Les tortionnaires au banc des accusés
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Les faits remontent aux années 1976-1979. La scène de ces crimes contre l’humanité : la prison de Coronda, située dans la province argentine de Santa Fe. Le procès qui débute mi-décembre et qui pourrait durer jusqu’au milieu de l’année 2018 permettra d’auditionner pendant une vingtaine d’audiences publiques une centaine de témoins (également plaignants). Les accusés[1] Adolfo Kushidonchi et Juan Ángel Domínguez, dirigeaient cette prison, au moment des faits, en tant que commandants de la gendarmerie, une force de sécurité de nature militaire.
L’aspect particulier et nouveau de ce procès – ouvert plus de 40 ans après les faits qui le motivent – est de compter comme partie accusatrice l’Association civile El Periscopio[2] (Le Périscope) représentant les prisonniers politiques[3] incarcérés à Coronda durant la dernière dictature, explique Luis Larpin, l’un des promoteurs de la cause. « Le début même de ce procès est déjà en soi une victoire de la mémoire collective. Durant longtemps, nous doutions de la concrétisation de ce procès, dont les antécédents remontent à 1984, lorsque que surgirent les premières déclarations de certains ex-détenus, dénonçant le régime de terreur quotidien qu’ils avaient subi », rappelle Larpin. « Ce procès légal se convertit en une sorte de ‘marathon juridique’, avec des moments de frein, de relances momentanées et maintenant l’étape de la poussée finale ».
Durant cette longue course, les obstacles en tous genres n’ont pas manqué : bureaucratiques, pour retarder dans le temps les démarches judiciaires ; légaux, pour tenter de réduire la responsabilité des accusés en utilisant l’argument que ceux-ci exécutaient les ordres donnés dans le cadre d’une chaîne verticale de commandement. Ou des prétextes formels, alléguant le caractère diffus des preuves.
« Notre accusation est claire et directe, elle a un visage humain. Elle est formulée contre les responsables du régime carcéral de torture quotidienne que subirent les prisonniers politiques et qui causa la mort dans cette prison de Coronda des camarades Juan Carlos Voisard, Raúl Manuel San Martín et Luis Alberto Hormaeche », souligne Larpin.
« Redéfinir le concept de torture »
23 heures de réclusion par jour ; aucun type de lecture et d’occupation permis ; l’activité physique ou travailleuse dans les cellules totalement pénalisée ; l’isolement absolu des prisonniers de Coronda par rapport au monde extérieur pendant quasiment un an – de mars 1976 à février 1977 ; des soins médicaux et dentaires déplorables ; le mépris grotesque des gardes comme clé de la relation avec les détenus ; des menaces systématiques de toutes sortes ; les châtiments corporels comme norme ; des fouilles régulières vexatoires ; des règles punitives totalement arbitraires entraînant la perte du droit aux visites ou à la récréation… « Sans oublier le transfert de prisonniers dans des commissariats et des tribunaux pour y être torturés : le cas le plus emblématique fut le transfert et l’exécution postérieure de notre camarade Daniel Gorosito, fusillé à Rosario ».
Le récit d’Alfredo Vivono, actuel président de l’Association civile El Periscopio représente à peine, comme lui-même le souligne, « une brève radiographie illustrant ce régime carcéral inhumain auquel nous n’avons pu survivre que par la résistance collective, l’unité et la solidarité inconditionnelle dont nous fûmes les protagonistes ».
Une partie de ce quotidien répressif et en même temps résistant prit forme en 2003 dans le livre Del otro lado de la mirilla. Olvidos y Memorias de ex Presos Políticos de Coronda[4]. Ces récits, écrits anonymement par une septentaine de ces derniers – mais dans un processus collectif impliquant au moins 150 anciens prisonniers – constituèrent aussi la base ultérieure d’une œuvre théâtrale participative et de témoignage.
Pour assurer la rédaction, la diffusion et l’inscription du livre, fut créée alors l’Association civile El Periscopio, qui impulsa aussi des centaines d’interventions et d’activités publiques et qui est maintenant plaignante collective dans ce qui est déjà dénommé le Jugement de Coronda. « Un changement de rôles pour notre association, qui a passé de la sensibilisation publique à la démarche juridique pour obtenir le châtiment des responsables », souligne Alfredo Vivono.
A un moment, poursuit-il, « comme collectifs d’anciens prisonniers, nous avions une idée quasi-générale et erronée de ce que signifiait la torture. Je me souviens que, lors de présentations publiques de notre livre, nous racontions par exemple que nous restions attachés, aveuglés et dénudés et qu’ensuite nous étions torturés… ». Les avocats qui nous conseillaient nous corrigèrent radicalement : les lois et les traités internationaux considèrent le fait d’être attaché, aveuglé, mis au secret, maltraité, vexé et menacé comme constituant déjà des formes de torture. Et ils nous expliquaient que ces conditions inhumaines ne furent pas seulement constatées dans les centres clandestins illégaux de détention où passèrent des milliers de prisonniers disparus [5]mais aussi dans les prisons « légalisées », dont l’une d’elle est Coronda.
La justice réparatrice, essence démocratique
Coronda fut l’unique établissement carcéral à cette époque dirigé par la gendarmerie et non par le personnel des institutions pénitentiaires, rappelle Augusto Saro, autre ancien prisonnier politique et promoteur active du livre Del otro lado de la mirilla.
