Corruption et crise financière aux temps du choléra haïtien (3 de 3)

21/06/2015
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Le président Martelly refuse de se faire une raison. Laissant son pays en plein dans une crise multidimensionnelle due essentiellement à son gaspillage des deniers publics, il part en voyage pour la Belgique avec une forte délégation de trente membres [1] composée de ministres, ambassadeurs et conseillers. Violant l’invitation qui spécifiait que les délégations devaient être composées de neuf (9) membres au plus, le président Martelly a été rappelé à l’ordre dès son arrivée à Bruxelles. Aussi a-t-il fait le rondonmon (regimbé) en refusant d’assister à certaines rencontres. Par exemple, il n’a envoyé aucun représentant à la séance de travail planifiée pour attirer des investisseurs européens dans l’île tandis que la délégation en provenance de la République Dominicaine était complète.

 

Le président Martelly s’est plutôt investi dans les divertissements. Il a pris le micro et chanté lors d’une soirée donnée à l’ambassade d’Haïti à Bruxelles qui a été un fiasco. Il n’y avait aucun diplomate étranger et surtout aucun homme d’affaires. Le président qui chante sur le mauvais ton a tenu à montrer qu’il s’en fout éperdument d’Haïti et du peuple haïtien. Il l’a dit lui-même en chantant la chanson I don’t give a danm (Je m’en fous) au SOB à New York le vendredi soir 12 juin 2015. Le président Martelly s’amuse à s’enfoncer irrémédiablement dans la bêtise. On se rappelle qu’en août 2013, il avait fait un voyage à l’étranger avec 84 courtisans pour la rondelette somme de 5 364 000 $US (5 millions trois cent soixante quatre mille dollars américain).

 

Trois millions huit cent vingt mille (3 820 000) dollars US de perdiem à Martelly

 

Le président Martelly récidive donc, persuadé qu’il peut tout se permettre, se disant en substance qu’il n’y aura aucune réaction, car le peuple est zombifié et n’osera pas prendre les moyens pour le renverser immédiatement du pouvoir. Depuis sa prise du pouvoir le 14 mai 2011, le président Martelly a effectué au moins quarante (40) voyages à l’étranger, totalisant 191 jours au perdiem de vingt mille (20 000) dollars par jour, soit un total de trois millions huit cent vingt mille (3 820 000) dollars américains. Comme l’a dénoncé le sénateur Moïse Jean-Charles en décembre 2011, le président Martelly a quadruplé le montant du perdiem alloué au Président qui était de cinq mille (5 000) dollars US par jour sous le gouvernement Préval [2]. Ce perdiem scandaleux de vingt mille (20 000) dollars par jour avait provoqué la colère de l’archevêque Guire Poulard qui en avait critiqué en janvier 2013 le montant astronomique [3]. Quand on y ajoute les dépenses pour les nombreux courtisans qui l’accompagnent lors de ces voyages inutiles, cela fait une petite fortune que le trésor public a casqué.

 

En choisissant la tactique du pire, Martelly n’en finit pas de chanter et de rêver même quand le songe se dissipe et que la brume se lève sur son aventure. La gourde dégringole et tous les prix des produits de première nécessité (maïs moulu, riz, haricots) augmentent. Le peuple est aux abois et arrive difficilement à se faire une soupe. Manifestant son insouciance avec fanfare, Martelly ne trouve pas mieux que de cracher dans la soupe, avec ce voyage à Bruxelles qui ne sert à rien. Le peuple haïtien attend d’être délivré de ce gouvernement au bilan aussi désastreux. Il bougonne, en proie à un abattement profond et recherche un soulagement.

 

En faisant ce voyage en Europe, le président Martelly l’insulte une fois de plus, tout en exprimant sa propre détresse. Parmi les membres de la délégation qui ont été forcés de l’accompagner, certains ne l’avouent pas en public mais ressentent le camouflet et le disent en privé. La participation à la rencontre de la Communauté des États Latino-américains et des Caraïbes (CELAC) à Bruxelles les 10 et 11 juin 2015 est un alibi qui ne tient pas debout. Le gouvernement Martelly se cantonne à mener une politique sur le plan intérieur contraire à tous les objectifs pour lesquels la CELAC a été créée. La participation à la CELAC est de la poudre aux yeux pour tenter de redorer son blason à un moment où il est totalement discrédité devant le peuple haïtien. Dans tous les cas de figure, la question de la crise provoquée par la baisse des recettes publiques se pose encore comme au temps de la chute des Duvalier et nous allons tenter de l’analyser et de la commenter dans toute sa complexité.

