9]    Voir Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 15.
[10] Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière,Pearson, 2010, p. 104-105. Edition originale en 2009 par Princeton University Press.
[11] Il s’agit de titres qui ne donnent pas droit à détachement de coupon, d'où le terme. L'acquéreur l’acquiert à un prix inférieur à sa valeur faciale, laquelle est payée à l'échéance du contrat. Le zéro-coupon est généralement indexé sur l'inflation.
[12] Voir Crédit Agricole, Perspectives Hebdo du 18 au 22 juillet 2011, p. 3.
[13] Sur le caractère odieux et donc nul des dettes réclamées par la troïka à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal (on peut y ajouter les dettes réclamées par le FMI à la Roumanie, la Lettonie, la Bulgarie et la Hongrie, tous membres de l’Union européenne), voir Renaud Vivien et Eric Toussaint, « Grèce, Irlande et Portugal : Pourquoi les accords conclus avec la Troïka sont odieux ? » http://www.cadtm.org/Grece-Irlande-et-Portugal-pourquoi
https://www.alainet.org/fr/articulo/152730
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