Quand Washington observe Pékin en Amérique latine
04/01/2013
- Opinión
«Zou chuqu » est une expression officielle utilisée par le gouvernement chinois. Elle décrit l’invitation faite aux entreprises du pays – notamment celles portées vers les marchés internationaux auxquelles il est directement associé – pour qu’elles se déploient et investissent activement en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine.
Ce slogan pourrait se traduire par « aller au dehors » ou « sortir au loin ». Il revêt des dimensions géoéconomiques, géopolitiques et géoculturelles intégralement analysées et mises en perspective dans une récente livraison de la publication universitaire britannique The China Quarterly Special Issues [1]. Dans ce numéro consacré aux liens qu’entretiennent la Chine et l’Amérique latine au 21ème siècle, les auteurs (universitaires latino-américains, européens, états-uniens, australiens et chinois) exposent notamment dans quel cadre politique s’inscrivent les relations sino-latino-américaines du point de vue des autorités de la seconde puissance mondiale.
Pour ces dernières, la Chine et les pays d’Amérique latine partagent le même statut dans le système-monde. Ils « ont un niveau de développement similaire et sont confrontés à la tâche commune de devoir achever ce développement » [2]. Selon les auteurs, cette vision doit être comprise comme le fondement des relations que la Chine souhaite développer avec ses partenaires latino-américains.
Tout comme l’Afrique et le monde arabe, l’Amérique latine constitue, pour le gouvernement chinois, une région dans laquelle doivent s’appliquer les « Cinq principes » de l’informel « Consensus de Pékin ». Ceux-ci furent élaborés en 1964 par le premier ministre Zhou Enlai lors de sa visite en Asie et en Afrique, tandis que la Chine faisait face à la domination des Etats-Unis et de l’Union soviétique dans l’ordre international. Ils forment le corps de doctrine du pays en matière de relations internationales : respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté absolue des Etats, non-agression, non ingérence dans les affaires intérieures, égalité et recherche d’avantages mutuels, coexistence pacifique [3].
Trois documents, élaborés entre 2004 et 2008 par le ministère des affaires étrangères chinois, les adaptent au cas latino-américain [4]. Partant de l’analyse que l’Empire du milieu partage avec l’Amérique latine un « niveau de développement similaire » – ce qui n’est pas, toujours du point de vue des autorités chinoises, le cas avec l’Afrique – Pékin indique que « la Chine, l’Amérique latine et la Caraïbe ont une demande commune d’échanges dans le domaine technologique, des investissements, des ressources et des matières premières. Elles peuvent se compléter les unes les autres dans l’optique de construire une relation mutuellement bénéfique et obtenir des résultats gagnants-gagnants ».
« Mutuellement bénéfique », « gagnants-gagnants » ? Si la Chine, seule, absorbe effectivement près de la moitié des exportations latino-américaines en Asie, qu’elle est devenue un marché déterminant pour beaucoup de pays de la région et que l’Amérique latine représente, pour sa part, un de ses principaux fournisseurs en matières premières et minières, ainsi que la principale zone vers laquelle elle dirige actuellement ses investissements directs à l’étranger (IDE) dans le monde, la nature de cette relation Chine-Amérique latine reste vivement discutée [5].
Quoi qu’il en soit, la décennie des années 2000 fut bien celle du « Zou chuqu ». Peu présente dans la région auparavant, et ce malgré l’existence de relations officielles développées avec plusieurs pays latino-américains depuis les années 1960 – Cuba en 1960, Chili en 1970, Pérou en 1971, Brésil en 1974 -, la Chine est désormais sur le point de détrôner l’Europe en tant que second partenaire commercial de l’Amérique latine, après les Etats-Unis.
Ces dernières années, elle a signé des accords de libre-échange avec le Costa Rica, le Chili et le Pérou. Elle a également négocié un accord de partenariat stratégique avec le Brésil et proposé un accord de libre-échange au bloc du Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Venezuela) [6]. A ceci s’ajoute le développement de relations économiques bilatérales renforcées et/ou privilégiées avec d’autres pays (Argentine, Cuba, Equateur, Mexique, Venezuela).
Le secteur de l’extraction minière est emblématique de l’implantation stratégique – et rapide – des entreprises chinoises en Amérique latine. Il représentait, en 2011, 24 % du total des IDE du pays dans la région. Entre 2007 et 2010, les compagnies chinoises de ce secteur ont répondu à l’invitation des autorités et se sont implantées dans six pays (Argentine, Chili, Equateur, Guyana, Mexique, Pérou) à la tête de quatorze mégaprojets. Parmi les principaux groupes impliqués, on trouvera la China Minmetals, le Zijin Mining Group, la Tongling Nonferrous Metals ou le Nanjinzhao Group.
Le Pérou et l’Equateur captent la plus grande partie de leurs investissements. Le premier accueille six mégaprojets miniers et le second quatre, situés dans la ceinture Corriente Copper du sud-est du pays. Ils viennent compléter une forte présence de la Sinopec et de la China National Petroleum Corporation dans le domaine pétrolier. Les deux pays se hissent aux quatrième et cinquième rangs des destinations internationales qui accueillent les IDE chinois dans le secteur. L’Australie et le Canada forment le premier groupe de pays vers lequel les investissements miniers de Pékin affluent. Un second groupe, incluant les pays voisins de la Chine, devance celui constitué par les pays africains et latino-américains.