 

L’intervention de l’État pour protéger l’intérêt public

 

La référence obligée pour comprendre la crise est la corruption douanière. Cet éclairage est fondamental, car les dégâts causés par cette corruption se répercutent dans tout l’espace haïtien. En effet, si la corruption douanière conduit à une valse de directeurs de douane, elle a servi d’accélérateur à la crise avec trois conséquences principales. La première est politique . Du fait des investissements personnels réalisés à travers le pays par l’équipe Martelly, cette dernière est en ordre de bataille pour garder le pouvoir le plus longtemps possible afin de jouir du fruit de ses rapines.

 

Dans cet entendement, il n’est donc pas question d’avoir des élections honnêtes débouchant sur un gouvernement démocratique. Qui risquerait à travers des audits indépendants de démontrer les rapines des « bandi legal », de les traduire en justice et de confisquer leurs biens mal acquis. C’est dans cette optique que Michel Martelly a orchestré cette stratégie de multiples candidats à la présidence relevant tous de la mouvance Tèt Kale afin de protéger ses biens mal acquis, quelque soit celui qui gagne. Tout en privilégiant l’alliance avec l’ex-président René Préval et son parti Verite pour propulser le professeur Jacky Lumarque à la présidence, Martelly a d’autres fers au feu, dont Steeve Khawly, Jovenel Moïse, etc.

 

La seconde conséquence est économique . Les banquiers qui assurent le blanchiment de l’argent volé par la bande de bandits de Martelly ont pris ce dernier en otage ainsi que son gouvernement et sont du même coup en mesure de faire la pluie et le beau temps. Tout comme Martelly a corrompu certains juges pour faire libérer Sonson La Familia et d’autres malfrats de sa trempe, ces banquiers sont en mesure d’obtenir des juges à leur solde des décisions judiciaires qui bloquent d’importants investissements dans des secteurs stratégiques. Le dossier sur le projet Lafiteau, où le groupe Unibank est en conflit ouvert avec le groupe Bigio, demande un traitement plus équitable dans l’intérêt national pour un projet de 150 millions de dollars devant créer vingt mille (20 000) emplois [4].

 

On ne saurait laisser un groupe monopoliser toutes les activités portuaires en Haïti. Le projet du Port Lafiteau ne doit pas se terminer en queue de poisson, comme ce fut le cas pour le Projet du Port Saint Louis sous le gouvernement de René Préval. Il n’est pas non plus question que se reproduise le cas de l’achat de la Hasco sous François Duvalier. On se souvient de la guéguerre qui éclata en 1973 entre le groupe Brandt appuyé par Henri Siclait et Marie-Denise Duvalier d’un côté, et le groupe Mevs appuyé par Manman Simone Duvalier de l’autre, autour de l’acquisition de la HASCO, cette entreprise américaine, alors propriété des frères Clark. Nous en avons largement discuté dans L’ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1990), Haiti-Économie politique de la Corruption [5].

 

Cette plaisanterie macabre s’est terminée au profit de Mevs avec la promesse de remettre quinze pour cent (15%) des actions de la compagnie à Manman Simone Duvalier. Le père Mevs traina les pieds pour ne pas honorer cette promesse. Dans un exercice de haute voltige, il mit habilement en avant un groupe d’investisseurs américains qui lui servirent de paravent pour neutraliser les Duvalier. C’est ainsi qu’il a pu se replier sur lui-même, au besoin passer quelques années loin d’Haïti et enfin verser une pitance aux Duvalier pour avoir la paix. Les Duvalier sont ainsi éclipsés. Le climat est rasséréné, les Duvalier sont en froid avec les Mevs qu’ils voient comme des ingrats. La leçon à tirer de cette affaire est que le développement d’Haïti est impossible quand le pouvoir politique s’immisce dans le secteur privé au prix d’octroi de concessions, d’actions et de participations des dirigeants politiques dans une entreprise privée.

 

On ne pourra jamais galvaniser nos entrepreneurs s’ils doivent payer ce prix élevé. Ils seront toujours déchirés et démoralisés. Cette tradition multiséculaire de corruption et de connivence doit être abandonnée au profit d’une approche plus saine. Dans le cas du nécessaire développement portuaire, la conjoncture appelle l’intervention de l’État pour protéger l’intérêt public. On l’a vu aux Etats-Unis d’Amérique pour l’industrie automobile où le gouvernement Obama est intervenu pour devenir le principal actionnaire de la General Motors ou encore dans celui de Chrysler qui a été obligé de fusionner avec Fiat pour sauver trente mille (30 000) emplois. On retrouve également l’intervention bénéfique de l’État américain dans l’industrie pétrolière avec l’obligation faite par le gouvernement Obama au géant BP de créer un fonds de compensation à hauteur de 20 milliards de dollars pour dédommager les victimes des dégâts de la marée noire dans le golfe du Mexique en 2010.

