Nouveaux médias : Le pari d’un journalisme lucide et responsable

02/05/2012
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En 2009, je participais à un séminaire à Austin au centre Knight de l’Université du Texas, où il était question de l’impact des technologies numériques sur le journalisme et la démocratie en Amérique Latine et la Caraïbe [1].
 
C’était l’occasion d’effleurer le caractère profondément révolutionnaire de cette période que nous vivons en matière d’information et de connaissance. La combinaison de l’informatique et des télécommunications nous a donné l’Internet, qui a transformé beaucoup de choses.
 
Nous sommes passés de l’ère industrielle à l’ère numérique. Peu à peu, les médias de masses ont perdu le contrôle absolu de l’information. Ils le partagent désormais avec des individus connectés en réseau.
 
Schématiquement, on pourrait dire que le modèle de communication de masses vertical et unidirectionnel est progressivement remplacé par un modèle horizontal et multidirectionnel centré plutôt sur l’individu. Nous pouvons être chacun producteur et consommateur de contenus, émetteurs et récepteurs.
 
Des théoriciens et militants en faveur de la démocratisation de la communication ont longtemps promu un modèle pareil. Ils ont inventé des formules, développé des pratiques pour tenter de casser le modèle ancien. Ils ont inlassablement mis en place des systèmes d’éducation aux médias et ont fait fleurir la critique des médias. Il faut de nouveaux médias, scandaient-ils. Mettez en place vos propres médias disaient-ils aux gens. Devenez les médias !
 
C’était déjà dans les années 40 en Amérique Latine. Les radios communautaires. En Europe, plus tard, les radios libres… Sans compter une multitude de revues associatives ou militantes, des séries d’affiches, des séries de vidéos, de cassettes audio, des diapos, des portfolios, etc. Une créativité débordante pour proposer des contenus différents et permettre aux gens de s’exprimer de manière autonome.
 
Aujourd’hui, c’est l’explosion de médias. Le facteur principal est certainement la révolution technologique. Je revois le professeur Rosental [2] qui soulignait à Austin le changement radical favorisé par l’ordinateur. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, disait-il, nous avons un outil unique pour produire et recevoir des contenus.
 
Avant, les deux fonctions étaient séparées dans des appareils différents. Equipements de production, récepteurs. Aujourd’hui, ordinateurs, mini-ordinateurs et tous les appareils fonctionnant sur le même modèle permettent d’être à la fois producteur et récepteur.
 
Ce que nous devons savoir aujourd’hui en tant que journalistes, c’est que, de plus en plus, suivant la situation socio-économique dans telle société, les individus ne dépendent plus uniquement de nous pour savoir ce qui se passe ou pour s’exprimer dans l’espace public. Ils décident de ce qu’ils veulent voir, écouter, lire et dire à n’importe quel moment et n’importe où.
 
Maintenant, la question des médias, ce n’est plus uniquement l’affaire d’entreprises médiatiques et de journalistes et producteurs de contenus. C’est potentiellement l’affaire de tout un chacun.
 
Nouvelles technologies et journalisme : métiers en mutation et réinvention permanente
 
Ce bouleversement a produit des mutations au niveau des métiers du journalisme. Nous y sommes confrontés tous les jours à toutes les étapes de notre travail : cueillette, traitement, production, diffusion et archivage de contenus.
 
Nous sommes désormais dans le multimédia. Les changements intervenus dans les techniques et les équipements se sont répercutés sur la mise en œuvre de l’information, donc le processus de traitement. Des fonctions changent, disparaissent au profit de l’émergence d’autres fonctions.
 
D’ailleurs, aujourd’hui, la tendance c’est de savoir tout faire en tant que journaliste, au moment où le format numérique unifie tous les intrants de notre travail, c’est-à-dire à la base le texte, l’audio, la photo et la vidéo.
 