« Un élément supplémentaire prouvant que notre prison se transforma, comme partie d’un plan froidement élaboré par les militaires, en laboratoire d’essai pour les méthodes les plus diverses de destruction physique, psychique et morale de la personne ». D’où la valeur essentielle de ce procès en cours. « Arriver à cette instance de jugement quarante ans après le déroulement des faits démontre clairement la décision de la société civile argentine de ne pas cesser à chercher la VERITE ».
Et Saro de placer ce procès dans le contexte politique complexe que vit actuellement l’Argentine. « Nous vivons un moment où le pouvoir politique et les médias de communication hégémoniques tentent de persuader l’opinion publique qu’il serait nécessaire de ne plus regarder en arrière vers le passé, de fermer l’étape horrible de la dictature militaire (1976-1983) ». Une attitude qui se traduit, par exemple, « par des pressions sur quelques magistrats qui continuent à mener, de manière exemplaire, des enquêtes sur des crimes contre l’humanité, une typologie qui n’admet ni pérennité ni impunité ».
Les promoteurs du Jugement de Coronda sont convaincus qu’on « ne peut parler d’Etat de Droit sans indépendances des différents pouvoirs. Mais surtout il est impossible de construire une société réellement démocratique sans parvenir à une juste condamnation de tous les responsables du génocide perpétré par la dictature civico-militaire », souligne Saro.
« Pour ceux qui ne sont plus »
Ceux qui participeront comme témoins dans les prochains mois « sont mus par des idéaux de justice véritable et définitive. C’est-à-dire un exercice curatif, de guérison, non seulement pour nous qui étions prisonniers à Coronda. Mais aussi pour nos familles qui ont supporté de manière égale des vexations systématiques[6]», affirme Guillermo Martini, qui sera l’un des premiers à témoigner dans la seconde semaine de décembre.
« Nous pensons aussi à tous les prisonniers ayant souffert dans tous les centre de détention, légaux ou clandestins, durant cette étape horrible dans la vie institutionnelle de notre pays », souligne-t-il.
Sans oublier particulièrement, « le Gringo Voisard, dirigeant syndical d’un petit village, avec sa casquette penchée et son rire franc ; le Palito Gorosito, avec ses convictions non-négociables et sa grande humilité ; le Negro Hormaeche, avec sa militance syndicale et sa musique ; Raúl San Martín, ouvrier métallurgiste, que les geôliers laissèrent mourir d’une méningite aigue ».
Et ce souvenir, cet hommage, ne peut se limiter à des noms individuels, insiste Martini. « A nos côtés, il y aura nos frères et nos parents qui ne sont plus vivants, et les milliers de camarades, hommes et femmes, qui se sont engagés en faveur d’une patrie libre et juste, inclusive pour tous et qui ont perdu leur vie ou leur liberté dans cette tentative de la concrétiser… Notre engagement pour la mémoire et la vérité avec justice est dédiée à leur mémoire », conclut-il.
- Sergio Ferrari, journaliste, et le photographe José Cettour, auteur des images sont, des anciens prisonniers politiques de la prison de Coronda et membres de l’Association civile El Periscopio.
[1] Le troisième inculpé de ce procès, le commandant de gendarmerie Octavio Zirone, est décédé en 2014.
[2] Le nom de l’association vient de « périscope », instrument d’une utilité vitale pour la résistance à Coronda. Celui-ci consistait en un minuscule morceau de verre, collé sur une masse de pain obscurcie avec de la cendre et encapsulé partiellement dans du plastique vert obtenu d’une capsule du tube de dentifrice. Il était soutenu par une paille de balai. On le sortait par les trous de la partie inférieure de la porte de la cellule pour contrôler les mouvements des geôliers.
[3] 3) On estime que 1.153 prisonniers politiques ont passé à Coronda, de 1974 à 1979, date de sa fermeture comme centre de détention pour des prisonniers pour causes politiques, syndicales et étudiantes.
[4] L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (décédé en 2015) écrivit dans l’épilogue du livre : « Ce témoignage des prisonniers de Coronda est un autre apport au sauvetage de la mémoire collective. Celle-ci respire, cachée sous l’amnésie obligatoire ». Le livre fut présenté, à partir de 2003, dans plus d’une centaine d’activités publiques en Argentine et à l’extérieur : en Suisse, en France, au Canada et au Pérou.
[5] Des organismes de défense des droits humains estiment à 30.000 le nombre des prisonniers-disparus. Selon différentes sources, le nombre des prisonniers politiques reconnus oscille autour de 10.000. Il y eut par ailleurs des dizaines de milliers d’exilés à l’extérieur et à l’intérieur de l’Argentine
[6] Les vexations pratiquées contre les familles furent aussi brutales que celles exercées contre les détenus. Bien qu’à partir de 1977, lors des visites restreintes à 15 minutes tous les 45 jours, il n’y avait aucun contact physique, les épouses et les mères des prisonniers étaient contraintes, à maintes occasions, à se dénuder pour subir des fouilles corporelles incluant le toucher vaginal. Dans des milliers de cas, lors de leur arrivée à Coronda, on informait les prisonniers qu’ils ne pourraient pas voir leur famille, parce qu’ils étaient « punis ».
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