 

La troisième conséquence est monétaire . Les pressions sur la gourde provoquées par les rapines des « bandi legal » ont augmenté à un tel point que la gourde se déprécie à un rythme sans précédent. En effet, les « bandi legal » raflent l’équivalent des droits de douane sur un minimum de trente sept (37) milliards de gourdes à convertir par an en dollars américains. Ce montant est la différence entre les 50 milliards de gourdes déclarés par les Dominicains comme exportations vers Haïti par la frontière et les 13 milliards de gourdes déclarés dans les statistiques de l’Administration Générale des Douanes (AGD). De plus, un baron de la présidence s’est arrogé le droit de diminuer de moitié les factures de douane des importateurs et de séparer la différence non payée à l’État avec ces derniers. Le manque à gagner pour l’État est réparti judicieusement. On peut ainsi comprendre l’importation des produits de luxe tels que des Audi de soixante quinze (75 000) dollars américains ou encore des Porsche Cayenne Turbo S de cent mille (100 000) dollars américains par les organisateurs de ces magouilles.

 

La diaspora soutient énormément la gourde

 

La loi de l’offre et de la demande joue pleinement son rôle. Le phénomène bien connu de la détérioration du taux de change dans la situation d’incertitude des fins de règne est classique. La dépréciation vertigineuse de la gourde ces six derniers mois reflète non seulement le double déficit (budgétaire et commercial), mais surtout la situation politique catastrophique. Dans sa politique de gabegie consistant à ne pas faire les élections prévues par la Constitution pendant quatre ans, le gouvernement Martelly a encouragé les rapines de ses hommes de main sur le trésor public au point de ne pas pouvoir honorer les 5.7 milliards de gourdes (125 millions de dollars) d’engagements envers les firmes privées. Martelly devait lui-même déclarer en avril 2014 « les caisses de l’Etat sont vides, puisqu’il n’y a pas une gourde. »

 

Le dos au mur, en septembre 2014, le gouvernement Martelly a recouru à une émission d’obligations gouvernementales de cinq ans (des bons) dont 2.8 milliards de gourdes ont été achetés par les banques commerciales avec le subterfuge que ces dernières peuvent les utiliser comme composante des réserves obligatoires à déposer à la Banque de la République d’Haïti (BRH). Ces fameuses obligations d’État risquent de devenir des bons-da comme Haïti en a déjà eu sous le gouvernement de Davilmar Théodore en 1914. C’est la politique du serpent qui se mort la queue. Le gouvernement Martelly se retrouve dans un catch-22, car toute politique monétaire restrictive se répercute négativement sur la croissance. C’est le cas avec la diminution du crédit au secteur privé. En effet, le crédit des banques au secteur privé a diminué de 16.4% en 2013 à 9.4% en 2014.

 

La dépréciation brutale de la gourde n’a rien à voir avec la politique monétaire de la Réserve Fédérale américaine, comme certains voudraient le faire croire afin de ne pas voir la gabegie Martelly qui crève les yeux. L’économie de rente est condamnée à la décadence tout comme la monnaie internationale est condamnée à l’autodestruction (paradoxe de Triffin). Les rapaces affamés veulent avoir des dollars à tout prix et ceci explique la chute de la gourde face au dollar. La taux de change qui était de 39 gourdes pour un dollar en 2011 à la prise du pouvoir de Martelly a atteint 46 gourdes en 2012 puis a chuté pour arriver à 53 gourdes aujourd’hui. Pour avoir des montants qui dépassent vingt mille (20 000) dollars américains, le taux de change est de 55 gourdes pour un dollar.

 

Durant toute la période où le taux de change était fixé à cinq gourdes pour un dollar en vertu de la Convention de 1919 avec les États-Unis, les réserves nettes de liquidité internationale devaient être de 30% de l’émission monétaire pour garantir la stabilité de la gourde [6]. Bien que le système international soit passé au taux de change variable avec la fin des accords de Bretton-Woods depuis 1971, ce niveau de réserves de 30% demeure un indicateur de référence qui garde toute sa pertinence pour mesurer la valeur de la monnaie. Or, ce qu’on constate à partir de l’analyse du bilan consolidé du système bancaire haïtien, c’est la tendance à la baisse du ratio des réserves de change par rapport à l’émission monétaire. Tendance lourde en dépit des manipulations et gesticulations récentes de la BRH dont la politique monétaire se limite malheureusement « à manipuler les taux de réserve obligatoire et les taux de change pour contrôler la création monétaire à travers l’offre et la demande de crédit » [7].