Nous sommes amenés à apprendre quotidiennement à renouveler nos manières de faire. Même si les fondamentaux demeurent, dans la forme, nous sommes amenés à écrire différemment, faire la radio différemment, faire la télévision différemment. Il faut trouver des formats qui retiennent l’attention. Nous revoyons nos démarches d’écriture sur le web et devons tenir compte de l’hypertexte, car il faut que l’internaute clique. L’élément audio ou vidéo que nous produisons sera peut-être posté sur Internet et référencé à l’intérieur d’un texte.
 
Nous sommes en effet aujourd’hui dans le webdocumentaire, qui constitue une espèce de puzzle vidéo ou l’histoire construite en pièces détachées est ordonnée suivant la volonté de celui ou celle qui regarde. Voici le portfolio sonore, un produit audio agrémenté de photos…
 
Mais les changements vont beaucoup plus loin, car, dans le fond, la relation du public, des individus aux médias change. Ils ne voient plus dans les médias la référence unique de l’information, de la distraction ou de l’identification sociale.
 
C’est pour cela que des millions de blogs existent. Il en est de même des chaines Youtube, des comptes Twitter, Facebook, MySpace et j’en passe.
 
Pour considérer le cas haïtien, je suis émerveillé de voir la quantité de listes électroniques qui existent et qui sont distribuées à tant de personnes. Tant de listes aussi à travers Facebook, et la bulle de réactions que cela produit en un temps record.
 
Nous sommes surpris par le nombre d’interventions que suscitent des posts sur des blogs qui sont devenus des références, sur des pages ou des comptes individuels Facebook, le nombre de suiveurs que peut avoir un compte Twitter.
 
La relation des gens aux médias change. Ils ne se contentent plus de consommer les contenus. Au moins, ils deviennent des consommateurs actifs. Ils commentent, ils tentent de compléter, ils recommandent, ils envoient à leurs amis, ils repostent, ils twittent, retwittent et participent ainsi à la diffusion de l’information.
 
D’un autre coté, je ne sais pas combien de fois par jours je vais dans ces espaces sociaux pour promouvoir mon travail et savoir comment mes articles sont « consommés ». Et souvent, ils reçoivent plus de commentaires lorsqu’ils sont proposés par un fan que par moi-même.
 
Je vous assure que cela fait quelque chose lorsqu’on constate que son article ou une photo, un audio ou une vidéo a été twitté par un compte ayant 5.000, 10.000, 15.000, 25.000 suiveurs.
 
Je ne suis certainement pas le seul. Selon une enquête de l’Université George Washington, 64 % des journalistes américains utilisent des blogs et 60% les réseaux sociaux pour diffuser leur travail. [3]
 
Profusion de sources, accès à l’information et responsabilité du journaliste
 
Dans les réseaux sociaux, se sont positionnés de nombreux acteurs de la société, est référencé un nombre important de ressources qui servent de sources d’information.
 
Selon la même enquête de l’Université George Washington, aux États-Unis, 89% des journalistes américains consultent les blogs et 65 % se rendent sur Facebook pour trouver des sources, des données et des sujets.
 
En dépit du fait que 85 % des journalistes estiment que ces canaux d’information ont moins de crédibilité que les médias traditionnels, 52 % utilisent les systèmes de microblogging - particulièrement Twitter – dans la préparation de leurs travaux et 42 % vont sur les forums de discussion en ligne.
 
Des journalistes commencent leurs journées par une recherche en ligne et savent que s’ils peuvent utiliser correctement cet outil, c’est-à-dire bien l’interroger, ils trouveront des réponses pertinentes. D’autres vont dans les réseaux sociaux pour avoir une idée de la tendance par rapport à tel sujet.
 
On ne peut négliger ces espaces qui constituent de nouveaux territoires de nos sociétés.
 
Personnellement, j’ai vécu le terrible séisme du 12 janvier 2010 en Haïti dans la rue. Lorsque la terre a tremblé, je n’avais plus de radio dans ma voiture. J’ai essayé de téléphoner à ma station, c’était impossible. Mais sur les lignes qui fonctionnaient encore, le blogueur haïtien Carel Pèdre [4] a lancé un twitt qui a fait le tour du monde et qui a été retwitté des milliers de fois. Ainsi le monde apprenait le tremblement de terre en Haïti et les médias commençaient à se mobiliser.
 