Cette montée en puissance de la Chine et de ses champions économiques en Amérique latine est encouragée par la plupart des pays de la région. Et ce, notamment par les gouvernements progressistes qui y voient, à tort ou à raison, la promesse à long terme d’une alternative à l’hégémonie des Etats-Unis.
Qu’en pense Washington ? La Chine constitue-t-elle un « défi hégémonique » pour la première puissance mondiale ? Selon les auteurs, il est certainement trop tôt pour l’affirmer. Il convient de rappeler que, grâce à leurs accords de libre-échange bilatéraux ou sous-régionaux, les Etats-Unis disposent toujours de places fortes sur le sous-continent pour leurs entreprises et leurs investissements. L’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) englobe le Mexique ; l’accord de libre-échange République Dominicaine/Amérique centrale/Etats-Unis (CAFTA-DR), signé en 2004, concerne, outre la République Dominicaine, le Costa Rica, El Salvador, le Guatemala, le Honduras, et le Nicaragua.
Le Trans-Pacific Economic Partnership (TPP), pour sa part, implique le Chili et le Pérou. Par ailleurs, les Etats-Unis ont des accords de libre-échange bilatéraux avec le Chili, la Colombie, le Panama et le Pérou, ainsi que des commissions commerciales bilatérales avec l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay. L’administration états-unienne entretient également des relations commerciales institutionnalisées avec le Mercosur et le Marché commun caribéen (CARICOM).
Selon Gonzalo Sebastian Paz, auteur d’une contribution sur le sujet [7], la question latino-américaine fait l’objet d’un dialogue politique institué depuis 2006 – informel mais régulier- entre les plus hautes autorités de Pékin et de Washington. Pour les Etats-Unis, la préoccupation immédiate serait la relation Chine/Venezuela, tandis que la Chine s’inquièterait, elle, des possibles interférences nord-américaines dans le processus de transition politique à Cuba.
Rien n’indique que dans les prochaines années, l’un des deux acteurs pourra éclipser l’autre en Amérique latine. La Chine y verra son poids économique, financier et géostratégique augmenter. Dans le même temps, les Etats-Unis devront y gérer leur déclin relatif.
A long terme, c’est une coexistence d’un nouveau type qui va se mettre en place dans la région entre les deux principales puissances mondiales. Et ce, alors que cette dernière concentre, à l’heure de la crise systémique du capitalisme, de formidables richesses en eau potable, en réserves d’hydrocarbures, de gaz, de minerais divers, de métaux rares et qu’elle offre la plus grande biodiversité et le plus important potentiel agricole au monde.
1er janvier 2013
Notes
[1] The China Quarterly Special Issues, n°11, « From the Great Wall to the New World. China and Latin America in the 21st Century », sous la direction de Julia C. Strauss et Ariel C. Armony, Cambridge University Press, mai 2012.
(http://www.cambridge.org/fr/knowledge/isbn/World/?site_locale=fr_FR)
(http://www.cambridge.org/fr/knowledge/isbn/World/?site_locale=fr_FR)
[2] « Policy Paper on Latin America and the Caribbean » : document d’orientation du ministère des affaires étrangères chinois (2008) cité dans l’article de Julia C.Strauss « Framing and Claiming : Contemporary Globalization and « Going Out » in China’s Rhetoric towards Latin America », The China Quarterly Special Issues, op.cit.
[3] Ces principes se retrouvent également dans les « Huit principes de l’aide étrangère de la Chine en matière de coopération économique et technique ». Sur ce sujet, lire Meibo Huang et Peiqiang Ren, « L’aide étrangère de la Chine dans l’architecture de l’aide internationale » dans le dossier « L’aide bousculée. Pays émergents et politiques globales », Revue internationale de politique de développement, avril 2012. (http://poldev.revues.org/890).
[4] Ces trois documents s’intitulent « Foreign Minister Li Zhaoxing’s comments on the fruitful results of President Hu Jintao’s trip to Latin America » (24 novembre 2004), “Vice-Minister Zhou Wenzhong talks about Vice-President Zeng Qinghong’s visit to five Latin American and Caribbean countries (5 février 2006), « Policy Paper on Latin America and the Caribbean » ( 5 novembre 2008). Cité dans « Framing and Claiming : Contemporary Globalization and « Going Out » in China’s Rhetoric towards Latin America », The China Quarterly Special Issues, op.cit.
[5] Lire Frédéric Thomas, « De quoi la relation Chine – Amérique latine est-elle le nom ? » (http://www.medelu.org/De-quoi-la-re...).
[6] Suite au coup d’Etat organisé contre le président Fernando Lugo, le Paraguay est suspendu du Marché commun du Sud. La Bolivie a, quant à elle, signé un protocole d’adhésion lors du 44ème Sommet du Mercosur qui s’est tenu à Brasilia les 7 et 8 décembre 2012. L’Equateur est également en négociation pour intégrer l’ensemble.
[7] « China, the United States and Hegemonic Challenge in Latin America : An Overview and Some Lessons from Previous Instances of Hegemonic Challenge in the Region », The China Quarterly Special Issues, op.cit.
Source: Mémoire des luttes
https://www.alainet.org/fr/articulo/163727?language=es
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