 

La dollarisation des dépôts et des crédits dans l’économie haïtienne ne fait que s’accentuer. La dévaluation systématique de la gourde que nous constatons actuellement est en rapport avec cette tendance de la diminution des réserves nettes de liquidité internationale pendant que la monnaie en circulation augmente. Et cette hémorragie de la gourde serait encore pire sans les transferts massifs de dollars de la diaspora. Aussi est-il important d’affirmer que c’est la diaspora qui soutient la gourde, contrairement à ceux qui disent que les transferts ne bénéficient qu’à un nombre limité de familles et d’individus, et non à Haïti en général. Sans la diaspora, la gourde serait déjà tombée à son plus bas niveau, un repli similaire à celui du zòrey-bourik, comme sous le gouvernement de Sylvain Salnave et des autres gouvernements bannmachwè du 19e siècle. Sans les transferts de la diaspora, le taux de change serait probablement à plus de cent gourdes pour un dollar. La gourde serait ainsi devenue zòrey-mateli.

 

En finir avec la pudeur face à nos propres malheurs

 

En nous inspirant du roman de Gabriel Garcia Marquez, L’amour aux temps du choléra, nous avons voulu mettre les projecteurs sur les formes prises par la corruption en Haïti depuis cette épidémie de choléra commencée en octobre 2010 qui tue tantôt au compte-goutte, tantôt à la pelle. Des individus se dénommant « bandi legal », associés à tous les marchands de cocaïne, ont confisqué l’État pour se livrer à tous les trafics. En commençant par celui des consciences. Le blanchiment de l’argent de la cocaïne a mis en œuvre un nouveau processus de pouvoir à vie dont l’un des effets est cette bataille rangée entre deux puissants groupes bancaires. Comme dit le proverbe, quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui meurt.

 

Les millions de dollars de cocaïne saisis en avril 2015 à bord du bateau panaméen Maranzana en rade de la capitale constituent la pointe d’un iceberg qui avance vers Haïti. La solution rêvée de développer Haïti avec les narco-dollars est vouée à un retentissant échec. C’est de la démence que de croire que « la cocaïne est le dernier bien qui permet l’accumulation primitive du capital [8]. » Il n’est pas trop tard pour le peuple haïtien de se réveiller de sa zombification pour demander des comptes. Il est venu le temps d’en finir avec « la pudeur face à nos propres malheurs » [9] et de rompre avec les comportements qui en font « une de nos vertus les plus habituelles ».

 

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- Leslie Péan é économiste, écrivain

 

[1] « Le Président Martelly part à la tête d’une délégation de 30 membres pour participer au CELAC », Haïti en marche, 9 juin 2015.

 

[2] Kim Yves, « Le sénateur Moïse Jean-Charles dénonce Martelly », Haïti Liberté, Vol. 5, No. 25, Du 4 au 10 Janvier 2012.

 

[3] Robenson Geffrard, « Mgr Guire Poulard demande des comptes », Le Nouvelliste, 11 janvier 2013.

 

[4] Jocelyn Belfort, « La construction d’un village commercial prend forme à Lafiteau », Le Nouvelliste, 8 janvier 2015. Lire aussi Marc-Michel Paillant, « Une mauvaise décision de justice risque de mettre en péril un méga projet à Lafiteau », Reseauliberté, 24 mars 2015.

 

[5] Leslie Péan : Haïti — Economie Politique de la Corruption, Tome 4, L’Ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1990), Paris, Editions Maisonneuve et Larose, 2007, p. 442-445.

 

[6] Leslie Péan, « Gouvernance et développement économique (2 de 5) », AlterPresse, 1er juillet 2014.

 

[7] Cour Supérieure des Comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), Rapport sur la situation financière...), op. cit. p. 202.

 

[8] Roberto Saviano, Extra pure, voyage dans l’économie de la cocaïne, Gallimard, 2014, p. 100.

 

[9] Gabriel García Márquez, L’amour aux temps du choléra, Paris, France Loisirs, 1988, p. 141.

 

Source: AlterPresse, 21 juin 2015

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18376#.VYgx1lJ1yyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/170548?language=en
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