Des histoires de ce genre ne se comptent plus. Combien de révélations partiront d’un média individuel ? Combien de fois l’illustration d’une nouvelle se fera à partir d’une photo prise ou d’une vidéo filmée par un téléphone portable ?
 
Mais en même temps, on ne peut écarter les tendances à toutes sortes de dérives. Dans son site consacré au thème « nouvelles technologies et journalisme », l’UNESCO fait remarquer que « ce n’est plus le journaliste qui est le premier sur le terrain… Le journaliste n’est plus confronté aux faits eux-mêmes mais à leur récit pris sur des sources parfois non fiables » [5].
 
« Du coup, selon l’organisme, la déontologique est souvent bafouée ».
 
« La rapidité de circulation de l’information, les séductions du direct et des potentialités de diffusion, la concurrence sauvage qui règne entre les médias, la tentation du scoop, la confusion de plus en plus généralisée entre ‘information’ et ‘communication’, ne vont-ils pas faire glisser le journaliste vers les pentes dangereuses de la paresse et du ’copier-coller’ » [6], s’interroge l’UNESCO.
 
Cette question nous interpelle tous au moment où l’instantanéité tend à devenir la norme absolue dans l’information. La perte de la compréhension du contexte et l’évanouissement de la mémoire sont certainement les pires choses qui puissent nous arriver.
 
Nous l’avons expérimenté en Haïti, lorsqu’au retour à Port-au-Prince de l’ancien dictateur Jean-Claude Duvalier, au début de l’année, des journalistes n’ont pas su cerner la dimension de ce personnage lugubre et aider à prendre le poids historique de ce régime dans le devenir de notre pays.
 
Pour nous, cela fait éminemment partie de la responsabilité du journaliste. La relation des faits et opinions ne peut se faire sans regard critique.
 
Je crois et je répète toujours que l’attitude critique est essentielle autant pour l’épanouissement de notre métier (dans la quête de vérité), que pour celui de la démocratie.
 
L’auto-interrogation sur les événements et sur les opinions est nécessaire pour parvenir à l’interrogation des acteurs de la société.
 
Nous pouvons accomplir notre mission d’informer avec intelligence, souci d’équité, honnêteté et respect de la vérité.
 
Sachons utiliser aussi bien les sources institutionnelles que d’autres sources crédibles non généralement prises en compte par un journalisme toujours institutionnel. Cultivons l’autonomie et le sens de l’intérêt général. Voyons la société en tant que mosaïque, avec ses multiples composantes et ses divers besoins.
 
Quelle finalité du processus d’information véritable, s’il ne contribue pas au développement économique, au progrès social et à l’épanouissement démocratique ?
 
[1] 7th Austin Forum on Journalism in the Americas : The Impact of Digital Technologies on Journalism and Democracy in Latin America and the Caribbean September 10-12, 2009, Knight Center, University of Texas http://knightcenter.utexas.edu/prog...
 [2] Rosental Calmon Alves, journaliste, professeur, fondateur du Knight Center de l’Université du Texas : « The vertical and unidirectional communication model (we talk, you listen), a legacy of the old “media-centric” world, is being replaced by a horizontal and multidirectional model, in which people are just as much producers as they are consumers of content, as much broadcasters as receivers. It is the rupture of the mass communication paradigm that dominated the industrial era ».
Voir compte-rendu du séminaire :
http://knightcenter.utexas.edu/ccou... (version anglaise)
http://knightcenter.utexas.edu/ccou... (Version espagnole)
 [3] Enquête conduite en 2009 par la compagnie Cision et le Programme de Master en Strategie de Relations Publiques de l’Université George Washington. 9100 éditeurs et journalistes ont répondu au questionnaire. Voir : http://us.cision.com/news_room/pres...
 [4] Idenatifiant Twitter : @carelpedre
 [6] Idem
 
Intervention à la première édition des Journées de la Presse Régionale (JPR) qui s’est tenue les 11 et 12 novembre à Fort-de-France, Martinique
 
Source: AlterPresse
 
https://www.alainet.org/fr/articulo/157677?language=en
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